Intervention de Laurent Garcia

Réunion du mardi 22 février 2022 à 17h10
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaLaurent Garcia, ancien cadre infirmier du groupe Orpea :

Monsieur Martin, j'ai travaillé pour trois grands groupes privés et je peux vous dire que ça dysfonctionne partout, mais pas comme chez Orpea. À partir du moment où la pression est mise sur le TO, cela ne peut que dysfonctionner : chez Orpea, il fallait en rendre compte chaque jour ; chez Korian, chaque semaine.

Tous les établissements dysfonctionnent, du fait d'abord du manque de personnel. Depuis vingt ans, nous sommes en souffrance et appelons à l'aide. Et, après deux années de pandémie, imaginez l'état d'épuisement de nos équipes ! Il y a de la maltraitance dans l'EHPAD où je travaille actuellement, parce que le soir, j'ai trois soignantes pour coucher une soixantaine de résidents en une heure, entre dix‑neuf et vingt heures. La maltraitance, elle est là.

Le vrai problème, dans le privé, c'est que ce sont des commerciaux qui font visiter les établissements et les chambres. Ils promettent beaucoup de choses aux familles et ce sont les équipes, les soignants, qui en subissent les conséquences. L'EHPAD Les Bords de Seine est absolument magnifique. Quand un commercial fait visiter une chambre à 300 euros la nuit, il dit à la famille que tous ses souhaits seront exaucés. Le problème, c'est qu'il n'a jamais travaillé dans le soin : il fait des promesses que les équipes ne peuvent pas tenir. C'est l'un des grands problèmes du secteur privé. Ce ne sont que des promesses ; rien n'est transparent, rien n'est affiché. Dans l'établissement public où je travaille désormais, les familles sont au courant que les soignantes ne laveront pas les dents de leur papa ou de leur maman le soir, puisqu'elles ne sont que trois et qu'elles n'ont qu'une heure pour s'occuper de soixante‑cinq résidents. Au moins, les familles sont au courant.

Monsieur Perrut, vous demandez ce que nous avons fait, lorsque nous avons constaté des cas de maltraitance. Lorsque je travaillais à l'EHPAD Les Bords de Seine, j'ai réuni une trentaine de familles et nous avons contacté le Défenseur des droits. Nous avons été reçus et j'ai été auditionné pendant une matinée. Après cela, il y a eu le fameux rapport de 2018, dont on parle beaucoup. C'est très bien, mais ni l'établissement ni le groupe n'y sont cités. Ils sont surpuissants, chez Orpea, rien ne leur fait peur. J'étais désespéré quand, à la fin de mon audition, qui a duré quatre heures, on m'a dit qu'on ne pouvait pas citer le groupe. Le jour où j'ai été viré – parce que j'ai été viré – j'ai dit aux familles que je ne savais pas ce que j'allais faire, mais que je ferais quelque chose. Les années ont passé, les familles me rappellent et me remercient. J'avoue que cela fait plaisir.

Nous avions aussi fait appel à SOLRES 92, un organisme auquel les familles et les soignants peuvent faire appel lorsqu'ils constatent des cas de maltraitance. Avec quelques familles et quelques soignants, nous les avons rencontrés et ils ont fait quelques préconisations. Mais la direction n'y prête aucune attention.

M. Isaac‑Sibille a évoqué les CPOM. Mesdames et messieurs les députés, les CPOM sont la porte ouverte à tout : on donne un budget aux établissements et ils en font ce qu'ils veulent. La loi qui les a introduits a été faite uniquement pour les groupes privés, il faut ouvrir les yeux. Les CPOM sont un dispositif révoltant. Ces groupes ne seront plus hors la loi, ils pourront faire exactement ce qu'ils veulent de cet argent. J'ai honte, parfois.

Je ne sais pas très bien en quoi consistent les contrôles des ARS : depuis quinze ans que je fais ce métier, j'en ai eu un seul. Les contrôles ne sont pas assez nombreux, c'est évident. Par ailleurs, les contrôles des ARS portent sur les soins. Ce sont donc les soignants qui sont pointés du doigt, parce qu'ils n'ont pas mis la croix dans la bonne case ou parce qu'ils ont oublié, le 6 du mois, d'indiquer la température du frigo. Ce que pointent les contrôles des ARS, ce sont des choses de cet ordre : c'est aberrant ! Je l'ai dit, un EHPAD est avant tout un lieu de vie ! Compte tenu des effectifs que nous avons dans nos établissements, très sincèrement, peu importe la température du frigo. Ce que je veux, c'est que les résidents aient le sourire et que les salariés se sentent bien et aient plaisir à venir. J'aimerais bien qu'on vérifie la température du frigo tous les jours, mais avec quel personnel ? Comment fait‑on ? Je n'ai pas de solution.

Madame Victory, vous demandez comment on peut renforcer la transparence. Très sincèrement, je n'ai jamais vu de transparence dans les trois groupes privés où j'ai travaillé. Il n'y a aucune transparence, on ne sait pas ce qui s'y passe. On rame, on court, on essaie de faire au mieux, mais le soir – et j'en parle souvent avec mes équipes –, on n'est pas très fier. C'est difficile, mais on est quand même là, sur le bateau, on essaie de ne pas couler.

Monsieur Christophe, vous m'avez interrogé sur le rôle du médecin coordonnateur. Aux Bords de Seine, son rôle est de recevoir les familles et de faire les ordonnances que les familles désirent. Les visites de préadmission n'existent pas aux Bords de Seine : les résidents rentrent, quel que soit leur état. Les équipes reçoivent les ordonnances au dernier moment mais ce n'est pas très grave, parce que le pharmacien est un copain de l'un des dirigeants du groupe. Le médecin coordonnateur n'a aucun rôle, aucun pouvoir. Il ne peut pas s'opposer à une entrée : c'est comme ça et pas autrement. Alors les médecins coordonnateurs défilent aux Bords de Seine, ils ne restent pas. Il m'est arrivé de travailler avec un médecin coordonnateur formidable, mais il était enchaîné, comme moi. Des médecins de ville intervenaient aussi et mes équipes se retrouvaient avec deux ordonnances différentes. Cela arrivait souvent. Je suis allé plusieurs fois me plaindre auprès de la direction régionale, qui est installée au sixième étage des Bords de Seine. À certains moments, on faisait des entrées à la pelle : les gens allaient payer, ils entraient, point.

Je me souviens d'une princesse iranienne, dont la famille vivait à New York et qui était totalement démente. Elle était logée dans une suite au premier étage, comme la famille l'avait demandé, mais elle était désespérée, totalement perdue. Elle était clairement maltraitée. La famille avait pris deux dames de compagnie qui filmaient les soignantes, quand elles entraient, et qui envoyaient ces images au fils, à New York. Cela me touche beaucoup de vous raconter cela, et c'est seulement un exemple parmi d'autres.

Au premier étage des Bords de Seine, il y avait trente‑trois résidents, dont quelques « VIP ». Le matin, je disposais d'une seule soignante pour aider les résidents à se lever et à prendre leur petit déjeuner entre sept heures et neuf heures trente. Je ne voulais pas faire le travail à sa place, parce que j'avais l'espoir qu'à un moment, ça explose. Donc je l'aidais, mais en cachette. Malgré tout, la plupart de ces résidents ne déjeunaient pas : le plateau repartait sans qu'ils y aient touché. Vous imaginez ce que c'est pour un soignant, ce que c'était pour moi, de me dire que je n'avais rien fait pour que cela change. Une fois, j'ai retrouvé une résidente nue sous la douche : la soignante avait tellement de travail qu'elle l'avait oubliée.

Tout cela s'est déroulé dans un établissement d'un luxe inouï. Quand on arrive aux Bords de Seine, on en prend « plein les yeux » : il y a une piscine intérieure chauffée à 37 degrés, une moquette très épaisse – ce qui ne facilite d'ailleurs pas la circulation des chariots pour les soignantes et les soignants.

J'ai tenu huit mois, j'ai perdu huit kilos, j'ai arrêté de travailler pendant quelque temps, parce que je pensais que j'étais nul, que j'étais incapable. Ce groupe est une machine à broyer les salariés. L'un de vous m'a demandé pourquoi les soignants ne signalent pas ces faits. Quand vous travaillez en tant que vacataire, avec des petits contrats renouvelés pendant des années et que vous signalez quelque chose, vous vous faites virer. J'ai beaucoup parlé avec les soignantes. Orpea est le plus grand groupe privé ; elles se disent que si elles partent, elles vont être « black‑listées » dans tous les établissements et qu'elles ne trouveront plus de travail. D'autres sont tellement épuisées qu'elles ne peuvent plus lutter. Déposer plainte, cela coûte cher ; prendre un avocat, cela coûte cher ; aller au bout d'une procédure judiciaire, cela coûte cher. C'est pour toutes ces raisons qu'elles ne disent rien, qu'elles ne font rien. Mais elles pleurent, je peux vous le dire.

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