Audition, ouverte à la presse, de représentants du Comité stratégique de filière Industrie électronique (CSF Industrie électronique)
La séance est ouverte à 9 heures 45.
Présidence de M. Philippe Latombe, rapporteur
Permettez-moi tout d'abord d'excuser le président Jean-Luc Warsmann, qui est retenu par ailleurs. Il nous rejoindra au cours des auditions de ce matin.
Je me réjouis de la présence des acteurs de la filière des industries électroniques, qui nous font le plaisir de ces échanges alors que les travaux de la mission d'information débutent. M. Thierry Tingaud, président du Comité stratégique de la filière Industrie électronique (CSF Industrie électronique), est présent aujourd'hui. Il est également vice-président de la Fédération des industries électriques, électroniques et de communication (FIEEC). Enfin, il est président de l'entreprise STMicroelectronics France. Mme Virginie Hoel est professeure des universités et enseigne au sein de l'institut électronique, microélectronique, nanoélectronique de l'université de Lille. Enfin, M. Guillaume Adam est délégué du CSF Industrie électronique et directeur des affaires européennes et numériques à la FIEEC.
Cette audition du comité stratégique de filière s'inscrit dans le cadre des réflexions que nous souhaitons mener sur la souveraineté numérique dans sa partie hardware, à savoir le matériel et l'équipement. C'est donc un plaisir « d'entrer dans le dur » du sujet en votre compagnie, autour des enjeux stratégiques, technologiques et géopolitiques de la filière Industrie électronique.
Il n'existe pas de souveraineté numérique sans souveraineté technologique. La filière électronique en constitue un bon exemple. En effet, elle produit des composants indispensables au fonctionnement physique du numérique et fait l'objet de stratégies offensives de la part des États souhaitant se positionner sur des segments de marchés les plus décisifs au niveau mondial.
J'aimerais vous citer quelques chiffres en guise de courte introduction. En France, le chiffre d'affaires de la filière électronique s'élève à 15 milliards d'euros. D'après nos sources, la filière génère 80 000 emplois directs, 170 000 emplois indirects et 8 000 chercheurs publics. J'aimerais également mentionner les fleurons français dans des domaines de pointe. Nous pouvons citer deux exemples, STMicroelectronics, dont le président est présent parmi nous, et Lacroix Group.
Pour débuter notre échange, je vous propose d'aborder deux sujets. Le premier sujet porte sur l'actualité de votre filière, dans un contexte marqué à la fois par la crise sanitaire et, si je puis dire, par une entrée dans la deuxième partie du cycle 2018-2022. Ce cycle concerne aussi bien le contrat de votre filière avec l'État que le plan Nano 2022. Un bilan d'étape nous serait d'ailleurs particulièrement utile dans la perspective du prochain plan Nano. Le second sujet porte sur la souveraineté numérique en tant que telle et la façon dont votre filière l'appréhende au niveau national et européen. En effet, nous avons pleinement conscience que les choix effectués dans ce domaine engagent sur la longue durée et doivent donc être mûrement réfléchis.
Vos éclairages sur ces enjeux nous seraient d'une aide très précieuse, alors que l'Assemblée nationale étudiera prochainement le plan de relance et le contenu du quatrième programme d'investissements d'avenir (PIA).
J'évoquerai les grandes perspectives de la filière électronique. Il est important de comprendre que la filière est composée de quatre axes. Notons que le terme « électronique » est assez générique. Ces quatre axes sont : les composants électroniques, c'est-à-dire le hardware que vous évoquiez ; les cartes et assemblages électroniques, soit l'axe qui achète les composants, les monte sur les cartes, les soude, les teste et en assure la revente ; le syndicat professionnel de la distribution de vente de composants électroniques ; les logiciels temps réel embarqué, axe représenté au sein de la filière par Embedded France.
Les équipements finaux, tels que les téléphones portables ou les infrastructures télécoms, ne font pas partie des axes de la filière. En revanche, la filière est l'un des fournisseurs de ces équipementiers.
À propos de ces enjeux, un plan a été lancé à travers un projet important d'intérêt européen commun (PIIEC), le premier initialisé en Europe sur la nanoélectronique. Ce PIIEC regroupe quatre États : l'Allemagne, l'Italie, l'Angleterre et la France. En France, il porte le nom de plan Nano 2022, ayant fait l'objet d'une notification auprès de la direction générale de la concurrence en décembre 2018. Ce plan a pour objet de soutenir la recherche, le développement et les premiers déploiements industriels. Ce soutien est le principe du PIIEC, comme en témoigne le PIIEC sur les batteries, lancé récemment. Actuellement, les différents États discutent du lancement d'un PIIEC 2, avec un élargissement des États membres européens, dont le démarrage aurait sans doute lieu à l'horizon 2021.
Sur ce plan, sept chefs de file se distinguent en France. Il s'agit d'entreprises, basées en France, ayant des projets de recherche, de développement et d'innovation dans différents domaines.
Ce programme compte cinq piliers, concernant respectivement : le numérique, les technologies digitales et les technologies faible consommation d'énergie ; l'électronique de puissance ; les capteurs, tels que les microsystèmes électromécaniques (MEMS) permettant de réaliser des mesures (boussole, humidité ou encore hydrométrie) ; les substrats ; les outils de production.
Ce plan constitue un tronc commun aux différents acteurs européens, qu'ils soient français, allemands, italiens ou anglais. Chacun des partenaires coopère sur les différents piliers des programmes.
En France, ce programme est également soutenu avec pour chefs de file Soitec, UMC, Lynred, STMicroelectronics, CEA-Leti ou encore X-FAB. Des développements technologiques sont réalisés dans le cadre de ces programmes, alignés avec les stratégies des entreprises afin de subvenir aux besoins des différents équipementiers.
Au sein de la filière, nous dénombrons cinq axes. Le premier axe concerne l'innovation. Selon le contrat de la filière, nous devons développer les briques technologiques nécessaires aux développements des nouvelles technologies.
Le deuxième axe porte sur l'industrie électronique du futur, soit l'utilisation de l'électronique auprès des petites et moyennes entreprises (PME) et entreprises de taille intermédiaire (ETI) pour disséminer un peu plus l'électronique dans le tissu industriel français.
Le troisième axe est relatif aux compétences et emplois. Cet axe constitue un vrai sujet puisque nous avons besoin d'augmenter l'appétence des jeunes pour ce secteur.
Le quatrième axe concerne l'international. Nous nous interrogeons sur la façon de développer l'international en tenant compte du taux d'exportation global d'environ 60 % dans notre filière. Pour les composants électroniques, l'exportation s'élève à 80 % sur la réalisation du chiffre d'affaires français. Je tiens à préciser que, concernant STMicroelectronics, l'exportation est supérieure à 90 %. Il s'agit du chiffre d'affaires en France sur les usines françaises.
Le cinquième et dernier axe porte sur l'intelligence artificielle embarquée, appelée Edge Computing. Vous connaissez sans doute les informations que nous avons sur l'intelligence artificielle dans le cloud et l'utilisation des bases de données massives. Une deuxième branche apparaît, pour laquelle nous considérons que la France et l'Europe détiennent une véritable opportunité de prendre le leadership mondial. Cette deuxième branche est relative à la décentralisation de cette intelligence artificielle, afin de traiter ces algorithmes spécifiques près des équipements et non plus dans les serveurs et le cloud. Comme vous le savez, le leadership américain est très fort sur les serveurs et le cloud.
Nous travaillons dans cette direction, notamment avec les programmes d'accélération sur l'intelligence artificielle actuellement élaborés avec la direction générale des entreprises (DGE), dans le but de pousser l'écosystème français et les coopérations nécessaires, à la fois au niveau du hardware (les algorithmes logiciels avec le CEA-List, l'Institut national de recherche en informatique et en automatique [INRIA] ou d'autres organismes) et les acteurs finaux que sont les utilisateurs de l'intelligence artificielle.
Sur le contrat de la filière électronique, nous avons formé sept groupes de travail. Chacun des groupes de travail s'occupe de propositions, soit pour favoriser la recherche, le développement et l'innovation, soit pour travailler sur des coopérations transversales.
La coopération transversale avec les autres filières constitue l'un des grands axes du plan de relance que vous avez précédemment évoqué. Cette coopération est très importante. Nous avons fortement concouru à développer des solutions dans le domaine de la puissance, l'un des piliers du plan Nano 2022. Ce plan nous a permis de coopérer avec la filière automobile dans le cadre de la relance. Le but de cette coopération était d'apporter des solutions technologiques, permettant d'accélérer l'introduction des véhicules à plus basse consommation d'énergie, en particulier les véhicules 100 % électriques, hybrides rechargeables ou micro-hybrides.
Nous développons des transistors de puissance spécifiques destinés à améliorer le rendement de la conversion de l'énergie du courant alternatif en courant continu destiné à charger les batteries. Une fois la batterie chargée, il s'agit de reconvertir, pour le moteur électrique triphasé, la tension continue de la batterie en courant alternatif. Nous travaillons sur des processus de conversion d'énergie en maximisant le rendement afin d'éviter les pertes en chaleur ou dans la conversion du système.
Grâce à ces avancées technologiques sur lesquelles nous travaillons actuellement, nous allons développer des solutions de chargeurs intégrés à bord des véhicules, sur les convertisseurs permettant de convertir cette énergie, voire sur les différentes tensions. Dans les véhicules électriques, la batterie principale se situe autour de 400 volts, et jusqu'à 800 volts sur les véhicules haut de gamme. La plupart des véhicules sont équipés d'une batterie 400 volts. La batterie 12 volts traditionnelle se convertit actuellement en une batterie 48 volts. Plus la tension monte, plus cela réduit l'intensité de l'ampérage et donc le diamètre des fils de cuivre. La conséquence est une réduction du poids et de la chaleur. Avec les composants du type nitrure de gallium (GaN) que nous allons développer, cela réduira en outre le rendement thermique. Cela signifie qu'à l'avenir, nous n'aurons plus besoin de refroidissement liquide autour de l'électronique, comme les circuits de radiateurs classiques des moteurs thermiques existant actuellement. Dans le futur, le refroidissement s'opérera uniquement par air. Les conséquences sont des réductions du poids, de la consommation d'énergie et du prix. Cette solution avantageuse est en cours de développement.
Nous développons donc cet écosystème de façon transversale. Laissez-moi vous donner un exemple précis. Nous avons formulé des propositions dans le cadre du plan de relance et des 100 millions d'euros proposés à la filière automobile, en coopération avec des acteurs de cette filière. En France, ces acteurs sont Valeo, Vitesco, Renault ou encore PSA. Nous travaillons avec eux afin de créer des solutions permettant non seulement que les produits soient conçus et fabriqués en France mais également utilisés dans la fabrication des véhicules électriques.
Nous sommes environ à la moitié du plan Nano, démarré en 2018. Nous faisons des rapports annuels avec tous les acteurs. La feuille de route prévue dans le cadre du programme est respectée.
Merci. J'aimerais vous poser deux questions avant de passer la parole à Mme Hoel. J'ai relevé un point sur la partie formation. Je ne vous interrogerai pas sur ce point maintenant. J'aimerais relever un point et vous poser une question à part.
Vous avez dit que le leadership de l'intelligence artificielle dans le cloud était plutôt détenu par les Américains. Vous avez également dit que nous disposons d'un avantage compétitif très fort et d'une véritable expertise sur l'intelligence artificielle décentralisée. Avons-nous définitivement « perdu le match » sur l'intelligence artificielle dans le cloud ou sommes-nous capables de rattraper notre retard ? En sens inverse, les Américains seraient-ils capables de nous rattraper plus facilement sur l'intelligence artificielle décentralisée en raison de leur expertise sur l'intelligence artificielle dans le cloud ?
Ma deuxième question concerne l'actualité d'ordre économique. ARM fait l'objet d'un rachat par Nvidia. Est-ce une mauvaise nouvelle ? Qu'en pensez-vous ? Que pouvez-vous nous en dire ?
Il est difficile de vous répondre sur le premier point car les acteurs français et européens ne sont pas positionnés. L'année dernière, le marché du semi-conducteur, des composants électroniques a représenté 440 milliards de dollars de marché mondial. Sur ce marché mondial, environ la moitié est destinée aux marchés des PC, des smartphones et des mémoires. Or les acteurs européens ne sont pas fournisseurs sur ces éléments. Les fournisseurs sont Intel, Qualcomm, Broadcom et les trois fabricants de mémoires dynamiques dans le monde. Nous ne sommes donc pas positionnés sur ces marchés.
La filière française et européenne se positionne principalement autour de l'automobile. Nous développons des composants dans différents domaines, que ce soit l'électronique de puissance – avec des technologies à base de carbure de silicium, de nitrure de gallium ou de transistors Metal Oxide Semicondutor Field Effect Transistor (MOSFET) – ou sur la partie digitale des automobiles. Il existe aujourd'hui une cinquantaine de microcontrôleurs dans un véhicule (des caméras, des radars, de proximité ou de longue distance). Le véhicule automobile est en voie de devenir beaucoup plus complexe qu'un PC. En termes de logiciels, il s'agit dès à présent d'un facteur dix. La complexité de ce domaine nécessite des compétences spécifiques. STMicroelectronics et les acteurs européens sont très focalisés sur l'automobile, d'autant plus qu'il s'agit du marché ayant la plus forte croissance. Les marchés du PC et du smartphone connaissent aujourd'hui une croissance mondiale relativement faible. En revanche, le marché de l'automobile est celui qui connaît la plus forte croissance.
Par ailleurs, nous sommes fortement positionnés sur l'industrie 4.0 ou les objets connectés à travers des propositions de vente de solutions avec des microcontrôleurs 32 bits et des technologies de connectivité telles que le Bluetooth Low Energy, le WiFi, l'Ultra Wideband et le Narrowband IoT (NB-IoT). Le NB-IoT représente l'évolution des technologies 5G pour les objets connectés. Chez STMicroelectronics, nous utilisons des cœurs ARM pour la fabrication de ces microcontrôleurs 32 bits. Toutes ces technologies de connectivité, les microcontrôleurs ainsi que les capteurs (soit des caméras soit des capteurs de proximité ou de positionnement) nous permettent de maintenir une bonne position sur l'offre auprès des acteurs européens dans le domaine de l'industrie 4.0 ou des objets connectés.
Nous sommes également bien positionnés dans le domaine des imageurs, c'est-à-dire la reconnaissance à travers des caméras sur des solutions de reconnaissance faciale par exemple.
Le positionnement de STMicroelectronics et des différents acteurs au niveau européen est celui-ci.
Sur le sujet de l'intelligence artificielle embarquée, il faut distinguer plusieurs axes. Aujourd'hui, des solutions existent dans le domaine des véhicules autonomes. Le marketing autour de ces véhicules est abondant. Les solutions retenues sont dites « de voitures autonomes », permettant de garder le véhicule sur la voie empruntée. Ces solutions évolueront vers davantage d'autonomie et de complexité, avec des composants permettant la fusion des données. En effet, ces composants puiseront dans les informations issues des caméras ou encore des radars de longue distance. Par exemple, il s'agit de savoir si le véhicule situé devant freine. Il existera aussi une connexion des informations, soit à travers les réseaux 5G soit à travers des réseaux WiFi de communication de véhicule à véhicule. Il existe donc beaucoup de données et une fusion des informations.
Deux acteurs jouent un rôle dans la fabrication des composants : l'entreprise américaine Nvidia, qui possède des puissances de calcul importantes mais aussi une très forte consommation d'énergie, et STMicroelectronics, qui fournit environ 70 % du marché mondial dans ce domaine. Ce fait est souvent méconnu mais les composants de STMicroelectronics sont développés et fabriqués en France, dans l'usine de Crolles, avec une technologie basse consommation 70 nanomètres. Un client israélien de STMicroelectronics revend ces produits aux fabricants de voitures ou aux équipementiers de premier rang. Ce client détient 70 % du marché mondial.
Ce positionnement est donc intéressant dans le domaine du véhicule automobile. Nous travaillons sur des évolutions, avec des composants beaucoup plus puissants, capables de dizaines de téra d'opérations par seconde pour le véhicule automobile.
Concernant le Edge Computing, soit l'intelligence artificielle décentralisée, nous travaillons avec les différents acteurs pour développer des microcontrôleurs et des microprocesseurs 32 bits intégrant à la fois les cœurs ARM et les accélérateurs. En effet, dans le cadre de l'intelligence artificielle embarquée, il est nécessaire de télécharger les algorithmes spécifiques (l'ensemble de ce que vous pouvez faire avec des réseaux de neurones) et de faire les calculs avec une grande rapidité tout en consommant peu d'énergie électrique. C'est ce que nous développons aujourd'hui dans les roadmaps que nous avons produites, en coopération avec les personnes développant les logiciels. Cela fait partie des groupes de travail avec le CEA-Leti dans le cadre du plan de filière sur l'intelligence artificielle embarquée mais aussi des développements de produits que nous menons en France dans ce domaine.
Afin de vous donner un ordre de grandeur, je note que STMicroelectronics est le numéro deux mondial des microcontrôleurs 32 bits. Depuis le début de cette opération, nous avons livré plus de 6 milliards de pièces, principalement fabriquées en France. Notre positionnement est très fort. Nos clients sont plus de 60 000 dans le monde. Nous voulons utiliser cette base installée pour offrir des microcontrôleurs mais aussi des capacités d'intelligence artificielle décentralisée. Nous restons donc sur la décentralisation, dont nous pensons qu'elle constitue une opportunité en France et en Europe car nous avons, tout de même, quelque peu perdu l'intelligence artificielle dans le cloud. Il sera très difficile de revenir sur des marchés purement digitaux, purement « serveurs » à moyen terme car nous n'avons pas le know-how, le savoir-faire, et parce que nous ne pouvons pas nous diversifier. Il s'agit d'un sujet difficile pour nous car nous ne pouvons pas revenir en arrière sur le digital. En effet, cela fait trente ans que les fournisseurs sont américains. Nous ne sommes pas sur le marché du PC. En revanche, nous sommes sur les marchés des équipements finaux, des objets connectés, de l'industrie 4.0, etc. C'est dans ces domaines que nous détenons une véritable opportunité.
En France, nous sommes dotés de grandes compétences dans le domaine de l'algorithmique. Un grand nombre des diplômés des écoles d'ingénieurs ou des universités partent travailler vers des sociétés américaines, dont je ne citerai pas les noms. Nous avons donc cette possibilité. L'enjeu sera de réussir à faire travailler les écosystèmes car le soft et le hard constituent deux métiers différents – presque deux « mondes » différents, si je puis dire. L'objectif de la filière et des actions que nous menons est de créer cette synergie, avec les services de la DGE en particulier, entre les laboratoires qui développent cette technologie, les fabricants de hardware et les équipementiers terminaux.
Je vous donne un exemple. Aujourd'hui, dans l'agriculture, des personnes souhaitent développer l'agriculture sélective. Une caméra serait installée sur un tracteur, avec de l'intelligence artificielle embarquée, afin de savoir s'il est nécessaire de traiter ou non un pied de vigne. Soit l'agriculteur descend de son tracteur et regarde si le pied de vigne nécessite un traitement, soit cette analyse est réalisée automatiquement, via une caméra, par des logiciels d'intelligence artificielle déterminant s'il faut déverser ou non de l'engrais ou des produits phytosanitaires. Cela constitue un bon exemple de ce qu'est l'intelligence artificielle embarquée. Dans ce domaine, le champ d'application est infini. Cette intelligence artificielle doit bien sûr être raisonnable et suivre les directions données par les rapports de la commission européenne dans ce domaine.
Nos opportunités se trouvent donc dans ce domaine. Dans le domaine pur du cloud, il me semble très compliqué de revenir en arrière.
Le deuxième sujet concerne la société anglaise ARM, ayant développé des cœurs de microcontrôleurs. Aujourd'hui, il s'agit du leader mondial des cœurs. Les STM 32, comptant 6 milliards de composants dont je vous ai parlé précédemment, utilisent des cœurs ARM. Nos concurrents européens utilisent également des cœurs ARM. Nous utilisons tous des cœurs ARM, à la fois dans les objets connectés et dans les futurs produits pour l'automobile. Il s'agit donc d'un sujet extrêmement stratégique. Cela fait partie de l'évolution des chaînes de valeur existant dans le domaine de l'électronique.
Comme vous le savez, ARM a été racheté par la société japonaise SoftBank il y a trois ans. Cette société a annoncé vouloir vendre ARM au concurrent américain Nvidia. Tout le monde se pose des questions, notamment sur les autorisations qui seront données ou non pour cette acquisition. En effet, des processus sont nécessaires auprès de la direction générale de la concurrence en Europe et dans d'autres pays, afin de donner l'autorisation pour cette acquisition. Deuxièmement, des questions existent sur les conséquences de cette fusion.
Aujourd'hui, les informations que nous avons auprès des sociétés comme ARM, Nvidia ou SoftBank nous rassurent sur la pérennité des solutions et des feuilles de route qu'ils suivent actuellement. Néanmoins, je ne peux pas vous renseigner davantage sur le degré d'engagement qui sera tenu à ce propos. Il est certain qu'en cas de divergence à moyen terme des développements de cette société par rapport aux besoins de l'industrie française ou européenne, cela poserait grandement problème car il n'existe pas beaucoup, voire pas du tout, d'alternatives à ce jour.
La fusion d'ARM est donc un vrai sujet concernant la souveraineté numérique. Un corollaire découle de ce sujet. Vous savez qu'il existe des tensions géopolitiques fortes dans le domaine des composants. Vous avez dû voir que l'administration américaine a mis en place une licence d'exportation vers un client chinois. STMicroelectronics fournit ce client chinois, l'un des dix premiers clients de la société. Cette information est du domaine public. La troisième réglementation nous impose de demander une licence dans la mesure où nous utilisons un équipement d'origine américaine (soit dans le développement soit dans la production). Dans le domaine des composants électroniques, cette demande de licence est obligatoire. En effet, les étapes de production sont tellement complexes qu'il n'existe pas de monopole ou de seconde source possibles dans ce domaine. Nous avons donc des fournisseurs monopolistiques américains, européens, japonais, etc. Nous sommes obligés de travailler avec tout le monde dans ce domaine.
Nous sommes donc contraints de demander une licence d'exportation et nous allons suivre les réglementations. Les conditions d'acceptation ou de refus de cette licence ne sont pas claires. La durée de l'obtention d'une réponse n'est pas claire non plus. À ce jour, et depuis le 17 septembre, les livraisons ne sont plus possibles vers ce client chinois. C'est impossible même si nous voulons livrer depuis l'usine de fabrication de Crolles jusqu'au client chinois à Paris. Il existe donc une extraterritorialité forte dans ce domaine, stratégique. Je ne ferai pas de commentaires sur les raisons derrière tout cela. Néanmoins, il est clair que, s'il s'avérait que ARM était acquise par une société américaine, la problématique de la licence d'exportation pourrait être élargie à d'autres clients aussi. Il s'agit d'un sujet sur lequel nous sommes très favorables à une application stricte des règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).
Vous avez vu que les 444 milliards de dollars de chiffre d'affaires des composants électroniques constituent un enjeu majeur. J'imagine que votre rapport le reprendra. Aujourd'hui, les grandes puissances mondiales veulent maîtriser la chaîne de valeur des composants électroniques. Historiquement, les Américains ont eu un leadership très fort, qu'ils ont ensuite quelque peu perdu au profit des Coréens, des Taïwanais et des Européens. Je considère que le positionnement des acteurs européens STMicroelectronics, Infineon et NXP, en particulier dans le domaine automobile, relève d'un leadership mondial. Sur les segments de marchés sur lesquels nous nous situons, nous sommes donc assez forts. L'année dernière, STMicroelectronics a été le huitième fournisseur mondial de composants électroniques, suivant certains rapports. Nous avons donc des positionnements forts. Il existe aussi des endroits où nous ne sommes pas présents. Il n'est pas possible de revenir dans ces lieux car les barrières sont colossales à l'entrée. Il faut donc être forts dans les secteurs où nous sommes déjà bien implantés. Nous devons également avoir une stratégie de diversification. L'intelligence artificielle embarquée en est une en particulier.
La stratégie d'acquisition d'ARM constitue un vrai sujet, sur lequel nous n'avons pas les réponses. Le sujet corollaire concerne ces enjeux géopolitiques et les financements menés par les différents États. Nous avons parlé du PIIEC et du plan Nano en France, représentant un milliard d'euros pour tous les acteurs pendant cinq ans. À travers son plan China 2025, la Chine a décidé de dépenser 150 milliards de dollars sur les composants électroniques. Les États-Unis discutent du lancement d'un plan de rattrapage de l'ordre de 20 ou 30 milliards de dollars – les chiffres ne sont pas encore précisément connus mais ils sont assez importants. Bien sûr, concernant le Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA), nous ne détenons pas beaucoup d'informations sur les financements associés.
Ces sujets constituent donc de vrais enjeux. En 1973, le pétrole représentait un enjeu mondial. Nous pouvons dire que les composants électroniques constituent une partie des enjeux géopolitiques et stratégiques majeurs.
Je souscris totalement à tout ce qui a été dit. Je pense que l'État français doit se rendre compte que la perte des composants peut « tuer une économie ». Il me semble que c'est un sujet primordial. Le rôle de la filière est aussi de prévoir et d'anticiper tous les nouveaux marchés et de permettre un développement de l'économie.
Au niveau de la filière, nous développons tout un axe autour des compétences, afin de répondre à l'ensemble des enjeux stratégiques qui se trouent devant nous. De très grandes attentes existent de la part des industriels. J'aurais une position assez optimiste, en disant que ces industriels sont encore présents sur le territoire. Ces compétences peuvent toujours être « réanimées » mais sont en voie de disparaître. De nombreux départs à la retraite ne sont pas remplacés. Des compétences considérables sont en train de disparaître.
Par ailleurs, le champ de l'attractivité est important. À mon sens, l'électronique a souffert d'un manque d'attractivité par rapport au numérique. Les solutions matérielles ont été quelque peu victimes du succès du numérique. L'électronique n'était plus très « à la mode ». Pourtant, sans solution matérielle, il n'est pas possible de développer des solutions numériques dignes de ce nom.
Le manque d'attractivité concerne notamment les jeunes filles. Je suis un contre-exemple, même si je ne suis plus très jeune. En termes de féminisation de la filière, seuls 20 % de filles sont attirées par les sciences en général. Nous sommes impliqués sur ce sujet.
Comme l'a dit Thierry Tingaud, nous essayons de créer des discussions entre les écosystèmes. C'est ce que nous tentons de faire au sein de la filière, en mobilisant à la fois les acteurs de l'enseignement supérieur, de l'éducation nationale et les industriels afin que chacun puisse identifier les différents sujets et mettre en place des actions. Dans ce cadre, nous avons formé un groupe de travail impliquant tous les champs. Ce groupe de travail est composé de directeurs des ressources humaines (DRH), d'acteurs de terrain au niveau industriel, d'enseignants-chercheurs, d'acteurs de la formation continue comme l'Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA) et des représentants du ministère de l'emploi. Nous regroupons donc toutes ces différentes composantes. Nous avons identifié plusieurs actions à mener.
Cette démarche a aussi lieu dans le cadre d'un Engagement développement et compétences (EDEC). Nous avons été lauréats au niveau de la filière pour ce projet. Ce projet se mène aussi avec la photonique, secteur qui rencontre les mêmes problèmes que nous. Dans le cadre de cet EDEC, nous disposons d'environ 500 000 euros à partager avec la photonique sur quatre grands axes.
Dans le but que nous soyons certains de bien dimensionner le projet et l'offre de formations, le premier axe vise à réaliser une cartographie dynamique des métiers en tension. De grands besoins existent actuellement. Il n'est plus possible de trouver certains opérateurs et certaines compétences considérables sur le marché. Il existe donc des besoins criants, notamment dans les domaines de l'analogique, de la technologie et du hardware. Ces besoins sont identifiés. Nous recevrons les résultats de cette cartographie en novembre. Globalement, tous les signaux repérés à la construction de la filière sont vérifiés et seront confirmés par l'étude menée dans le cadre de cet EDEC.
Le deuxième grand sujet est l'alternance. Nous travaillons pour développer cette alternance. Nous avons un autre sujet sur les formations initiales et formations continues. Nous souhaitons diversifier les offres de formation et amener, le plus rapidement possible, les compétences et les personnes sur les postes actuellement ouverts au niveau industriel.
Merci. Je me permettrais de vous poser deux questions sur la partie formation. Objectivement, quels sont les meilleurs pays en termes d'enseignement de l'électronique ? La France et l'Europe sont-elles bien classées ? Nous voyons passer des classements, qui valent ce qu'ils valent.
Oui. Je veux dire que les classements ont la valeur qu'on leur donne. Néanmoins, ils reflètent une certaine réalité. Disposons-nous du meilleur enseignement ou de l'un des meilleurs enseignements au monde dans ce domaine ?
J'aimerais vous poser une deuxième question. Selon vous, est-ce que la création d'une sorte d'école européenne ou de filière européenne de l'enseignement dans ce domaine aurait du sens ? Une telle création pourrait-elle susciter une « force de frappe » et de l'attractivité ? Permettrait-elle de profiter de l'attractivité d'autres pays européens, supérieure à la nôtre dans ce domaine ?
Concernant le classement de Shanghai, ma réponse est affirmative. En France, il existe de très bonnes écoles et universités représentées dans ce classement. Il me semble que c'est Orsay qui fait partie des dix meilleurs établissements actuellement au niveau ingénierie et électronique. Je pense que nous avons de très bonnes compétences qui, de plus, sont particulièrement recherchées par les pays extérieurs. Nous formons très bien les étudiants. Je pense qu'ils sont très contents de la formation reçue. Bien souvent, ces étudiants vont se vendre ailleurs et font progresser des secteurs d'activités entiers chez nos concurrents. Il faut en prendre conscience.
Des laboratoires de recherche sont vraiment des pépites. À mon avis, ils sont sous-exploités au niveau du territoire. D'excellents docteurs sont formés dans ces laboratoires, ainsi que des spécialistes, pas assez reconnus non plus au niveau national.
Concernant la création d'une école européenne, il s'agit en effet d'une option. Je pense que nous pouvons retrouver le même niveau de compétences dans différents pays. Par exemple, l'Allemagne a la même approche et la même structuration que nous au niveau de la recherche même si leurs mécanismes sont quelque peu différents. J'avais personnellement participé à des projets européens, menés par le secteur de la défense, avec sept ou huit partenaires européens ayant exactement les mêmes ambitions et la même façon d'aborder l'électronique que nous.
Si je puis compléter ce que vient de dire Virginie Hoel, j'ai l'expérience d'avoir fait travailler des équipes de développement en France, en Inde ou en Chine. Le niveau intrinsèque des ingénieurs européens est très bon. Nous manquons de bras mais le niveau de compétences et de capacité à résoudre un problème compliqué est fort. Cela est moins le cas en Inde et en Chine où les ingénieurs sont plus nombreux mais disposent de moins de capacité de résoudre des problèmes compliqués. En Inde et en Chine, les ingénieurs disposent plus de la capacité de reproduire ce qu'ils ont appris que de celle de découvrir des choses. Cela tient vraisemblablement au mode d'apprentissage dans l'éducation française. Nous disposons donc vraiment de compétences.
J'ajouterais l'importance cruciale du crédit d'impôt recherche (CIR) si l'on veut maintenir de la recherche et du développement en France. C'est absolument fondamental. Dans une entreprise comme STMicroelectronics, dont l'effectif s'élève à 46 000 personnes dans le monde, un tiers des effectifs travaille dans la recherche et le développement. Naturellement, à chaque fois, vous regardez la balance économique par rapport au coût d'un ingénieur en Chine, en Inde, aux États-Unis ou ailleurs. L'impact du CIR est décisif.
Comme vous l'avez vu, notre filière est très mobilisée sur ces sujets de souveraineté numérique, avec un certain nombre de dispositifs de soutien français ou européens, évoqués pour certains ce matin. Nous avons notamment évoqué le PIIEC et le plan Nano 2022. Le PIA, qui arrivera dans sa version 4, est également très important pour notre secteur. Certains volets de ce plan concerneront directement les thématiques sur lesquelles nous travaillons, particulièrement l'intelligence artificielle ou le CIR. Il existe d'autres dispositifs que je souhaitais également mentionner, tels que le dispositif de la jeune entreprise innovante (JEI) et les programmes européens Horizon Europe et Digital Europe, dont nous sommes assez familiers. Ces deux programmes européens viennent utilement compléter les instruments pour accompagner l'industrie européenne, à la fois dans sa recherche et ses développements. Je me suis permis d'attirer votre attention sur ces différents dispositifs complémentaires, d'une importance capitale pour la filière.
Merci. Au sujet de la souveraineté pour votre filière, quels sont les grands enjeux et menaces que vous pouvez voir ? Nous en avons évoqué plusieurs. Sommes-nous passés à côté de quelque chose ?
. Je pense que nous avons évoqué les principaux enjeux et menaces. Nous voyons bien qu'il existe une prise de conscience des enjeux au niveau mondial, au sujet des composants électroniques. Cette prise de conscience est vraiment très forte. La Chine, les États-Unis mais aussi le Japon, la Corée et Taïwan consentent des investissements massifs pour avoir un leadership mondial dans ce domaine.
Je pense que nous possédons de réelles compétences en France et en Europe dans les domaines que j'ai mentionnés, pour le marché des nouveaux véhicules. Ce point est très important.
Nous sommes particulièrement focalisés sur l'offre de solutions pour contribuer à la transition écologique, en apportant beaucoup de régulations faites par des composants du type microcontrôleurs afin de réguler et de réduire la consommation d'énergie. Cela fait aussi partie des axes stratégiques de l'entreprise.
Je pense que nous avons besoin de capitaliser sur nos points forts et d'avoir une stratégie d'élargissement de ces points forts. L'intelligence artificielle embarquée est typique. Nous devons continuer en ce sens.
Il faut veiller à ne pas se diversifier. Je sais qu'il existe aujourd'hui des réflexions sur la souveraineté purement numérique, c'est-à-dire « qu'en est-il des microprocesseurs ? » et « qu'en est-il des mémoires ? ». Par rapport à ce que vous disiez précédemment, monsieur le rapporteur, sur les enjeux de l'intelligence artificielle dans le cloud, ces éléments nous semblent très compliqués à réinitialiser sauf si nous pouvons travailler sur de nouvelles générations du type technologies quantiques. En effet, tout est ouvert sur ces nouvelles générations et il existe sans doute des compétences en France avec, entre autres, le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Il s'agit peut-être d'une voie à moyen terme ou à long terme, pour revenir sur ces aspects de processeurs numériques purs avec des technologies complètement différentes. Néanmoins, sur le digital traditionnel, cela me paraît compliqué.
Imaginons que le « deal » ne soit pas une réussite entre ARM et Nvidia. Existe-t-il un acteur européen ayant la capacité de se porter acquéreur d'ARM ? Que manquerait-il aux entreprises majeures de la filière pour que celles-ci puissent se regrouper ? Vous l'avez dit vous-même, ARM fabrique le cœur de l'ensemble des composants que vous utilisez pour ensuite les revendre. Plutôt que de laisser passer son fournisseur principal et se mettre en position de dépendance, il pourrait être intéressant de se réunir à plusieurs afin de le racheter. Un tel rachat est-il faisable ? Que faudrait-il pour pouvoir l'effectuer ?
. Il est quelque peu compliqué pour moi d'évoquer ce sujet pour des questions de confidentialité. Des axes de réflexions de cette nature sont menés par la direction générale des réseaux de communication, du contenu et des technologies (DG CONNECT). Je ne peux pas en dire plus mais cela représente 40 milliards de dollars. Le sujet que vous évoquez n'est pas strictement européen. Je pense que la réflexion existe au Japon, en Corée, à Taïwan et à Singapour. Cette réflexion doit éventuellement être poussée davantage. Mais il est compliqué de s'inscrire dans un processus de rachat d'entreprise privée.
J'aimerais des précisions sur la suite de ces échanges.
Nous sommes au début des auditions. L'idée est de voir clairement quelles sont les voies. C'est dans ce but que nous posions la question de l'intelligence artificielle dans le cloud et de l'intérêt d'y investir ou non. Vous avez parlé de diversification à ce sujet. Nous sommes au début des auditions, sachant que le rapport doit être rendu pour juin 2021. Nous sommes au début de la démarche et souhaitons baliser l'ensemble du champ. C'est pour cela que nous souhaitions vous auditionner très rapidement car, effectivement, de nombreuses informations ont été données sur le digital pur. Nous nous rendons compte que le digital sans le matériel ne fonctionne pas. Il était donc nécessaire de vous entendre au début, quitte à réorganiser éventuellement des auditions très spécifiques sur des points identifiés dans les semaines et mois à venir, afin de comprendre comment créer des synergies.
La séance est levée à 10 heures 35.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Philippe Latombe
Excusés. - Mme Marietta Karamanli, Mme Laure de La Raudière, Mme Marion Lenne, Mme Nathalie Serre