Il est difficile de vous répondre sur le premier point car les acteurs français et européens ne sont pas positionnés. L'année dernière, le marché du semi-conducteur, des composants électroniques a représenté 440 milliards de dollars de marché mondial. Sur ce marché mondial, environ la moitié est destinée aux marchés des PC, des smartphones et des mémoires. Or les acteurs européens ne sont pas fournisseurs sur ces éléments. Les fournisseurs sont Intel, Qualcomm, Broadcom et les trois fabricants de mémoires dynamiques dans le monde. Nous ne sommes donc pas positionnés sur ces marchés.
La filière française et européenne se positionne principalement autour de l'automobile. Nous développons des composants dans différents domaines, que ce soit l'électronique de puissance – avec des technologies à base de carbure de silicium, de nitrure de gallium ou de transistors Metal Oxide Semicondutor Field Effect Transistor (MOSFET) – ou sur la partie digitale des automobiles. Il existe aujourd'hui une cinquantaine de microcontrôleurs dans un véhicule (des caméras, des radars, de proximité ou de longue distance). Le véhicule automobile est en voie de devenir beaucoup plus complexe qu'un PC. En termes de logiciels, il s'agit dès à présent d'un facteur dix. La complexité de ce domaine nécessite des compétences spécifiques. STMicroelectronics et les acteurs européens sont très focalisés sur l'automobile, d'autant plus qu'il s'agit du marché ayant la plus forte croissance. Les marchés du PC et du smartphone connaissent aujourd'hui une croissance mondiale relativement faible. En revanche, le marché de l'automobile est celui qui connaît la plus forte croissance.
Par ailleurs, nous sommes fortement positionnés sur l'industrie 4.0 ou les objets connectés à travers des propositions de vente de solutions avec des microcontrôleurs 32 bits et des technologies de connectivité telles que le Bluetooth Low Energy, le WiFi, l'Ultra Wideband et le Narrowband IoT (NB-IoT). Le NB-IoT représente l'évolution des technologies 5G pour les objets connectés. Chez STMicroelectronics, nous utilisons des cœurs ARM pour la fabrication de ces microcontrôleurs 32 bits. Toutes ces technologies de connectivité, les microcontrôleurs ainsi que les capteurs (soit des caméras soit des capteurs de proximité ou de positionnement) nous permettent de maintenir une bonne position sur l'offre auprès des acteurs européens dans le domaine de l'industrie 4.0 ou des objets connectés.
Nous sommes également bien positionnés dans le domaine des imageurs, c'est-à-dire la reconnaissance à travers des caméras sur des solutions de reconnaissance faciale par exemple.
Le positionnement de STMicroelectronics et des différents acteurs au niveau européen est celui-ci.
Sur le sujet de l'intelligence artificielle embarquée, il faut distinguer plusieurs axes. Aujourd'hui, des solutions existent dans le domaine des véhicules autonomes. Le marketing autour de ces véhicules est abondant. Les solutions retenues sont dites « de voitures autonomes », permettant de garder le véhicule sur la voie empruntée. Ces solutions évolueront vers davantage d'autonomie et de complexité, avec des composants permettant la fusion des données. En effet, ces composants puiseront dans les informations issues des caméras ou encore des radars de longue distance. Par exemple, il s'agit de savoir si le véhicule situé devant freine. Il existera aussi une connexion des informations, soit à travers les réseaux 5G soit à travers des réseaux WiFi de communication de véhicule à véhicule. Il existe donc beaucoup de données et une fusion des informations.
Deux acteurs jouent un rôle dans la fabrication des composants : l'entreprise américaine Nvidia, qui possède des puissances de calcul importantes mais aussi une très forte consommation d'énergie, et STMicroelectronics, qui fournit environ 70 % du marché mondial dans ce domaine. Ce fait est souvent méconnu mais les composants de STMicroelectronics sont développés et fabriqués en France, dans l'usine de Crolles, avec une technologie basse consommation 70 nanomètres. Un client israélien de STMicroelectronics revend ces produits aux fabricants de voitures ou aux équipementiers de premier rang. Ce client détient 70 % du marché mondial.
Ce positionnement est donc intéressant dans le domaine du véhicule automobile. Nous travaillons sur des évolutions, avec des composants beaucoup plus puissants, capables de dizaines de téra d'opérations par seconde pour le véhicule automobile.
Concernant le Edge Computing, soit l'intelligence artificielle décentralisée, nous travaillons avec les différents acteurs pour développer des microcontrôleurs et des microprocesseurs 32 bits intégrant à la fois les cœurs ARM et les accélérateurs. En effet, dans le cadre de l'intelligence artificielle embarquée, il est nécessaire de télécharger les algorithmes spécifiques (l'ensemble de ce que vous pouvez faire avec des réseaux de neurones) et de faire les calculs avec une grande rapidité tout en consommant peu d'énergie électrique. C'est ce que nous développons aujourd'hui dans les roadmaps que nous avons produites, en coopération avec les personnes développant les logiciels. Cela fait partie des groupes de travail avec le CEA-Leti dans le cadre du plan de filière sur l'intelligence artificielle embarquée mais aussi des développements de produits que nous menons en France dans ce domaine.
Afin de vous donner un ordre de grandeur, je note que STMicroelectronics est le numéro deux mondial des microcontrôleurs 32 bits. Depuis le début de cette opération, nous avons livré plus de 6 milliards de pièces, principalement fabriquées en France. Notre positionnement est très fort. Nos clients sont plus de 60 000 dans le monde. Nous voulons utiliser cette base installée pour offrir des microcontrôleurs mais aussi des capacités d'intelligence artificielle décentralisée. Nous restons donc sur la décentralisation, dont nous pensons qu'elle constitue une opportunité en France et en Europe car nous avons, tout de même, quelque peu perdu l'intelligence artificielle dans le cloud. Il sera très difficile de revenir sur des marchés purement digitaux, purement « serveurs » à moyen terme car nous n'avons pas le know-how, le savoir-faire, et parce que nous ne pouvons pas nous diversifier. Il s'agit d'un sujet difficile pour nous car nous ne pouvons pas revenir en arrière sur le digital. En effet, cela fait trente ans que les fournisseurs sont américains. Nous ne sommes pas sur le marché du PC. En revanche, nous sommes sur les marchés des équipements finaux, des objets connectés, de l'industrie 4.0, etc. C'est dans ces domaines que nous détenons une véritable opportunité.
En France, nous sommes dotés de grandes compétences dans le domaine de l'algorithmique. Un grand nombre des diplômés des écoles d'ingénieurs ou des universités partent travailler vers des sociétés américaines, dont je ne citerai pas les noms. Nous avons donc cette possibilité. L'enjeu sera de réussir à faire travailler les écosystèmes car le soft et le hard constituent deux métiers différents – presque deux « mondes » différents, si je puis dire. L'objectif de la filière et des actions que nous menons est de créer cette synergie, avec les services de la DGE en particulier, entre les laboratoires qui développent cette technologie, les fabricants de hardware et les équipementiers terminaux.
Je vous donne un exemple. Aujourd'hui, dans l'agriculture, des personnes souhaitent développer l'agriculture sélective. Une caméra serait installée sur un tracteur, avec de l'intelligence artificielle embarquée, afin de savoir s'il est nécessaire de traiter ou non un pied de vigne. Soit l'agriculteur descend de son tracteur et regarde si le pied de vigne nécessite un traitement, soit cette analyse est réalisée automatiquement, via une caméra, par des logiciels d'intelligence artificielle déterminant s'il faut déverser ou non de l'engrais ou des produits phytosanitaires. Cela constitue un bon exemple de ce qu'est l'intelligence artificielle embarquée. Dans ce domaine, le champ d'application est infini. Cette intelligence artificielle doit bien sûr être raisonnable et suivre les directions données par les rapports de la commission européenne dans ce domaine.
Nos opportunités se trouvent donc dans ce domaine. Dans le domaine pur du cloud, il me semble très compliqué de revenir en arrière.
Le deuxième sujet concerne la société anglaise ARM, ayant développé des cœurs de microcontrôleurs. Aujourd'hui, il s'agit du leader mondial des cœurs. Les STM 32, comptant 6 milliards de composants dont je vous ai parlé précédemment, utilisent des cœurs ARM. Nos concurrents européens utilisent également des cœurs ARM. Nous utilisons tous des cœurs ARM, à la fois dans les objets connectés et dans les futurs produits pour l'automobile. Il s'agit donc d'un sujet extrêmement stratégique. Cela fait partie de l'évolution des chaînes de valeur existant dans le domaine de l'électronique.
Comme vous le savez, ARM a été racheté par la société japonaise SoftBank il y a trois ans. Cette société a annoncé vouloir vendre ARM au concurrent américain Nvidia. Tout le monde se pose des questions, notamment sur les autorisations qui seront données ou non pour cette acquisition. En effet, des processus sont nécessaires auprès de la direction générale de la concurrence en Europe et dans d'autres pays, afin de donner l'autorisation pour cette acquisition. Deuxièmement, des questions existent sur les conséquences de cette fusion.
Aujourd'hui, les informations que nous avons auprès des sociétés comme ARM, Nvidia ou SoftBank nous rassurent sur la pérennité des solutions et des feuilles de route qu'ils suivent actuellement. Néanmoins, je ne peux pas vous renseigner davantage sur le degré d'engagement qui sera tenu à ce propos. Il est certain qu'en cas de divergence à moyen terme des développements de cette société par rapport aux besoins de l'industrie française ou européenne, cela poserait grandement problème car il n'existe pas beaucoup, voire pas du tout, d'alternatives à ce jour.
La fusion d'ARM est donc un vrai sujet concernant la souveraineté numérique. Un corollaire découle de ce sujet. Vous savez qu'il existe des tensions géopolitiques fortes dans le domaine des composants. Vous avez dû voir que l'administration américaine a mis en place une licence d'exportation vers un client chinois. STMicroelectronics fournit ce client chinois, l'un des dix premiers clients de la société. Cette information est du domaine public. La troisième réglementation nous impose de demander une licence dans la mesure où nous utilisons un équipement d'origine américaine (soit dans le développement soit dans la production). Dans le domaine des composants électroniques, cette demande de licence est obligatoire. En effet, les étapes de production sont tellement complexes qu'il n'existe pas de monopole ou de seconde source possibles dans ce domaine. Nous avons donc des fournisseurs monopolistiques américains, européens, japonais, etc. Nous sommes obligés de travailler avec tout le monde dans ce domaine.
Nous sommes donc contraints de demander une licence d'exportation et nous allons suivre les réglementations. Les conditions d'acceptation ou de refus de cette licence ne sont pas claires. La durée de l'obtention d'une réponse n'est pas claire non plus. À ce jour, et depuis le 17 septembre, les livraisons ne sont plus possibles vers ce client chinois. C'est impossible même si nous voulons livrer depuis l'usine de fabrication de Crolles jusqu'au client chinois à Paris. Il existe donc une extraterritorialité forte dans ce domaine, stratégique. Je ne ferai pas de commentaires sur les raisons derrière tout cela. Néanmoins, il est clair que, s'il s'avérait que ARM était acquise par une société américaine, la problématique de la licence d'exportation pourrait être élargie à d'autres clients aussi. Il s'agit d'un sujet sur lequel nous sommes très favorables à une application stricte des règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).
Vous avez vu que les 444 milliards de dollars de chiffre d'affaires des composants électroniques constituent un enjeu majeur. J'imagine que votre rapport le reprendra. Aujourd'hui, les grandes puissances mondiales veulent maîtriser la chaîne de valeur des composants électroniques. Historiquement, les Américains ont eu un leadership très fort, qu'ils ont ensuite quelque peu perdu au profit des Coréens, des Taïwanais et des Européens. Je considère que le positionnement des acteurs européens STMicroelectronics, Infineon et NXP, en particulier dans le domaine automobile, relève d'un leadership mondial. Sur les segments de marchés sur lesquels nous nous situons, nous sommes donc assez forts. L'année dernière, STMicroelectronics a été le huitième fournisseur mondial de composants électroniques, suivant certains rapports. Nous avons donc des positionnements forts. Il existe aussi des endroits où nous ne sommes pas présents. Il n'est pas possible de revenir dans ces lieux car les barrières sont colossales à l'entrée. Il faut donc être forts dans les secteurs où nous sommes déjà bien implantés. Nous devons également avoir une stratégie de diversification. L'intelligence artificielle embarquée en est une en particulier.
La stratégie d'acquisition d'ARM constitue un vrai sujet, sur lequel nous n'avons pas les réponses. Le sujet corollaire concerne ces enjeux géopolitiques et les financements menés par les différents États. Nous avons parlé du PIIEC et du plan Nano en France, représentant un milliard d'euros pour tous les acteurs pendant cinq ans. À travers son plan China 2025, la Chine a décidé de dépenser 150 milliards de dollars sur les composants électroniques. Les États-Unis discutent du lancement d'un plan de rattrapage de l'ordre de 20 ou 30 milliards de dollars – les chiffres ne sont pas encore précisément connus mais ils sont assez importants. Bien sûr, concernant le Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA), nous ne détenons pas beaucoup d'informations sur les financements associés.
Ces sujets constituent donc de vrais enjeux. En 1973, le pétrole représentait un enjeu mondial. Nous pouvons dire que les composants électroniques constituent une partie des enjeux géopolitiques et stratégiques majeurs.