Intervention de Camille Colnat

Réunion du mardi 22 février 2022 à 17h10
Commission des affaires sociales

Camille Colnat, ancien directeur d'établissement du groupe Orpea :

Je vais essayer de répondre à l'ensemble de vos questions. Certains points concordent avec ceux du témoignage de M. Garcia.

Un élément est commun aux groupes privés : l'absence de transparence. D'où la difficulté pour vous répondre sur la manière dont les frais de siège sont prélevés sur un budget. Je ne sais pas comment cela est réalisé. Cela peut paraître étonnant qu'un directeur ne puisse pas répondre à cette question, mais je ne suis même pas certain que le budget qui était attribué par Orpea à mon établissement correspondait à celui accordé par les autorités de tarification. Il ne m'appartenait pas de traiter directement avec ces autorités.

C'est peut‑être la première évolution à prévoir : qu'aucun budget ne puisse être défini sans que le directeur de l'établissement ne soit associé à la démarche d'élaboration menée avec les autorités de tarification. Au cours de ma carrière, je n'ai pu constater une telle participation que dans les structures privées associatives, où les directeurs d'établissement ont voix au chapitre en ce qui concerne la répartition du budget. D'ailleurs, dans un certain nombre de structures associatives, le budget du siège est défini de manière claire et transparente avec le conseil départemental.

Quelle est l'origine des différents dysfonctionnements constatés chez Orpea et comment fonctionnent les alertes ? Comme je vous l'ai indiqué dans mon propos liminaire, on nous fait signer un document intitulé Conduite à tenir, dans lequel il est indiqué qu'un directeur d'établissement ne peut effectuer un signalement à l'ARS ou au conseil départemental sans en référer à la hiérarchie, qui rédigera les différents éléments de langage et qui décidera de les transmettre elle‑même à ces autorités – à l'époque, cela relevait de M. Brdenk, le directeur chargé de l'exploitation du groupe.

Un épisode me hante vraiment depuis des mois. Nous avions accueilli dans la résidence un ancien champion de gymnastique français, qui était demeuré sportif tout au long de sa vie. Un jour, l'équipe me dit qu'il a fait une grave chute contre le lit et qu'il a été hospitalisé. Comme je l'ai déjà dit, de nombreux lits n'étaient pas aux normes. Quand je suis arrivé chez Orpea, j'ai bataillé pour qu'ils soient remplacés. Les nouveaux lits qui ont été livrés n'étaient pas de la meilleure qualité. L'un s'est d'ailleurs cassé en deux – j'ai eu de la chance : ce jour‑là, la directrice régionale était présente. Je l'ai signalé à l'entreprise qui loue les lits. Il s'agit de Bastide Le Confort Médical.

Chez Orpea, il n'est pas possible pour un directeur d'établissement de s'opposer à cette entreprise. Mon infirmière coordinatrice me disait : « Dès que cela concerne Bastide, je vous mets en copie de tout. » J'ai très vite compris pourquoi : dès qu'elle faisait une remarque, pourtant fondée, elle se faisait engueuler par les commerciaux de cette entreprise – il n'y a pas d'autre mot. Un jour, la directrice régionale m'a dit : « Pouvez‑vous me préparer un argumentaire par rapport aux écarts que vous avez constatés chez Bastide, parce que je suis convoquée pour m'expliquer auprès d'eux ? » C'était à ne plus savoir qui était prestataire. Je pourrais détailler un très grand nombre d'épisodes avec Bastide.

Pourquoi les contrôles sont‑ils inefficaces ? Tout d'abord, je n'appelle pas cela des contrôles ; ce sont des visites. La nuance est de taille. Prenons l'exemple d'une visite de mon établissement par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) quinze jours après mon arrivée, à la suite d'un contrôle effectué auprès de la direction générale d'Orpea. J'ai été prévenu et j'ai largement eu le temps d'installer tous les affichages qui manquaient. J'ai eu le temps de préparer les quelques dossiers qui seraient présentés, parce que je savais très bien que la personne chargée de l'inspection ne resterait qu'une demi‑journée. Ceux‑ci étaient en apparence conformes, alors que la grande majorité des autres dossiers ne l'étaient pas. Lors d'un contrôle, on vérifie la conformité de l'ensemble des dossiers ; lors d'une visite, on regarde les dossiers qu'on vous présente. S'agit‑il d'un manque de moyens ? Je ne sais pas.

Le décret du 26 novembre 2004 – ce n'est pas nouveau – impose que le contrat de séjour soit remis dans les quinze jours suivant l'admission et qu'il soit signé dans un délai d'un mois par le résident ou par son représentant légal. Comment cela se passait‑il chez Orpea ? Il était obligatoire de faire signer le contrat de séjour par une personne dès le jour de l'arrivée du résident. On sait très bien que pour les personnes âgées, l'arrivée est parfois un moment complexe ; cela l'est d'autant plus chez Orpea, où les admissions se font vite. Les résidents n'ont alors pas encore conscience de l'ensemble de l'environnement au sein de l'établissement. Il est écrit noir sur blanc dans chaque contrat de séjour – les autorités chargées des contrôles l'ont vu lors de leurs visites – qu'il peut être signé par l'accompagnant, ce que la réglementation ne permet pas. Si le résident n'est pas en mesure de signer, il existe en France des procédures d'urgence pour désigner des représentants légaux. On peut s'appuyer sur cette réglementation et vérifier son respect lors des contrôles. Pourtant, dans l'établissement que je dirigeais, plus de 85 % des contrats avaient été signés par des accompagnants, le jour de l'admission.

Comme je ne pouvais pas être d'accord avec cela, j'avais expliqué à mes équipes quelles étaient les règles prévues par le décret. Je leur avais dit qu'il fallait remettre le contrat de séjour à la famille le jour de l'arrivée et lui laisser le temps de le lire chez elle, puis prévoir un rendez‑vous pour expliquer de nouveau le contenu du contrat et répondre aux questions. Lors d'un contrôle, la directrice régionale d'Orpea m'a demandé pourquoi aucun contrat de séjour n'avait été signé ce jour‑là, alors même qu'une admission était intervenue. Plus jamais je n'ai fait d'admission lorsqu'elle était présente. Pour moi, il était primordial que l'on explique au résident et à sa famille ce à quoi ils s'engageaient. Ce sont des documents volumineux, qui ne sont pas toujours simples à comprendre.

À l'occasion de la visite de la DGCCRF, je me suis rendu compte que de nombreux remboursements n'étaient pas effectués. Depuis la loi du 17 mars 2014 relative à la consommation, dite « loi Hamon », trente jours après le départ d'un résident il faut procéder au remboursement des sommes avancées. Cela concerne la caution mais aussi les sommes qui correspondent à des prestations non effectuées – chaque famille devant payer d'avance avant le début du mois. Si Orpea savait aller chercher l'argent – les lettres partant du siège pleuvaient sur les familles, qui ne comprenaient pas –, quand il s'agissait de restituer les fonds, c'était plus compliqué. J'ai pu constater à l'époque que cela pouvait prendre cinq ou six ans.

Les visites par les autorités chargées du contrôle ont lieu. L'établissement dont j'étais le directeur a fait l'objet d'une telle visite mercredi dernier. Vendredi, plusieurs membres de l'équipe m'ont appelé – je ne donnerai pas d'informations sur leur identité pour les préserver, parce que chez Orpea le management par la peur est la règle. Ils m'ont dit que cela s'était bien passé grâce à ce que j'avais mis en place. Pour les points qui étaient moins satisfaisants, ils m'ont dit avoir repris les éléments de discours appris, selon lesquels rien ne manquait. Une salariée a même été rappelée, alors qu'elle était en congé, pour apporter des documents au cours de la visite. Je ne peux pas qualifier cela de contrôle. Je suis désormais consultant et la nuance entre contrôle et visite est très importante.

Faut‑il effectuer les contrôles de manière inopinée ? Oui, c'est la règle.

Faut‑il toujours les réaliser en semaine ? Je ne sais pas. Il pourrait être intéressant de prévoir d'en faire à d'autres moments, le soir ou le week‑end, car les EHPAD sont des lieux de vie.

Faut‑il accroître ces contrôles ? Sans doute. Mais il faut aussi probablement renforcer la compétence avec laquelle ils sont exercés. Un de mes amis, qui sera bientôt à la retraite, m'a dit qu'à son époque un tel scandale n'aurait pas pu avoir lieu car les contrôles étaient réalisés par la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS). Ils pouvaient alors porter sur une ligne budgétaire prise au hasard, et l'on s'assurait que l'ensemble des dépenses qu'elle retraçait étaient conformes.

À force d'édicter des lois fondées sur la confiance, il arrive un moment où des personnes la trahissent, tout simplement parce qu'elles veulent faire du profit. Et lorsque l'on regarde la genèse de ces textes, on voit que les personnes qui font aujourd'hui du profit sont celles qui ont fait du lobbying en faveur de dispositifs comme le contrat pluriannuel d'objectifs et de moyens (CPOM), où tout est vu à travers le prisme économique. Dans certains groupes, cela pose de vrais questions au directeur d'établissement.

Pourquoi les ARS et les conseils départementaux ont‑ils parfois manqué de vigilance ? D'abord tout simplement parce que lorsqu'il y a autant d'établissements à suivre, on va d'abord contrôler ceux qui ont des difficultés financières. Chez Orpea, il y a très rarement de telles difficultés parce que le système est construit pour qu'il n'y en ait pas. Chez Orpea, on sait aussi se préparer aux contrôles inopinés. De quelle manière ? Dans chaque établissement du groupe, il y a un classeur dit ATC – autorité de tarification et de contrôle – dans lequel on trouve toutes les pièces qui peuvent être demandées lors des contrôles. C'est dire combien ces derniers peuvent être prévisibles, puisqu'il est possible de tenir à jour les pièces qui vont être demandées à cette occasion.

Il est important que les contrôles soient faits par des personnes capables d'identifier les enjeux financiers, de comprendre le jeu des lignes budgétaires entre elles et d'analyser finement le planning du personnel. Sur tous ces points, il faut être plus précis, moins prévisible et oser poser les bonnes questions, notamment sur l'hébergement.

On m'a demandé si j'avais pu constater des dysfonctionnements chez Orpea. Outre ceux dont j'ai déjà fait part, j'ai eu connaissance de pratiques de marges arrière et je vais vous expliquer comment elles affectent les résidents.

Ces derniers peuvent choisir en option une prestation d'entretien du linge. Elle est facturée entre 80 et 100 euros par mois et est assurée par deux sociétés qui nous étaient imposées. La faible qualité du service a entraîné beaucoup de plaintes des résidents et des familles. À force, je me suis dit qu'il fallait changer et j'ai pensé les mettre en concurrence avec des établissements ou services d'aide par le travail (ESAT) en vue d'un contrat, dans le cadre du projet de territoire. Le suivi aurait été plus facile, d'autant que le linge était traité par la société prestataire à plus de trois heures de trajet. On m'a alors m'expliqué que ce n'était pas possible, car si l'on vend une prestation à la société Bulle de Linge, une rétribution est versée en retour sur le budget de l'établissement – j'ai pu le constater l'année suivante en voyant apparaître une ligne spécifique.

Le système n'est pas limité à cette seule prestation. J'avais décidé d'installer une machine à café dans l'établissement, pour amener un peu de vie. J'avais trouvé une société à proximité pour le faire, selon des conditions tout à fait acceptables. Orpea y a mis son veto, au motif que le groupe travaillait avec un autre prestataire. Je découvre alors que ce dernier veut bien installer une machine à café, mais à condition de faire disparaître l'ensemble des cafetières installées dans l'établissement – y compris celles du personnel. Cela revenait donc à imposer aux équipes qu'elles paient leur café à une machine, une partie des sommes acquittées étant reversées à Orpea.

Vous avez déjà entendu parler du problème des protections fournies par le groupe Hartmann. Là encore, il existait un mécanisme de refacturation – je ne sais pas de quelle manière, mais cela m'a été confirmé.

Ce système de refacturation n'est pas propre au secteur privé lucratif ; je l'ai aussi constaté dans des structures associatives s'agissant de cette même entreprise – toujours pour financer des frais de siège.

C'est donc un point important. Jusqu'où faut‑il aller s'agissant de l'acquisition de produits financés par de l'argent public qui font l'objet d'une refacturation ? La législation doit‑elle l'interdire clairement ? La décision vous appartient, mais le constat est bien là.

Que pouvons‑nous faire pour améliorer la transparence ?

Je crois beaucoup au rôle du conseil de la vie sociale (CVS), mais pas dans sa forme actuelle. Les personnes qui y sont élues ont tendance à se préoccuper avant tout des conditions de prise en charge de leurs proches, et pas nécessairement de celles de l'ensemble des résidents.

Il serait utile que ces élus bénéficient d'un temps de formation, comme les représentants des usagers dans le secteur hospitalier.

Quand je suis arrivé chez Orpea, j'ai constaté que les comptes rendus du CVS étaient rédigés par le directeur, qui devait les soumettre à la direction régionale avant de les diffuser. À plusieurs reprises, on m'a demandé de le faire. Je rappelais que la loi était très claire : c'est au président du CVS qu'il revient de rédiger les comptes rendus ; c'est la raison pour laquelle je ne pouvais pas les transmettre à la direction régionale.

Ma hiérarchie ne l'a jamais su, mais j'organisais les réunions du CVS dans une grande salle, en laissant les portes ouvertes. De la sorte, les résidents et les membres des familles qui n'étaient pas élus pouvaient y assister et intervenir s'ils le souhaitaient. D'une certaine manière, cela reproduisait le schéma d'une réunion de conseil municipal, qui est ouverte aux citoyens. Sans être une mesure coûteuse, cela avait du succès et c'était un moment sympathique qui permettait d'apporter de la transparence dans l'établissement.

Lors de la crise sanitaire, Orpea nous a demandé d'organiser des CVS, pour lesquels nous recevions les éléments de langage en amont – pour nous aider, disaient‑ils. Comme si les directeurs d'établissement n'étaient pas capables de mener ces conseils… Cela me rappelle l'une des dernières formations à distance que j'ai suivies chez Orpea, qui concernait un logiciel de gestion des remplacements. Il fallait compléter un texte à trous avec les bons mots, de la même manière qu'au CE1. Comme je ne suis pas si bête et que je m'en sors bien, je reçois un bon point sous la forme d'une image de dinosaure ! Comment peut‑on autant prendre les directeurs pour des cons ? J'ai d'ailleurs fait part de mon sentiment à la hiérarchie. Tout cela montre à quel point le système est conçu pour rendre les directeurs incapables de réfléchir par eux‑mêmes, afin qu'ils deviennent les exécutants d'une politique dont vous avez largement entendu parler.

Vous m'avez interrogé sur d'éventuelles différences entre les EHPAD du secteur privé lucratif, du secteur associatif et du secteur public dans lesquels j'ai exercé. Bien entendu, il y a des dysfonctionnements partout. Mais j'ai aussi eu la chance de travailler dans des établissements formidables, transparents et où notre métier avait un sens. D'où l'importance du projet d'établissement. Dans les EHPAD où la direction donnait un sens au travail et à la manière de le faire, même si ce dernier reste très difficile, tout le monde savait pourquoi il le faisait et tous s'entraidaient. Avoir eu la chance de vivre ces expériences m'a donné la force de dire non, ainsi que le courage de témoigner – car ce n'est pas simple.

Vous avez prévu un outil remarquable, le projet personnalisé, qui permet de prendre en compte les besoins du résident et d'y répondre. À la résidence Sainte‑Anne, j'accueillais des résidents de confession musulmane dont le projet personnalisé était très simple : ils voulaient pouvoir continuer à consommer une alimentation sans porc. Cela me paraissait parfaitement naturel et j'ai contacté le service de la restauration à ce sujet. On m'a répondu que cela n'était pas possible et que les menus de substitution suffisaient. J'ai insisté, mais rien n'y a fait. Comme j'indiquais que les familles étaient prêtes à apporter elles‑mêmes la nourriture à leurs parents, on m'a dit que les repas seraient en tout état de cause facturés. Dans le courriel que j'avais adressé, j'avais cité la charte de bientraitance du groupe Orpea. Parmi les engagements figure précisément le respect du régime alimentaire du résident. On se rend bien compte que cet affichage ne correspond pas à la réalité, et cela conduit à s'interroger sur le rôle du directeur.

Lors de mon arrivée au sein du groupe Orpea, j'avais dû signer un document intitulé Délégation de pouvoirs qui me confiait bien les responsabilités qui relèvent habituellement d'un directeur d'EHPAD. Ces délégations sont peut‑être formalisées par écrit, mais j'ai constaté à ma grande surprise qu'elles étaient très éloignées des réalités imposées par le système. Il fallait par exemple que je garantisse le fonctionnement des institutions représentatives du personnel. Comment pouvais‑je assurer cette mission, alors que les instances représentatives du personnel étaient pilotées depuis le siège ? Un seul comité social et économique (CSE) avait été mis en place pour l'ensemble du groupe Orpea. C'était en outre d'autant plus difficile qu'on m'avait bien expliqué que la CGT n'était pas la bienvenue au sein du groupe.

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