Intervention de Geneviève Bouché

Réunion du jeudi 29 octobre 2020 à 9h30
Mission d'information sur le thème « bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Geneviève Bouché, présidente du Forum Atena :

Je suis présidente du Forum Atena, la deuxième présidente puisque ce think tank date de 2007. Les Français connaissent mal l'histoire du numérique français en raison d'une omerta très forte. Le temps commence à venir de raconter cette histoire. Pour moi, il s'agit quasiment d'une affaire de famille, puisque je suis la petite-fille de du mathématicien René Dontot qui a créé les mathématiques qui permettent de faire les univers 3D, et je suis la nièce de Jacques Dontot, dirigeant de Thomson CSF, qui a été entravé dans le développement du numérique, dirigeant qui a créé Sony France avec des laboratoires en France avec son ami Morita Akio, qui était le fondateur de Sony. La France et le Japon étaient pendant les années 1950, 1960 et 1970 très en pointe dans le numérique.

J'ai fait mes études à l'université de Paris-Dauphine, pour devenir ingénieure systèmes télécoms et en économie. Au niveau du troisième cycle, j'ai fait une spécialisation qui préparait aux fonctions de commissaire au plan et j'étais la « thésarde de service » qui était dans le périmètre de Simon Nora qui rédigeait alors le rapport Nora-Minc. Nous avions des réflexions sociétales extrêmement poussées, sur les relations entre numérique et société. Surtout, les liens entre numérique et géopolitique n'ont jamais cessé de me préoccuper.

Quand je suis arrivée à France Télécom, j'ai été en charge de développer le numérique français dans les couches hautes. J'ai dirigé une équipe d'ingénieurs qui a été brutalement coupée en deux en 1981 ou 1982 : la moitié est partie aux États-Unis et l'autre moitié a été dispersée en France. Cette coupure a été un traumatisme pour nous. Nous avons su ce qui nous était arrivé : l'on nous a expliqué que ce qui nous était arrivé n'était pas racontable, avec des moyens de pression assez forts.

J'en viens au sujet qui nous préoccupe aujourd'hui. Finalement, le savoir-faire n'a pas quitté le territoire. Nous sommes quand même assez nombreux. Que peut-on faire avec le numérique ? Sur ce sujet, la pensée française et européenne était absolument différente de la pensée américaine. Quand la moitié de mon équipe est partie aux États-Unis, mes archives sont aussi parties au MIT (Massachusetts Institute of Technology). Nous avons eu des échanges avec les Américains et nous avons tout de suite vu que nous n'avions pas du tout la même idée. Ils avaient une idée hégémonique, une idée de soft power, qui aujourd'hui montre ses limites.

Nous avions une idée complètement différente : rendre la France efficace. Les accords secrets qui faisaient que nous n'avons pas pu développer notre numérique à nous reposaient sur des idées très avant-gardistes. Nous voulions faire un numérique biomimétique ou symbiotique, c'est-à-dire très modulaire, « scalable » et interopérable. Nous partions du principe qu'un problème doit pouvoir être traité en interaction avec les autres et qu'il existe des variants et des invariants. Il faut faire un numérique qui est bien adapté à un certain endroit, un autre qui ressemble avec les invariants et qui s'adapte avec les variants d'un autre endroit et, de cette façon, l'on arrive à avoir un numérique en rhizome.

L'Europe a été entravée dans le développement de son propre secteur numérique. Les grands informaticiens ont en général des cursus scolaires chaotiques, car c'est quelque chose qui relève plus de la créativité, de la compréhension du monde que de la rationalité qui est essentielle pour faire un bon parcours, rentrer dans les bonnes écoles, etc. Tous ces résilients de l'informatique qui font de l'informatique parce qu'ils y voient de l'esthétique, parce qu'ils y voient de l'enthousiasme, parce qu'ils y voient un espace où l'on peut changer le monde, se sont organisés à travers l'Europe.

L'Europe a la communauté open source la plus vivace du monde. Il s'agit d'un fonds de commerce extrêmement précieux pour l'Europe. L'Europe, c'est les premiers systèmes d'exploitation qui ont été repris par IBM, en contre-feu de la puissance de Microsoft, c'est Skype que vous connaissez, c'est tout ce qui a été fait dans le peer-to-peer. Toutes ces réalisations reflètent tout à fait la pensée du numérique européen qui est un numérique modulaire, « scalable » et interopérable. C'est notre mode de pensée, et cela tombe bien parce que l'Europe, sur le plan politique et géopolitique, est la zone géographique qui est en train d'inventer une forme de démocratie qui est régie par ces principes.

Aujourd'hui, nous avons en France tous les composants pour faire un numérique alternatif et pourtant compatible avec le numérique mondial. En matière de management de l'innovation, on explique à nos étudiants que, quand on a pour une raison quelconque raté une marche dans une évolution, courir après le leader est inutile, il est de loin préférable de se mettre à l'affût de la vague suivante, voire la susciter et, à ce moment-là, reprendre la main.

Le numérique qui nous est imposé, auquel vous avez fait allusion dans votre mot introductif, qui désigne assez fortement les GAFAM et les BATX, c'est pour nous le numérique 0.0. C'est un numérique qui est basé sur une chimère : devenir le maître du monde. Quand vous vous référez à la légende de Babel, vous savez que cette idée est mortifère. Ce 0.0 est centralisateur. Or la centralisation en informatique en particulier et en management de systèmes introduit forcément de la calcification. Ce numérique 0.0 n'est donc pas éternel. Il a été construit avec une grande rapidité (vingt ans pour les GAFAM et une dizaine d'années pour les Chinois). En matière de technologies, plus vive est l'ascension, plus vive est le retournement technologique. Quand nous nous adossons à ce numérique, nous prenons un risque.

Nous avons donc intérêt à nous mettre en pole position sur la vague qui arrive, sur un numérique modulaire, « scalable », etc. C'est ce qui se fait de fait, même sans avoir l'autorisation, c'est ce que ma corporation, celle des informaticiens, et en particulier les informaticiens systèmes et réseaux, ont fait. En France, nous avons des noyaux à portée de main. Vous avez toute la bibliothèque Framasoft dont on ne s'occupe pas ou tout à fait insuffisamment. Elle est d'ailleurs en ce moment en train de replier la toile, ce qui est dommage. Il faut vite voler à leur secours et leur donner la lumière dont ils ont besoin.

En matière de numérique, nous avons écouté attentivement l'audition de Cédric O. Je vous ai envoyé par écrit l'analyse que nous en faisons. Cédric O est très impressionné, puisqu'il a une culture un peu financière, par la capitalisation des acteurs du numérique américains et chinois. Il faut avoir une vision économique de la question. La richesse dont nous parlons est une richesse immatérielle. Une richesse immatérielle ne se comporte pas du tout comme une richesse matérielle. Quand vous vous servez d'une richesse matérielle, elle se déprécie alors que quand vous vous servez d'une richesse immatérielle, elle se bonifie.

Nous avons cette richesse immatérielle, nous avons le POC estonien qui est l'une des architectures système les plus abouties qui existent au monde. Il s'agit d'un modèle. Il existe du tourisme technologique en Estonie. Je suis vraiment admirative du travail qui a été fait avec des Français, des Danois, des Européens en général. Les Français se sont impliqués dans cette architecture qui est d'inspiration d'Europe du Nord. Les circonstances ont fait que nous ne valorisons pas cette richesse immatérielle, mais elle est sur le territoire. Il suffit de se mettre d'accord sur le numérique que nous voulons.

En matière d'architecture réseau, nous préconisons une architecture appelée RINA (Recursive InterNetwork Architecture). RINA est basée sur le datagramme qui a été designé dans les années 70, mais qui a fait l'objet de recherches permanentes jusqu'à aujourd'hui. RINA est expérimentée en Arménie actuellement avec beaucoup de succès. Vous savez que l'internet se fragmente. Ce n'est pas la peine de lutter contre la fragmentation de l'internet. Je vous renvoie à la légende de la Tour de Babel pour comprendre ce que vit l'internet mondial.

Aujourd'hui, nous nous retrouvons dans une situation qui ressemble au Moyen Âge, mais dans le cyberspace. Au Moyen Âge, l'on a construit des châteaux forts pour protéger les richesses et les gens qui créent de la richesse en cas d'attaque. En matière de cybersécurité, nous préconisons d'avoir l'équivalent des châteaux forts qui nous permettent de protéger notre environnement et de gérer de façon séparée les indésirables internes et les indésirables externes. Le numérique que nous préconisons est un numérique qui n'a pas pour vocation de faire de l'autarcie numérique, car l'autarcie est mortifère. Dans la nature, une cellule qui ne communique plus avec son extérieur meurt.

Nous préconisons un numérique qui gère de façon différenciée ce qui se passe à l'extérieur, ce qui se passe à l'intérieur et les échanges entre l'intérieur et l'extérieur. C'est ce qu'ont fait les Chinois. Nous ne sommes pas obligés de répliquer le modèle chinois parce qu'il présente des difficultés, mais c'est dans cet esprit que nous devons nous trouver.

Je peux vous dire que, quand nous créons un événement, nous sommes stupéfaits de l'enthousiasme que nous suscitons. Vous vous souvenez sans doute des grands débats en 2018, menés par M. Macron. Nous avons pris l'initiative, avec un consortium de think tank s liés au numérique, d'organiser un grand débat avec les quatre thèmes de l'époque, en les traitant uniquement sous l'angle numérique. Nous avons fait salle comble bien que, le même jour, se déroulait un match de foot important, et nous avons dû organiser une deuxième édition.

Je peux vous dire que, quand Cédric O déclare que les Français sont schizophrènes, car ils ont peur des GAFA mais qu'ils n'arrêtent pas de les utiliser, il se trompe. Les Français disent : « Donnez-nous quelque chose d'alternatif. » On nous répond, dans le cadre du débat sur la base de données de santé : « Oui, mais nous sommes obligés d'utiliser la matière américaine parce que la nôtre est trop faible. » En matière de création de richesse immatérielle, il faut comprendre que l'on s'enrichit en utilisant ce que l'on fabrique. Qwant nous l'a très bien montré. Qwant était dénigré pour de multiples raisons, et notamment parce qu'il utilisait le moteur Bing de Microsoft. C'est tout à fait faux, car l'interface joue un rôle extrêmement important puisqu'elle vous anonymise. Du jour où l'on a aidé Qwant à prendre de l'ampleur, Qwant a réalisé des progrès absolument considérables et aujourd'hui, de plus en plus de Français – j'espère que vous en faites partie – utilisent Qwant sans même s'en rendre compte.

Pour revenir aux questions que vous nous posez, il faut prendre conscience de l'histoire réelle du numérique. Les Américains nous ont laissé développer un certain nombre de travaux et, à un moment donné, ils nous ont tordu le bras pour que nous signions des accords pour que nous arrêtions tous nos travaux et que nous leur cédions le passage. Cependant, tous nos travaux n'ont pas quitté le territoire : il s'agit de la richesse immatérielle. Cette richesse immatérielle existe à travers des aînés qui la portent encore et à travers des jeunes qui s'y intéressent de plus en plus. L'élan qu'avait créé French-Road dans la communauté open source était tout à fait extraordinaire. French-Road est une communauté de développeurs open source qui ont actualisé les modules de French-Road pour les rendre encore plus « scalables » et actualisés.

Il faut se prémunir contre les dégâts croissants que créent les GAFA et les BATX. Nous allons le faire surtout avec de l'information et de la formation.

Il se trouve que j'ai été dès le départ dans l'association 100 000 entrepreneurs, une association qui demande à des gens qui ont créé des start-up de venir témoigner dans les établissements scolaires et universitaires de façon à ce que les jeunes puissent se positionner par rapport à l'entrepreneuriat. Cette association a le même âge que Forum Atena, une douzaine d'années. Elle connaît un succès extraordinaire. Elle est reconnue par l'éducation nationale.

Quand Cédric O nous parle de formation, je suis très réservée parce que le cursus qui est proposé vise à faire des enfants qui vont devenir des hommes numériques. Je pense qu'il faut en faire des enfants qui vont devenir des avertis du numérique. En parallèle, il faut allumer la petite étincelle qui permet de tirer parti de tout ce patrimoine qui est chez nous, toute la bibliothèque Framasoft, tout ce qu'a fait French-Road… Lancelot va vous parler de tout cela sous un autre angle. Il faut absolument préparer l'après, le numérique 1.0.

Je précise que toutes les solutions concernant les couches basses que nous préconisons à Forum Atena, qui sont essentiellement les couches réseaux (RINA) et les couches immédiatement au-dessus (l'architecture de la donnée, que nous appelons French-Road), ne sont pas incompatibles avec le réseau internet, elles fonctionnent dans la tuyauterie du réseau internet, mais avec une approche, une philosophie qui est radicalement différente.

Dernier point, depuis 20 000 ans, les hommes ont développé la monnaie. La monnaie fonctionne sur la confiance. Quand une monnaie inspire confiance, on l'utilise pour faire du commerce. Le commerce est ce qui a permis de réaliser des progrès techniques et même des progrès sociaux. Là, l'étape sociétale que nous sommes en train de vivre fait que nous allons continuer à faire des progrès techniques, mais c'est surtout des progrès sociaux que nous allons faire, des progrès culturels et des progrès peut-être spirituels aussi. Nous avons besoin de protéger l'environnement. Tout ceci va être fait avec du numérique, de l'échange de données et il nous faut des infrastructures dans lesquelles on échange de la donnée en toute confiance et dans lesquelles les utilisateurs sont engagés parce qu'ils utilisent cette infrastructure.

L'un des problèmes fondamentaux du numérique américain est l'absence d'identification de l'individu, ce qui trouve son explication dans la pensée californienne. Nous, au contraire, à l'époque, nous avions considéré que l'individu était engagé. Nous avions beaucoup utilisé le droit de la presse sur l'engagement. Nous avions bien prévenu les individus qu'ils n'étaient pas des journalistes dans leur prise de parole, mais qu'ils étaient engagés. Un journaliste a une carte de journaliste et, s'il dit des bêtises, il perd sa carte et il ne peut plus exercer. Il s'agit d'une profession réglementée. À propos des professions réglementées, il me semble absolument impératif qu'il existe un ordre des informaticiens : c'est une idée que les Américains ont toujours refusée. Code is law now. Le code fait la loi. Il faut que le code soit écrit par des gens assermentés, qui peuvent perdre leur droit d'exercer.

Dernier point, il nous faut des héros. Si vous demandez à un enfant de citer le nom d'un informaticien, il ne citera que des noms américains, qui ont réussi parce qu'ils avaient une équipe autour d'eux. Notre système d'éducation ne sait pas repérer les gens qui ont le profil pour être de grands informaticiens. Il n'existe pas de grande école informatique reconnue dans le système des grandes écoles. Effectivement, jusqu'à maintenant, les grandes écoles sont des écoles inféodées aux éditeurs de logiciels et aux constructeurs d'ordinateurs, et donc à des instances qui ne sont pas les nôtres. Il va falloir inventer quelque chose de nouveau. La tentative avec l'École 42 n'a pas tenu toutes ses promesses. Il nous faut des héros qui inspirent les jeunes. C'est pourquoi je vous renvoie à ma suggestion autour des 100 000 entrepreneurs.

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