Intervention de Cédric O

Réunion du jeudi 22 octobre 2020 à 10h00
Mission d'information sur le thème « bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Cédric O, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie, des finances et de la relance et de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la transition numérique et des communications électroniques :

Le sujet nécessiterait peut-être quatre ou cinq auditions pour être traité dans le détail. Il n'a échappé ni à cette mission ni, maintenant, à l'ensemble des Français, que la souveraineté numérique est désormais au cœur des questions de souveraineté nationale, qu'il s'agisse des questions de souveraineté économique ou de souveraineté politique.

Nous l'avons vu pendant le confinement, les outils ayant permis de rendre le confinement plus acceptable, plus supportable, étaient très souvent des outils anglo-saxons. Nous nous rendons dramatiquement compte – avec les évènements de la semaine dernière – que certaines infrastructures numériques essentielles, presque aussi importantes que les ponts, les réseaux d'eau, le réseau téléphonique ou les routes, sont des infrastructures privées – ce qui n'est pas forcément un sujet en tant que tel – sur lesquelles l'État et les institutions publiques ont peu de capacité de régulation dans le cadre juridique actuel. Elles sont quasiment toutes anglo-saxonnes. Les alternatives européennes peuvent exister mais ont de toute évidence une empreinte économique et démocratique bien moindre.

Vous avez évoqué la régulation des grandes plateformes. C'est, je pense, l'un de deux piliers absolument essentiels de la question de la souveraineté numérique mais ce n'est pas le plus important. Le plus important est notre capacité à maîtriser ces technologies et à avoir des acteurs économiques capables de concurrencer les grands acteurs américains et chinois.

Je prends quelques exemples dans des secteurs clés que sont l'intelligence artificielle (IA) et le cloud. D'après les chiffres de 2017, les Américains investissent chaque année 40 milliards de dollars dans l'IA, tandis que les grandes plateformes chinoises et le gouvernement chinois investissent chaque année 40 milliards d'euros. Les chiffres sont similaires en ce qui concerne le cloud. Les investissements des entreprises européennes dans ces deux domaines, qui sont absolument stratégiques pour notre souveraineté, ne dépassent pas 4 milliards d'euros.

L'entreprise Apple, à elle seule, vaut quant à elle actuellement plus que l'ensemble du CAC 40. Dans quelques semaines, ce sera aussi vrai pour Microsoft. L'émergence de ces géants leur donne une puissance financière, une puissance d'investissement et d'acquisition, qui est sans commune mesure avec ce que les entreprises européennes et les États européens sont capables de faire. Nous pouvons considérer que ces entreprises sont trop grosses. C'est probablement le cas mais, même si elles valaient dix fois moins, elles conserveraient des valorisations et des capacités d'investissement inatteignables aujourd'hui pour les Européens.

L'âge moyen des entreprises du CAC 40 est supérieur à cent ans. L'âge moyen de leurs homologues anglo-saxonnes est inférieur à vingt ans et, pour les Chinois, il doit être inférieur à dix ans. Les deux dernières introductions en bourse d'une entreprise technologique française de plus d'un milliard d'euros – soit environ 1 500 fois moins qu'Amazon ou Apple – sont Dassault Systèmes en 1996 et Worldline.

L'équation économique est très simple : soit nous sommes capables de faire émerger des entreprises dont la puissance est aussi forte que celle des Américains et des Chinois, soit toute notion de souveraineté numérique est absolument illusoire. La régulation ne suffira pas à tout résoudre. Diminuer la taille ou démanteler ne changera pas le fait que ceux qui ont les produits et qui investissent sont les Américains et les Chinois.

Il ne faut certes pas avoir une vision binaire du sujet. L'écosystème de la French Tech se développe. Nous avons des investisseurs, des entrepreneurs, des entreprises extraordinaires. Cet écosystème devient actuellement le premier de l'Union européenne, ce qui est très encourageant. Cependant, la question économique reste centrale. Nous n'aurons pas de souveraineté technologique si nous ne sommes pas capables de créer les conditions financières adaptées, au sens des conditions fiscales, du marché du travail, des conditions de fiscalité individuelle.

C'est encore plus vrai dans une situation où les citoyens européens sont schizophrènes. Le consommateur adore ces grands groupes même en détestant leur comportement fiscal, éthique… Il « vote avec ses pieds » mais plébiscite le service qu'ils rendent. Si ce n'était pas vrai, Facebook n'aurait pas le monopole des réseaux sociaux, Amazon n'aurait pas une telle empreinte sur le commerce en ligne, Google n'aurait pas le monopole des moteurs de recherche. La raison est simple ; ces groupes sont en effet extrêmement forts en termes de consumérisme. Le premier élément pour faire émerger des entreprises capables de concurrencer les entreprises anglo-saxonnes s'appuie dès lors sur l'investissement, l'environnement fiscal et l'environnement du marché du travail.

Chaque année, 5 milliards d'euros sont investis dans les start-up françaises et plus de 100 milliards dans les start-up américaines. Je n'ai pas le chiffre européen mais il est largement inférieur au chiffre américain. Il existe actuellement environ 450 « licornes » – des entreprises valorisées à plus d'un milliard d'euros – dont environ 200 aux États-Unis, 200 en Chine et 30 en Europe.

Nous n'avons pas d'autre choix que de développer un écosystème numérique à la hauteur des enjeux, justifiant que le Président de la République, le Premier ministre et moi-même y consacrons autant de temps et d'investissements, notamment dans le cadre du plan de relance. L'horizon indépassable de notre souveraineté numérique est d'avoir les acteurs capables de la réaliser, au-delà des décisions sectorielles dans le domaine des jeunes entreprises disruptives – « Deep Tech » –, de la cybersécurité ou des biotechnologies. C'est au cœur de ce que veut faire la Commission européenne, avec des montants d'investissements extrêmement importants, au cœur de la politique du Gouvernement. Nous devons avoir cette dimension offensive car la dimension de la régulation ne suffit pas.

Le deuxième pied sur lequel nous devons avancer est la régulation, d'un point de vue souverain sans doute mais aussi démocratique et économique. Aux États-Unis et en Chine, des acteurs économiques dont l'empreinte sur notre économie et notre démocratie est difficilement soutenable ont émergé. C'est vrai dans le domaine économique avec des comportements prédateurs et monopolistiques ou oligopolistiques. C'est vrai dans le domaine démocratique comme les évènements récents nous l'ont démontré.

Dans ce cadre, la régulation de ces acteurs est une question internationale qui se pose en France évidemment mais en Europe de façon plus générale et aussi aux États-Unis. Je suis allé aux États-Unis à la fin de l'année dernière ; la question de la puissance de ces acteurs et de leur empreinte est centrale dans l'équilibre démocratique des États-Unis eux-mêmes. Nous verrons ce qu'il se passera en fonction du résultat des élections américaines mais la régulation de ces acteurs nous semble aujourd'hui indispensable. C'est ce que la France porte de manière extrêmement forte dans le Digital Services Act qui doit être présenté par la Commission européenne début décembre.

Les deux éléments principaux sont : la nécessité de la mise à jour de nos règles de concurrence pour faire en sorte que nous les adaptions à la question de l'économie numérique et des modèles d'affaires des grands acteurs du numérique ; la nécessité de mettre en place une régulation spécifique de ce que nous appelons les plateformes structurantes, c'est-à-dire les plateformes qui ont une empreinte telle dans un secteur ou sur une économie qu'elles deviennent des gatekeepers, des gardiens de l'accès. Ces plateformes étant quasiment devenues des infrastructures essentielles, elles doivent se voir appliquer une régulation ex ante qui soit à la hauteur de l'enjeu tout comme nous avons régulé les réseaux d'eau, les réseaux téléphoniques, les réseaux routiers… Je pense aux réseaux sociaux, aux terminaux mobiles, aux moteurs de recherche. Il nous faut un régulateur à la hauteur de cette ambition.

Si nous voulons recouvrer notre souveraineté politique sur ce domaine à la croisée du politique et de l'économique, nous devons avancer sur ces deux points : être au bon niveau économique et avoir des acteurs que nous régulons ici même.

Il est important d'avoir des acteurs que nous régulons ici, pour une raison simple : je suis persuadé que les entreprises ont une identité et une nationalité. Lorsque vous êtes sur une plateforme ou un réseau social américain, vous êtes régulé par des conditions générales d'utilisation d'inspiration anglo-saxonne. Vous êtes soumis à une entreprise dont l'identité est profondément anglo-saxonne même si elle s'adapte évidemment de temps en temps au pays dans lequel elle opère. Une entreprise dont le siège social et le patron sont américains est différente d'une entreprise dont le siège social et le patron ou la patronne sont européens par leur culture, par leur approche de la question des valeurs de l'entreprise et par la capacité d'influence des états. Cette question de la régulation dépasse l'aspect national. Elle me semble être une question démocratique. Nous avons donc à la fois une question économique offensive et une question de régulation plus défensive.

Le Digital Services Act est un horizon extrêmement important et décisif pour les dix ans qui viennent. Soit l'Europe est à la hauteur de l'enjeu, soit nous aurons laissé passer une occasion absolument décisive. Les premières propositions mises sur la table par la Commission européenne sont extrêmement intéressantes et positives, je dois le dire. Nous savons toutefois qu'il peut arriver qu'elles s'effilochent avec le temps. J'ai rappelé au Conseil « Télécommunications » de la semaine dernière que nous sommes vigilants pour maintenir ce niveau d'ambition. Nous sommes sur ce sujet alignés avec la plupart des pays européens, notamment avec l'Allemagne ou les Pays-Bas avec lesquels j'ai cosigné un document sur la régulation.

Vous avez évoqué la cybersécurité qui est évidemment au cœur de la souveraineté numérique. Nous devons être très forts en cybersécurité mais ce n'est pas indépendant de la question économique. La cybersécurité demande de l'intelligence artificielle, de la maîtrise du cloud … Si nos acteurs ne sont pas parmi les meilleurs du monde dans l'intelligence artificielle et la maîtrise du cloud, nous serons en retard en matière de cybersécurité. Il ne suffit pas de financer les spécialistes du cloud ou de l'intelligence artificielle ; Facebook n'a notamment rien d'une entreprise profondément technologique à l'origine, c'est un réseau social. Toutefois, cette entreprise a tellement grossi, est devenue tellement monopolistique qu'elle vaut maintenant 700 milliards de dollars et est capable d'investir des dizaines de milliards de dollars.

L'État n'a pas à choisir entre une entreprise de cybersécurité, une entreprise de livraison de repas et une entreprise de réseau social pour l'investissement et la croissance de l'écosystème économique parce que c'est peut-être une entreprise de réseau social qui, demain, grossira et aura une capacité d'investissement telle qu'elle deviendra un acteur majeur de l'intelligence artificielle.

Nous considérons la question de la cybersécurité comme critique. Nous avons dans le cadre du plan de relance décidé que la cybersécurité serait particulièrement traitée parmi les marchés critiques. C'est un sujet sur lequel la France, comme dans tous les domaines de la souveraineté, a la volonté d'être autonome.

Je rappelle que la France est dans le monde occidental, à part les États-Unis, le seul pays qui s'attache à maîtriser l'ensemble de composantes de la souveraineté stratégique. Cela va de la question nucléaire à la cybersécurité offensive et défensive où la France est attachée à ne dépendre d'aucun pays, que ce soit pour ses capacités de renseignement ou pour ses capacités défensives d'attribution et de contrôle de ce qu'il se passe sur ses réseaux par l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI). Cette agence est considérée comme dans le top 5 ou 6 des agences ayant un savoir-faire en matière de cybersécurité.

Nous avons besoin, en plus de ce savoir-faire reconnu par les entreprises et nos homologues européens, de développer un écosystème privé d'entreprises de la cybersécurité. Nous avons plusieurs acteurs de taille internationale, notamment dans les très grandes entreprises françaises comme Orange, Thalès, Atos, Airbus, Capgemini, que ce soit dans la production de matériel ou de logiciels. Nous avons un écosystème très performant de start-up, de petites et moyennes entreprises et d'entreprises de taille intermédiaire (PME et ETI). Nous souhaitons consolider ce savoir-faire pour maîtriser l'ensemble des chaînons technologiques de la cybersécurité. Nous avons vu à travers le développement des attaques informatiques des institutions, des entreprises ou même des citoyens, à quel point cette maîtrise est importante.

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