Mission d'information sur le thème « bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Réunion du jeudi 29 octobre 2020 à 9h30

Résumé de la réunion

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  • souveraineté
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  MoDem    UDI & indépendants  

La réunion

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Audition, ouverte à la presse, de Mme Geneviève Bouché, présidente du Forum Atena, et de MM. Éric Lemaire, président, et Wilfried Bartsch, ancien président de l'association pour la souveraineté numérique Opération Lancelot.

La séance est ouverte à 9 heures 35.

Présidence de M. Philippe Latombe, rapporteur.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Le président Jean-Luc Warsmann est avec nous en audio. Je vais le remplacer pour le mot d'ouverture. Je suis très heureux de vous accueillir aujourd'hui, Mme Geneviève Bouché, présidente du forum Atena, MM. Wilfried Bartsch et Éric Lemaire, présidents ancien et actuel de l'association Opération Lancelot.

Notre mission d'information va, pendant plusieurs mois, se pencher sur les moyens de bâtir et de promouvoir une souveraineté numérique française et européenne. Il nous apparaît primordial de recueillir l'analyse d'acteurs au croisement des sphères publique et privée.

À cet effet, nous souhaiterions que vous nous présentiez en quelques mots vos organisations respectives afin de nous indiquer leur mode de fonctionnement, leurs activités et la façon dont elles s'engagent sur cette thématique.

Le thème de la souveraineté fait immédiatement appel au cœur régalien des missions de l'État, mais nous engage également à une réflexion sur les armes économiques dont nous devons disposer pour défendre la place de notre pays et de l'Union européenne dans la compétition mondiale. Sur ces deux plans, régalien et économique, nous aimerions connaître votre opinion sur la montée en puissance de la notion de souveraineté numérique. Comment l'analysez-vous ? Que pensez-vous des positions adoptées au niveau national et européen sur ces sujets par les autorités publiques ? Quelle appréciation portez-vous sur les initiatives législatives en cours ? Savez-vous si les parlements des autres États membres de l'Union ont des débats sur ces questions ?

La souveraineté numérique française ou européenne est confrontée à la montée en puissance de nouveaux acteurs privés qui prétendent imposer leurs normes et/ou qui disposent d'un pouvoir de marché les rendant bien souvent incontournables pour les consommateurs et les usagers. Comment la France et l'Union européenne peuvent-elles selon vous reprendre la main sur la définition des termes dans ces rapports nouveaux afin de ne pas être réduites à une position strictement réactive, voire passive ? Quelle pourrait être la contribution d'une politique de la concurrence nouvelle dans ce domaine ? Jugez-vous que nous pouvons encore gagner la bataille des normes ? Quelles sont vos analyses sur les premières annonces concernant le Digital Services Act qui sera présenté par la Commission européenne début décembre ?

Enfin, la défense de la souveraineté numérique passe aussi par une certaine autonomie matérielle et par la défense et la promotion d'une industrie du numérique européenne compétitive et indépendante. Or, nous savons que l'Europe souffre de façon croissante du départ d'industries stratégiques pour le matériel informatique qui constituent pourtant le soubassement du développement du numérique. La dépendance aux solutions technologiques extracommunautaires, aussi bien les logiciels que les matériels, met-elle en cause, selon vous, l'autonomie européenne ? Comment contrer cette tendance et comment faire participer l'innovation et la recherche à une certaine forme de réindustrialisation dans les nouvelles technologies à même d'assurer une plus grande souveraineté européenne ? Sur quels secteurs et quelles technologies faut-il aujourd'hui, selon vous, miser ? À hauteur de quels moyens ? Comment le plan de relance européen peut-il être utilisé à cette fin ? Sur un plan plus régalien, quelle est votre perception des grands enjeux de la cybersécurité ? Comment la France et l'Union européenne pourraient-elles s'affirmer dans les domaines de la cyberdéfense ou de la certification de sécurité ? Quels sont selon vous nos atouts et nos faiblesses pour développer une véritable industrie européenne de la cybersécurité ?

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Geneviève Bouché, présidente du Forum Atena

Je suis présidente du Forum Atena, la deuxième présidente puisque ce think tank date de 2007. Les Français connaissent mal l'histoire du numérique français en raison d'une omerta très forte. Le temps commence à venir de raconter cette histoire. Pour moi, il s'agit quasiment d'une affaire de famille, puisque je suis la petite-fille de du mathématicien René Dontot qui a créé les mathématiques qui permettent de faire les univers 3D, et je suis la nièce de Jacques Dontot, dirigeant de Thomson CSF, qui a été entravé dans le développement du numérique, dirigeant qui a créé Sony France avec des laboratoires en France avec son ami Morita Akio, qui était le fondateur de Sony. La France et le Japon étaient pendant les années 1950, 1960 et 1970 très en pointe dans le numérique.

J'ai fait mes études à l'université de Paris-Dauphine, pour devenir ingénieure systèmes télécoms et en économie. Au niveau du troisième cycle, j'ai fait une spécialisation qui préparait aux fonctions de commissaire au plan et j'étais la « thésarde de service » qui était dans le périmètre de Simon Nora qui rédigeait alors le rapport Nora-Minc. Nous avions des réflexions sociétales extrêmement poussées, sur les relations entre numérique et société. Surtout, les liens entre numérique et géopolitique n'ont jamais cessé de me préoccuper.

Quand je suis arrivée à France Télécom, j'ai été en charge de développer le numérique français dans les couches hautes. J'ai dirigé une équipe d'ingénieurs qui a été brutalement coupée en deux en 1981 ou 1982 : la moitié est partie aux États-Unis et l'autre moitié a été dispersée en France. Cette coupure a été un traumatisme pour nous. Nous avons su ce qui nous était arrivé : l'on nous a expliqué que ce qui nous était arrivé n'était pas racontable, avec des moyens de pression assez forts.

J'en viens au sujet qui nous préoccupe aujourd'hui. Finalement, le savoir-faire n'a pas quitté le territoire. Nous sommes quand même assez nombreux. Que peut-on faire avec le numérique ? Sur ce sujet, la pensée française et européenne était absolument différente de la pensée américaine. Quand la moitié de mon équipe est partie aux États-Unis, mes archives sont aussi parties au MIT (Massachusetts Institute of Technology). Nous avons eu des échanges avec les Américains et nous avons tout de suite vu que nous n'avions pas du tout la même idée. Ils avaient une idée hégémonique, une idée de soft power, qui aujourd'hui montre ses limites.

Nous avions une idée complètement différente : rendre la France efficace. Les accords secrets qui faisaient que nous n'avons pas pu développer notre numérique à nous reposaient sur des idées très avant-gardistes. Nous voulions faire un numérique biomimétique ou symbiotique, c'est-à-dire très modulaire, « scalable » et interopérable. Nous partions du principe qu'un problème doit pouvoir être traité en interaction avec les autres et qu'il existe des variants et des invariants. Il faut faire un numérique qui est bien adapté à un certain endroit, un autre qui ressemble avec les invariants et qui s'adapte avec les variants d'un autre endroit et, de cette façon, l'on arrive à avoir un numérique en rhizome.

L'Europe a été entravée dans le développement de son propre secteur numérique. Les grands informaticiens ont en général des cursus scolaires chaotiques, car c'est quelque chose qui relève plus de la créativité, de la compréhension du monde que de la rationalité qui est essentielle pour faire un bon parcours, rentrer dans les bonnes écoles, etc. Tous ces résilients de l'informatique qui font de l'informatique parce qu'ils y voient de l'esthétique, parce qu'ils y voient de l'enthousiasme, parce qu'ils y voient un espace où l'on peut changer le monde, se sont organisés à travers l'Europe.

L'Europe a la communauté open source la plus vivace du monde. Il s'agit d'un fonds de commerce extrêmement précieux pour l'Europe. L'Europe, c'est les premiers systèmes d'exploitation qui ont été repris par IBM, en contre-feu de la puissance de Microsoft, c'est Skype que vous connaissez, c'est tout ce qui a été fait dans le peer-to-peer. Toutes ces réalisations reflètent tout à fait la pensée du numérique européen qui est un numérique modulaire, « scalable » et interopérable. C'est notre mode de pensée, et cela tombe bien parce que l'Europe, sur le plan politique et géopolitique, est la zone géographique qui est en train d'inventer une forme de démocratie qui est régie par ces principes.

Aujourd'hui, nous avons en France tous les composants pour faire un numérique alternatif et pourtant compatible avec le numérique mondial. En matière de management de l'innovation, on explique à nos étudiants que, quand on a pour une raison quelconque raté une marche dans une évolution, courir après le leader est inutile, il est de loin préférable de se mettre à l'affût de la vague suivante, voire la susciter et, à ce moment-là, reprendre la main.

Le numérique qui nous est imposé, auquel vous avez fait allusion dans votre mot introductif, qui désigne assez fortement les GAFAM et les BATX, c'est pour nous le numérique 0.0. C'est un numérique qui est basé sur une chimère : devenir le maître du monde. Quand vous vous référez à la légende de Babel, vous savez que cette idée est mortifère. Ce 0.0 est centralisateur. Or la centralisation en informatique en particulier et en management de systèmes introduit forcément de la calcification. Ce numérique 0.0 n'est donc pas éternel. Il a été construit avec une grande rapidité (vingt ans pour les GAFAM et une dizaine d'années pour les Chinois). En matière de technologies, plus vive est l'ascension, plus vive est le retournement technologique. Quand nous nous adossons à ce numérique, nous prenons un risque.

Nous avons donc intérêt à nous mettre en pole position sur la vague qui arrive, sur un numérique modulaire, « scalable », etc. C'est ce qui se fait de fait, même sans avoir l'autorisation, c'est ce que ma corporation, celle des informaticiens, et en particulier les informaticiens systèmes et réseaux, ont fait. En France, nous avons des noyaux à portée de main. Vous avez toute la bibliothèque Framasoft dont on ne s'occupe pas ou tout à fait insuffisamment. Elle est d'ailleurs en ce moment en train de replier la toile, ce qui est dommage. Il faut vite voler à leur secours et leur donner la lumière dont ils ont besoin.

En matière de numérique, nous avons écouté attentivement l'audition de Cédric O. Je vous ai envoyé par écrit l'analyse que nous en faisons. Cédric O est très impressionné, puisqu'il a une culture un peu financière, par la capitalisation des acteurs du numérique américains et chinois. Il faut avoir une vision économique de la question. La richesse dont nous parlons est une richesse immatérielle. Une richesse immatérielle ne se comporte pas du tout comme une richesse matérielle. Quand vous vous servez d'une richesse matérielle, elle se déprécie alors que quand vous vous servez d'une richesse immatérielle, elle se bonifie.

Nous avons cette richesse immatérielle, nous avons le POC estonien qui est l'une des architectures système les plus abouties qui existent au monde. Il s'agit d'un modèle. Il existe du tourisme technologique en Estonie. Je suis vraiment admirative du travail qui a été fait avec des Français, des Danois, des Européens en général. Les Français se sont impliqués dans cette architecture qui est d'inspiration d'Europe du Nord. Les circonstances ont fait que nous ne valorisons pas cette richesse immatérielle, mais elle est sur le territoire. Il suffit de se mettre d'accord sur le numérique que nous voulons.

En matière d'architecture réseau, nous préconisons une architecture appelée RINA (Recursive InterNetwork Architecture). RINA est basée sur le datagramme qui a été designé dans les années 70, mais qui a fait l'objet de recherches permanentes jusqu'à aujourd'hui. RINA est expérimentée en Arménie actuellement avec beaucoup de succès. Vous savez que l'internet se fragmente. Ce n'est pas la peine de lutter contre la fragmentation de l'internet. Je vous renvoie à la légende de la Tour de Babel pour comprendre ce que vit l'internet mondial.

Aujourd'hui, nous nous retrouvons dans une situation qui ressemble au Moyen Âge, mais dans le cyberspace. Au Moyen Âge, l'on a construit des châteaux forts pour protéger les richesses et les gens qui créent de la richesse en cas d'attaque. En matière de cybersécurité, nous préconisons d'avoir l'équivalent des châteaux forts qui nous permettent de protéger notre environnement et de gérer de façon séparée les indésirables internes et les indésirables externes. Le numérique que nous préconisons est un numérique qui n'a pas pour vocation de faire de l'autarcie numérique, car l'autarcie est mortifère. Dans la nature, une cellule qui ne communique plus avec son extérieur meurt.

Nous préconisons un numérique qui gère de façon différenciée ce qui se passe à l'extérieur, ce qui se passe à l'intérieur et les échanges entre l'intérieur et l'extérieur. C'est ce qu'ont fait les Chinois. Nous ne sommes pas obligés de répliquer le modèle chinois parce qu'il présente des difficultés, mais c'est dans cet esprit que nous devons nous trouver.

Je peux vous dire que, quand nous créons un événement, nous sommes stupéfaits de l'enthousiasme que nous suscitons. Vous vous souvenez sans doute des grands débats en 2018, menés par M. Macron. Nous avons pris l'initiative, avec un consortium de think tank s liés au numérique, d'organiser un grand débat avec les quatre thèmes de l'époque, en les traitant uniquement sous l'angle numérique. Nous avons fait salle comble bien que, le même jour, se déroulait un match de foot important, et nous avons dû organiser une deuxième édition.

Je peux vous dire que, quand Cédric O déclare que les Français sont schizophrènes, car ils ont peur des GAFA mais qu'ils n'arrêtent pas de les utiliser, il se trompe. Les Français disent : « Donnez-nous quelque chose d'alternatif. » On nous répond, dans le cadre du débat sur la base de données de santé : « Oui, mais nous sommes obligés d'utiliser la matière américaine parce que la nôtre est trop faible. » En matière de création de richesse immatérielle, il faut comprendre que l'on s'enrichit en utilisant ce que l'on fabrique. Qwant nous l'a très bien montré. Qwant était dénigré pour de multiples raisons, et notamment parce qu'il utilisait le moteur Bing de Microsoft. C'est tout à fait faux, car l'interface joue un rôle extrêmement important puisqu'elle vous anonymise. Du jour où l'on a aidé Qwant à prendre de l'ampleur, Qwant a réalisé des progrès absolument considérables et aujourd'hui, de plus en plus de Français – j'espère que vous en faites partie – utilisent Qwant sans même s'en rendre compte.

Pour revenir aux questions que vous nous posez, il faut prendre conscience de l'histoire réelle du numérique. Les Américains nous ont laissé développer un certain nombre de travaux et, à un moment donné, ils nous ont tordu le bras pour que nous signions des accords pour que nous arrêtions tous nos travaux et que nous leur cédions le passage. Cependant, tous nos travaux n'ont pas quitté le territoire : il s'agit de la richesse immatérielle. Cette richesse immatérielle existe à travers des aînés qui la portent encore et à travers des jeunes qui s'y intéressent de plus en plus. L'élan qu'avait créé French-Road dans la communauté open source était tout à fait extraordinaire. French-Road est une communauté de développeurs open source qui ont actualisé les modules de French-Road pour les rendre encore plus « scalables » et actualisés.

Il faut se prémunir contre les dégâts croissants que créent les GAFA et les BATX. Nous allons le faire surtout avec de l'information et de la formation.

Il se trouve que j'ai été dès le départ dans l'association 100 000 entrepreneurs, une association qui demande à des gens qui ont créé des start-up de venir témoigner dans les établissements scolaires et universitaires de façon à ce que les jeunes puissent se positionner par rapport à l'entrepreneuriat. Cette association a le même âge que Forum Atena, une douzaine d'années. Elle connaît un succès extraordinaire. Elle est reconnue par l'éducation nationale.

Quand Cédric O nous parle de formation, je suis très réservée parce que le cursus qui est proposé vise à faire des enfants qui vont devenir des hommes numériques. Je pense qu'il faut en faire des enfants qui vont devenir des avertis du numérique. En parallèle, il faut allumer la petite étincelle qui permet de tirer parti de tout ce patrimoine qui est chez nous, toute la bibliothèque Framasoft, tout ce qu'a fait French-Road… Lancelot va vous parler de tout cela sous un autre angle. Il faut absolument préparer l'après, le numérique 1.0.

Je précise que toutes les solutions concernant les couches basses que nous préconisons à Forum Atena, qui sont essentiellement les couches réseaux (RINA) et les couches immédiatement au-dessus (l'architecture de la donnée, que nous appelons French-Road), ne sont pas incompatibles avec le réseau internet, elles fonctionnent dans la tuyauterie du réseau internet, mais avec une approche, une philosophie qui est radicalement différente.

Dernier point, depuis 20 000 ans, les hommes ont développé la monnaie. La monnaie fonctionne sur la confiance. Quand une monnaie inspire confiance, on l'utilise pour faire du commerce. Le commerce est ce qui a permis de réaliser des progrès techniques et même des progrès sociaux. Là, l'étape sociétale que nous sommes en train de vivre fait que nous allons continuer à faire des progrès techniques, mais c'est surtout des progrès sociaux que nous allons faire, des progrès culturels et des progrès peut-être spirituels aussi. Nous avons besoin de protéger l'environnement. Tout ceci va être fait avec du numérique, de l'échange de données et il nous faut des infrastructures dans lesquelles on échange de la donnée en toute confiance et dans lesquelles les utilisateurs sont engagés parce qu'ils utilisent cette infrastructure.

L'un des problèmes fondamentaux du numérique américain est l'absence d'identification de l'individu, ce qui trouve son explication dans la pensée californienne. Nous, au contraire, à l'époque, nous avions considéré que l'individu était engagé. Nous avions beaucoup utilisé le droit de la presse sur l'engagement. Nous avions bien prévenu les individus qu'ils n'étaient pas des journalistes dans leur prise de parole, mais qu'ils étaient engagés. Un journaliste a une carte de journaliste et, s'il dit des bêtises, il perd sa carte et il ne peut plus exercer. Il s'agit d'une profession réglementée. À propos des professions réglementées, il me semble absolument impératif qu'il existe un ordre des informaticiens : c'est une idée que les Américains ont toujours refusée. Code is law now. Le code fait la loi. Il faut que le code soit écrit par des gens assermentés, qui peuvent perdre leur droit d'exercer.

Dernier point, il nous faut des héros. Si vous demandez à un enfant de citer le nom d'un informaticien, il ne citera que des noms américains, qui ont réussi parce qu'ils avaient une équipe autour d'eux. Notre système d'éducation ne sait pas repérer les gens qui ont le profil pour être de grands informaticiens. Il n'existe pas de grande école informatique reconnue dans le système des grandes écoles. Effectivement, jusqu'à maintenant, les grandes écoles sont des écoles inféodées aux éditeurs de logiciels et aux constructeurs d'ordinateurs, et donc à des instances qui ne sont pas les nôtres. Il va falloir inventer quelque chose de nouveau. La tentative avec l'École 42 n'a pas tenu toutes ses promesses. Il nous faut des héros qui inspirent les jeunes. C'est pourquoi je vous renvoie à ma suggestion autour des 100 000 entrepreneurs.

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Wilfried Batsch, ancien président d'Opération Lancelot

En mars 2018, nous organisons un débat autour de la souveraineté numérique et, pour une fois, on va entendre la voix des petites et moyennes entreprises (PME) et même des très petites entreprises (TPE), alors que, d'habitude, on n'entend que les grands groupes comme France Télécom-Orange et l'État. L'idée qui a été portée par Julien Irondelle et Éric Lemaire était de dire : « Pour une fois, on va aller parler à des acteurs plus petits, soit des start-up, soit des PME qui ont déjà une certaine taille comme OVH, mais aussi le petit vendeur sur internet, la TPE de 3 personnes qui vend de la lingerie fine sur internet. »

Avec toute la matière recueillie, nous avons eu l'idée de lancer une association à destination plutôt des petites entreprises françaises acteurs du numérique. En avril 2019, nous avons réuni Cédric Villani, qui venait de sortir un rapport sur l'intelligence artificielle, et dix acteurs économiques du numérique. Nous avons voulu montrer que tous les secteurs d'activité étaient concernés, y compris des secteurs qui peuvent paraître traditionnels comme l'agriculture. Aujourd'hui, en agriculture, vous avez des drones et de l'intelligence artificielle, vous êtes au cœur de l'activité numérique, les pieds dans les champs. Sur les dix start-up, nous arrivons à faire venir cinq femmes dirigeantes de start-up. Contrairement à ce que l'on croit, le numérique n'est pas une affaire d'hommes.

Nous sommes contents du lancement de cette association que nous appelons Opération Lancelot et nous enchaînons en lançant dans le débat politique, à la faveur des élections européennes. Nous arrivons à faire venir six partis politiques, de l'extrême gauche à l'extrême droite (hormis les Républicains), pour discuter du sujet de la souveraineté numérique. À cette occasion, nous décidons d'inventer un outil de communication, de sensibilisation aux enjeux du numérique, que nous appelons le pacte de la souveraineté numérique. Ce pacte sera un outil formidable pour pouvoir échanger avec les élus. Il va s'enrichir de la confrontation entre les visions politiques et les visions entrepreneuriales des petits acteurs économiques du numérique. En rencontrant les élus, nous allons nous apercevoir que les intervenants sont nombreux dans ce domaine et que nous devons nous démarquer, nous, Opération Lancelot : qu'apportons-nous dans le débat numérique ?

La souveraineté numérique française n'a pas de sens pour nous. Que voulez-vous faire avec 67 millions de clients potentiels quand, en face, vous avez des entreprises qui en ont des milliards ? On ne se pose même pas la question de la souveraineté numérique française même si, au départ, on n'a des acteurs du numérique français. Pour nous, il faut partir sur l'Europe. Vous avez toujours deux façons d'aborder l'Europe : la façon fédérale et la façon internationale symbolisée par le couple franco-allemand. Nous choisissons la deuxième voie : Berlin. Je vais avoir des entretiens avec vos homologues allemands au Bundestag. Je vais m'apercevoir que la souveraineté qui est utilisée dans le langage politique allemand n'a pas tout à fait la même définition qu'en France. Les mots que nous utilisons sont attachés à une culture : or nous n'avons pas la même culture.

Je souhaite en second point, plutôt que répondre tout de suite aux questions que vous nous avez envoyées, parler de cette définition de la souveraineté. Quand vous prenez les constitutions française et allemande, la Constitution de la France commence par définir la République française alors que la Constitution allemande commence par lister tous les droits humains dont bénéficient les citoyens allemands. Cela signifie que, culturellement, la souveraineté pour un Allemand est d'abord personnelle : c'est la souveraineté du citoyen sur ses données, sur son image sur internet, sur sa vie numérique. Alors que la France a été construite par l'État, pas le peuple français. D'ailleurs, vous avez parlé vous-même, M. Latombe, de « cœur régalien » dans votre introduction. Quand on parle de souveraineté numérique en France, on pense tout de suite à l'État. Ensuite, on dit : « Il n'y a pas que l'État, il faut aussi parler des entreprises », et si possible des grandes entreprises qui ont des liens avec l'État, par exemple Orange, avant de s'intéresser à la TPE au bout de la rue.

La souveraineté politique en France : l'État doit réglementer ce qui se passe sur son territoire. C'est moi le roi de France ou le Président de la République, si je confine, c'est moi qui décide de confiner. Le problème, c'est qu'avec le numérique, on n'est pas sur un territoire physique, on est sur un territoire cyber. C'est ce qui nous a mis complètement à côté. On ne l'a pas anticipé, ni les politiques, ni la société en général. On a des acteurs qui sont basés en Californie : on ne peut pas les fermer. Google a trois grands data centers en Europe, en Irlande, en Norvège et en Belgique. Si l'on est capable de tirer sur des terroristes djihadistes au Mali, on est parfaitement capable de détruire ces trois data centers. Ce n'est pas le problème. Le problème, c'est que, si vous détruisez ces data centers, vous aurez tous les Français qui s'insurgeront parce qu'ils auront perdu leurs courriels et leur photographies hébergés respectivement dans Google Mail et dans Google Drive. Physiquement, l'État français est toujours là avec son armée et ses tribunaux, mais l'acteur est insaisissable : les Français utilisent des services qui sont réglés par des tribunaux américains et qui sont émis par une société dont le siège est basé en Californie.

Comme l'a dit Mme Bouché, il y a des problèmes culturels entre nous et les Américains. Nous sommes des Occidentaux et nous sommes des démocraties. Nous avons donc deux points communs, mais un Californien n'est pas un Parisien. Cela pose un problème de souveraineté culturelle. Qu'est-ce qui choque Facebook basé en Californie ? La nudité. Nous, en Europe, nous sommes choqués, non pas par la nudité, mais par la désinformation. C'est culturel. Avant de décider, au niveau de l'État français ou de l'Union européenne, de réglementer les plateformes, il faut prendre conscience du fait qu'aux États-Unis, ils ne voient pas le même problème que nous.

La souveraineté économique ne repose pas uniquement sur des entreprises. Il ne suffit pas d'avoir un Google français, un Qwant, un OVH, etc. C'est là que l'on voit que toutes les souverainetés sont liées. La souveraineté économique, c'est aussi : est-ce que moi, Français, j'ai une chance de trouver un travail ? C'est ma souveraineté économique personnelle, mais c'est un énorme problème pour l'État français si, un jour, nous avons dix millions de chômeurs parce que l'intelligence artificielle a remplacé tous les travailleurs. Je rappelle que notre actuel Président de la République a été auparavant ministre à Bercy et a provoqué un tollé à l'Assemblée nationale en disant : « Un abattoir a fermé quelque part en Bretagne. Le problème, c'est que les salariées femmes sont analphabètes. » Le problème, c'est qu'il avait raison.

Aujourd'hui, nous avons un problème d'« illectronisme » : ce sont des personnes qui savent lire et écrire, mais qui ne savent pas utiliser un portable. Certains ne savent pas déclarer leurs impôts sur internet. Là, on est à la fois dans la souveraineté personnelle et dans la souveraineté politique de l'État qui dit : « J'aimerais bien rationaliser mes administrations, rendre la France plus efficace », comme a dit Mme Bouché. Sauf qu'il faut former les gens. S'il n'y a plus de guichet pour déclarer ses impôts et que tout passe par internet, il faut que tout le monde sache le faire. Et l'on a un problème économique : il faut que tout le monde sur le territoire puisse au moins accéder à la 4G, ce qui n'est pas tout à fait le cas aujourd'hui.

L'on voit bien qu'il existe plusieurs niveaux de souveraineté qui sont tous imbriqués et qui s'influencent mutuellement. Je pense qu'il faut l'avoir présent à l'esprit. Le numérique est vraiment une nouvelle civilisation, qui couvre tous les aspects. Je trouve intéressant que Mme Bouché ait mentionné la spiritualité. Il est vrai que la spiritualité, avec internet, cela peut changer. Je ne sais pas si l'on peut appeler cela de la spiritualité, mais pourquoi des Français sont partis faire le djihad en Syrie ? Parce qu'ils ont vu des vidéos sur Facebook. Nous avons un problème de souveraineté là aussi. Nous avons des gens qui n'écoutent plus ce qu'écoute le prof à l'école. Ils préfèrent aller regarder sur Facebook ce qui se passe en Syrie pour aller faire la guerre là-bas ! Ou maintenant en Arménie.

Beaucoup de choses s'imbriquent entre elles. C'est pour cela que c'est passionnant que vous soyez issus de plusieurs commissions. Effectivement, cela touche toutes les commissions, mais à mon avis notamment la commission éducation et culture parce que l'un des gros enjeux est l'intelligence artificielle. Les avocats sont titulaires d'un bac + 5. Maintenant, vous avez des legal tech qui peuvent vous faire des procédures automatisées par algorithme. Comment l'avocat va-t-il gagner sa vie si, au lieu de payer 2 000 euros, vous trouvez à peu près la même prestation sur internet pour 200 euros ?

Dans toutes les auditions que nous avons menées avec Opération Lancelot d'acteurs économiques et d'acteurs politiques, pour moi, cette question est centrale : c'est la souveraineté personnelle. Ce n'est pas juste ce que fait Google ou Facebook de mes données, c'est : est-ce que moi, dans vingt ans, j'ai encore un travail ? La souveraineté de l'État français, c'est de ne laisser personne sur le bord de la route. Sinon, la France n'existe plus. Si dix millions de personnes sont en dehors du système, avec juste le RSA (revenu de solidarité active) parce qu'elles ne savent pas vivre dans une civilisation numérique, à terme, on est mort.

Voilà pour mon introduction. Voulez-vous que je réponde maintenant aux questions que vous nous avez envoyées ?

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Geneviève Bouché, présidente du Forum Atena

Je voudrais revenir sur le problème de la fiscalité. Aux États-Unis, les GAFA sont même pointés pour leur comportement vis-à-vis de la fiscalité puisqu'ils essayent de mettre leurs profits dans des paradis fiscaux. Un de leurs arguments est le suivant : « Les usagers me donnent la matière première, il n'y a donc pas de transfert de propriété, je les transforme en Californie ou ailleurs, en tout cas, je ne les transforme pas là où ensuite, la valeur va être réellement créée. » Effectivement, où prélève-t-on les taxes ? Là où la valeur est utilisée ou là où la valeur est créée ? Les GAFA défendent l'idée qu'il faut taxer là où la valeur est créée et c'est pour cela qu'ils ne payent pas d'impôt chez nous.

Le numérique étant une économie de l'immatériel par excellence, il faut absolument faire évoluer les taxes pour taxer là où la valeur est mise en valeur en quelque sorte. Les données que collecte Facebook servent à faire des profils et, ce qui est beaucoup plus grave, à faire des bulles d'influence. Ces profils servent à servir la bonne publicité à la bonne personne au bon moment. C'est là où l'on sert la publicité qu'il faut prélever la taxe. Je me permets d'insister là-dessus parce que c'est un point absolument fondamental. Je suis très étonnée quand j'entends les débats. C'est assez bizarre, les gens ne comprennent pas ce que je suis en train de dire. J'espère que vous, vous me comprenez.

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Wilfried Batsch, ancien président d'Opération Lancelot

Je vais laisser Éric Lemaire répondre à vos questions.

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Éric Lemaire, président d'Opération Lancelot

Je suis entrepreneur. Je dirige un groupe d'une centaine de personnes dans l'informatique avec une dizaine de filiales et une vingtaine d'investissements. Comme vous l'a dit Wilfried, il y a deux ans, nous avons organisé une conférence. J'y ai participé parce que l'une de mes filiales est un site de commerce en ligne et un quart de son chiffre d'affaires est consacré à la publicité sur un GAFA dont le nom commence par G. D'une part, ce GAFA, aussi bien intentionné soit-il, a des changements de politique commerciale, de politique tarifaire, d'organisation et fait donc peser sur la survie même de l'entreprise en question une menace insupportable. D'autre part, il nous envoie tous les mois des factures de 50 000 à 100 000 euros, sans TVA, en provenance d'un paradis fiscal bien connu. Non seulement nous sommes totalement dépendants, mais en plus, une bonne partie de leur avantage compétitif sur les gens qui font partie d'Opération Lancelot est constitué par cet avantage fiscal.

Nous nous sommes lancés dans Opération Lancelot pour essayer de convaincre un certain nombre d'acteurs du monde de l'entreprise. Comme cela a été dit tout à l'heure, il n'y a pas que le politique, nous autres, les entrepreneurs, nous sommes aussi responsables de ce qui est en train de se passer et nous devons nous y investir. Nous devons faire l'effort d'utiliser des locaux et de nous mettre ensemble. L'État a fait beaucoup pour nous. J'ai l'âge où, quand on créait une entreprise, il fallait s'affilier aux trente caisses de retraite. Cela a été supprimé. Vous avez créé la BPI, vous avez créé les jeunes entreprises innovantes, vous avez créé le crédit d'impôt recherche (CIR). Beaucoup de choses ont changé, ce qui fait qu'aujourd'hui, il existe un terreau de PME. Pourquoi ne grandissent-elles pas ?

Nous avons parmi nos membres un dirigeant, Philippe Kalousdian, qui a une société de conseil dont le métier est de digitaliser des entreprises. Il a interviewé un certain nombre de grands comptes et de fondateurs de grosses start-up et leur a demandé pourquoi nous n'avions pas de GAFA. Il a eu un certain nombre de réponses classiques : le manque de culture de langue étrangère, les écarts culturels… Une réponse nous a beaucoup surpris : l'Europe n'est pas un marché unique. Quand Criteo par exemple a voulu s'installer dans 27 pays, il s'est retrouvé face à 27 droits, 27 droits du travail, 27 droits fiscaux, 27 droits des sociétés, cela lui a coûté une fortune, 20 à 30 % de leur levée de fonds. Pour acquérir une market dominance, il a dû dépenser un quart d'argent en plus que ce qu'aurait fait leur équivalent américain en Amérique. C'est une grosse difficulté. Il faut que l'Europe acquière son indépendance.

Trois univers, les États-Unis, la Russie et la Chine, ont chacun leurs GAFA. L'on ne peut pas dire que la Russie est plus puissante que nous économiquement.

Le deuxième sujet qui mérite d'être mentionné ici, c'est l'aspect marchés publics. Dans ces trois autres ensembles, cela n'existe pas d'avoir plus de 10 % de marchés attribués hors secteur. En Europe, ce n'est pas le cas. Il faut qu'il y ait de la réciprocité.

Troisième point, c'est ce que nous, les entrepreneurs, appelons « la vallée de la mort ». Il est relativement facile de faire une levée de fonds de 100 000 euros. Il est possible de faire une levée de fonds de 10 millions d'euros. Il est facile de se vendre pour 50 millions d'euros. En revanche, lever 2 ou 3 millions d'euros est extrêmement difficile. L'un de nos membres, Whaller, le réseau social éthique pour entreprises, est dans cette démarche. Il s'agit d'une magnifique entreprise, qui est en croissance et qui est rentable. Ils ont de réelles difficultés à faire ce type d'opération. Il faut que l'on redirige l'épargne des Français vers les PME de croissance.

Vous avez fait aussi un merveilleux travail culturel à l'échelon national. Désormais, l'entrepreneur n'est plus mal vu. Il est très facile pour nous de recruter des gens dans nos structures. Par contre, nous n'avons pas de culture d'investissement dans les PME. Plan d'épargne entreprise, cotisations retraite ou que sais-je, il faut essayer de trouver une solution.

Que va-t-il nous arriver si l'on continue comme cela ? Ce qui nous arrive maintenant, c'est que 3 milliards d'euros par mois sortent de notre région et partent dans un paradis fiscal qui, parfois, se trouve en Europe, sans donner de nom, puis sont transférés ailleurs. Si l'on continue comme cela, il va nous arriver la même chose dans le secteur des transports, dans le secteur de la santé, dans le secteur de la culture et au lieu de voir 3 milliards d'euros partir tous les mois, ce sera 15, 20, 25. J'ai des amis entrepreneurs libanais qui, aujourd'hui, quand ils doivent acheter de la matière hors Liban, sont obligés d'aller chercher des dollars au marché noir : c'est un cauchemar parce qu'ils ont perdu leur indépendance, ils n'ont pas une balance commerciale équilibrée et ils ont besoin d'être aidés. Nous devons trouver une solution avant. La Russie a réussi à la trouver avec relativement peu de contraintes. Ce n'est pas tout à fait notre culture, mais ils ont réussi à le faire alors qu'ils n'avaient pas la puissance économique des Américains ou des Chinois. En plus, ils sont partis plus tard.

Sur les domaines spécifiques que l'on serait en mesure d'investir, tout d'abord, je voudrais dire que nous n'avons perdu. Aujourd'hui, dans Lancelot, la société E-corp développe un système d'exploitation pour téléphone et vend dans toute l'Europe, en particulier en Allemagne. Nous avons une autre start-up qui s'appelle Hyperpanel qui développe un système d'exploitation personnel. Les systèmes d'exploitation, c'est là où transite la donnée, c'est cela que l'on veut protéger. Nous n'avons pas perdu, pas du tout.

Je souhaitais vous parler de deux domaines : l'informatique imprimée et l'informatique verte.

Nous avons de magnifiques start-up et même des entreprises en Europe qui font de l'informatique imprimée. Cela nous permettrait d'échapper à l'influence de l'Asie du Sud-Est. Si nous imprimions nos propres puces avec des imprimantes 3D, nous n'aurions plus de problèmes de fondeurs, nous n'aurions plus de problèmes de dépendance à l'Asie.

Nous avons en Europe les meilleurs systèmes de refroidissement par liquide. C'est un double gain de souveraineté. Non seulement on achète du matériel en Europe plutôt qu'à l'extérieur, mais en plus, on consomme beaucoup moins. Aujourd'hui, on a la possibilité de diviser par dix rapidement l'empreinte écologique de l'informatique bureautique, ce qui aurait un impact phénoménal sur notre consommation d'électricité et de matière.

Le dernier point que vous avez soulevé concernait la sécurité. En tant qu'entreprise du numérique, nous avons de nombreux clients qui ont beaucoup d'ennuis avec des ransomewares (logiciels malveillants). Nous avons de grosses entreprises qui se sont retrouvées en procédure de sauvegarde parce qu'elles ont subi des attaques informatiques. Il faut faire le même travail sur la protection des systèmes que celui qui a été fait au niveau européen sur la protection des données avec le RGPD (règlement général sur la protection des données). Il faut en finir avec la naïveté y compris dans le secteur privé. Il n'y a pas de raison que nous perdions toutes nos données sous prétexte que nous n'avons pas un firewall (pare-feu) ou que nous avons des mots de passe peu sécurisés.

Nous autres, entreprises du numérique, nous ne pouvons pas donner d'argent à un parti politique en France, et c'est tant mieux. Pourquoi sur internet peut-on financer des idées politiques sans aucun contrôle ? Je ne comprends pas. Je pense qu'il faut faire dans le monde numérique le travail qui a été fait dans le monde physique. Il faut un minimum d'éthique et mettre les lois qui nous correspondent.

Je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.

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Mon collègue Pierre-Alain Raphan ne pouvait pas être là aujourd'hui, mais il m'a transmis une question. Vous l'avez effleurée en parlant des marchés publics. Avez-vous, les uns et les autres, identifié d'autres actions ou processus que nous faisons et qui nous sabordent dans cette recherche de la souveraineté ? Avant de chercher à créer quelque chose d'autre, n'y a-t-il pas des actions négatives que l'on devrait arrêter rapidement ? Sur les marchés publics, vous avez demandé que l'on arrête d'avoir cette absence d'exigence de réciprocité. Avez-vous identifié d'autres sujets ?

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Wilfried Batsch, ancien président d'Opération Lancelot

Dans le cadre de notre pacte de la souveraineté numérique, nous avions pensé à un small business act qui ne peut pas être français compte tenu des lois sur la concurrence dans l'Union européenne. En revanche, l'on peut passer par un autre biais, privilégier le local. C'est peut-être envisageable dans le cadre de la réglementation communautaire. Quand vous faites une activité partielle, vous allez privilégier votre tissu local. Il me semble que, dans les autres pays européens, c'est une idée qui pourrait être acceptable, y compris dans les pays plus libéraux que la France. Le discours que tiennent beaucoup d'entrepreneurs d'Opération Lancelot ou d'ailleurs est de dire : « Nous ne quémandons pas des subventions, nous voulons des contrats, mais nous n'avons aucune chance. » C'est un problème culturel.

Vous nous avez demandé : « Estimez-vous que la France dispose des bons outils pour défendre une souveraineté industrielle ? » Nous n'avons pas les bons outils culturels parce qu'en France, l'administration veut tout faire elle-même. Aux États-Unis, ce n'est pas l'administration qui a créé Amazon. Par contre, l'administration a dit : « Je vous donne tant de milliards si vous me faites ce que je veux. » En France, l'administration dispose de ressources humaines très compétentes et chaque ministère, voire chaque direction au sein d'un ministère, a ses propres solutions. Il y a là une réflexion à avoir qui, avant d'être une réflexion juridique, est une réflexion culturelle. Pourquoi les Américains sont-ils bons ? Parce que l'administration ne veut pas faire elle-même, mais signe des contrats avec des entrepreneurs pour qu'ils fassent à sa place.

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Geneviève Bouché, présidente du Forum Atena

Ce qui a fait la force de la France, c'est son esprit cartésien et son fonctionnement en silo. Cela nous a permis jusqu'à maintenant d'être très efficaces. Le monde qui vient est un monde en rhizome, en réseau et l'architecture système dont je vous ai parlé et qui convient à l'Europe – c'est le cœur du système estonien – est complètement en réseau. L'information doit être partagée, dès lors que l'utilisateur a été agréé pour utiliser cette information. Il faut faire une bascule culturelle en France pour sortir de l'esprit silo.

Forum Atena a fait un chantier assez important sur la notion d'État plateforme, au sens d'infrastructures de la donnée publique. On ne peut pas aller vers une notion d'État plateforme tant que l'on a une administration qui continue à s'informatiser comme on le faisait dans les années 60. Dans les années 60, on prenait un service et on transposait en informatique ce qui existait. Aujourd'hui, il faut avoir une vision globale du schéma d'information et faire en sorte qu'une administration nourrisse et se nourrisse du schéma global. C'est avec ce type d'architecture que l'on va pouvoir sortir de cette organisation en silo qui nous pèse énormément et qui fait que l'on a des systèmes lourds, peu fiables et surtout excessivement coûteux à entretenir. Quand vous rentrez dans le siège social de X-Road en Estonie, vous tombez sur une Tour Eiffel, pour symboliser le fait qu'avec leurs 1,4 million de ressortissants, ils économisent grâce au système la hauteur d'une Tour Eiffel de papier par mois. Cette notion de silo qui a été notre force est devenue notre faiblesse aujourd'hui et le numérique peut jouer un rôle excessivement important.

Je reviens sur les problèmes de financement. Il se trouve que je suis la cofondatrice de Dauphine Business Angels. Dauphine étant la faculté des traders, nous avions beaucoup à dire et à faire dans ce domaine. La traversée du désert est un scandale. Il faut prendre ce problème à bras-le-corps. J'ai eu l'occasion d'échanger avec Bruno Le Maire sur ce sujet et je lui ai que je n'arriverai pas du tout à comprendre que nos start-upers quand ils voulaient s'installer à l'étranger n'arrivaient pas à lever des fonds à l'étranger alors qu'il s'agit de la bonne stratégie. Quand on veut aller en Belgique, on n'arrive pas à lever des fonds belges pour s'installer en Belgique. Il faut développer toute une culture. L'Europe, dans son design actuel, a été conçue pour faire en sorte que les pays européens ne se fassent pas la guerre. Là, il faut franchir une étape : il faut que les pays européens construisent l'Europe et ils vont la construire avec un tissu entrepreneurial. La BPI est française. Dans les mécanismes de levée de fonds, il faut susciter un partenariat trans-nations.

Les questions que vous soulevez sont immenses. Chacune mériterait une matinée. Nous essayons de distiller les points les plus saillants.

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Éric Lemaire, président d'Opération Lancelot

Depuis l'affaire Cambridge Analytica, je ne comprends pas pourquoi l'on utilise encore Facebook dans les milieux publics. Sachez qu'en Russie, quand vous êtes dans la fonction publique, vous recevez un livret de consignes et, parmi ces consignes, figure celle de coller un scotch sur la caméra de votre ordinateur pour ne pas être surveillé. Je pense qu'il faut perdre notre naïveté aussi bien dans le public que dans le privé.

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Dans Opération Lancelot ou Forum Atena, vous avez des entrepreneurs qui ont eu parfois des succès et parfois des échecs. Avons-nous des changements à opérer, techniquement et administrativement, dans l'acceptation culturelle de l'échec ?

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Geneviève Bouché, présidente du Forum Atena

Je pense que l'on peut déjà prendre le problème à la racine. Vous savez que tout ce qui concerne le droit est très chahuté par le numérique. Entre autres choses, nous avons un traitement pathétique des tribunaux de commerce. Nos start-up numériques sont traitées comme toutes les autres sociétés dans les tribunaux de commerce avec des mandataires liquidateurs qui jettent le brevet par-dessus bord. L'on dit souvent que les tribunaux de commerce sont un hôpital dont on sort mort systématiquement. Il faut réformer d'urgence les tribunaux de commerce pour que ce soit des lieux de recyclage. J'ai travaillé avec l'École centrale sur un concept de « débutance ». L'équipe qui a fabriqué Criteo est extrêmement brillante, mais avant d'avoir un Criteo, il y a eu une douzaine de start-up qui ont essayé, mais qui n'ont pas été comprises par l'environnement. De même qu'aujourd'hui, recycler les déchets commence à devenir une évidence, il faut recycler nos start-up. Pourquoi ne pas expérimenter une nouvelle juridiction commerciale dans le numérique puisqu'il faut absolument recycler l'immatériel qu'il contient, c'est-à-dire les talents et les savoirs, à travers l'expérience ?

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Éric Lemaire, président d'Opération Lancelot

Je vais prendre un exemple. Il n'y a pas longtemps, j'ai vu un rachat se faire à la barre du tribunal d'une société qui était assez mal en point. Cette société détenait un fichier. Compte tenu du nouveau RGPD, dans ce fichier, il n'y avait pas toutes les informations que l'on pouvait avoir. Cet exemple illustre ce qui vient d'être dit sur la nécessité d'une juridiction. Les conditions de revente d'actifs numériques, les conditions sur les plus-values, l'acceptation de l'échec dans la façon dont les lois sont écrites… Code is law. De la façon dont le code est écrit découle le changement à long terme de la culture. En France, on a acquis une culture de l'entrepreneuriat et de la start-up ces quinze dernières années. Aujourd'hui, nous avons peut-être plus de petits entrepreneurs qu'aux États-Unis. Il faut simplement continuer cette mutation en l'écrivant dans nos codes juridiques, et cela infusera tout seul, je pense.

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Geneviève Bouché, présidente du Forum Atena

J'ai vécu la fabrication de la Silicon Valley. La Silicon Valley est un plan général. Je les ai vus dérouler leur plan avec détermination et énormément de souplesse. En Asie, il y a des ministres de l'innovation. L'innovation se manage. En France, nous n'en avons pas. Vous nous posez de façon insistante la question : que faut-il faire ? Il faut faire une stratégie à long terme. Qu'est-ce que nous ne voulons pas ? Qu'est-ce que nous voulons ? Qu'est-ce qu'il nous manque pour le faire ? Sur quoi pouvons-nous nous appuyer ? Comment pourrons-nous le faire ? Je précise qu'il s'agissait du cœur de ma formation à Dauphine et que cette formation a été fermée en 1977. Je pense qu'il faudrait la recréer.

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Éric Lemaire, président d'Opération Lancelot

Je voudrais ajouter un point : dans l'innovation, il y a aussi les collaborations public-privé. J'ai eu l'occasion de le faire avec des universités sur le plateau de Saclay. Le transfert de brevets partiellement publics vers le privé ou les collaborations de recherche sont loin de marcher comme elles le devraient. Dans la structure de notre produit intérieur brut (PIB), il n'y a pas suffisamment d'argent qui est consacré à l'innovation entre le public et le privé parce que le rouage entre les deux ne fonctionne pas bien. Il faut absolument réformer le système de transfert. Par exemple, en tant qu'entrepreneur, j'aimerais que l'on me dise « Si vous voulez utiliser un brevet d'État ou travailler avec un laboratoire d'État et que de la propriété industrielle est créée, voilà le contrat type, voilà les pourcentages » avant, et pas après. C'est source de contentieux sans fin et source d'absence de recherche de certains acteurs économiques qui innovent tout le temps et qui savent que, s'ils travaillent avec un laboratoire public, cela ne va pas bien se passer.

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Geneviève Bouché, présidente du Forum Atena

Le point que vous soulevez, je le connais bien. Il s'agit de blocages idéologiques, qui datent des Trente Glorieuses. Les textes sont en bon état : il faut simplement les faire appliquer.

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Partagez-vous ce point de vue ou pensez-vous qu'il faut quand même réformer les contrats ?

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Éric Lemaire, président d'Opération Lancelot

Effectivement, des efforts ont été réalisés, mais mon point critique est que, dans les collaborations entre public et privé, la rémunération est définie à la fin et pas au début. Or, en tant qu'entreprise privée, je veux savoir au début combien cela va me coûter. Le problème est en grande partie culturel.

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Merci beaucoup. Nous arrivons à la fin du temps qui nous était imparti. Y a-t-il des points que vous souhaiteriez encore aborder ?

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Geneviève Bouché, présidente du Forum Atena

J'aimerais que vous nous parliez de votre mission. Combien de personnes allez-vous auditionner ? Comment les avez-vous choisies ? Comment allez-vous traiter les travaux ? Aurons-nous un retour ?

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La mission dure un an. Nous regardons quels sont les différents aspects dans la souveraineté pour voir ensuite comment concrètement nous pouvons mettre en œuvre des solutions qui permettent, non pas de révolutionner les choses, mais de commencer à amorcer la construction d'une souveraineté française et européenne. Dans le titre de la mission, nous avons mentionné « française et européenne », car un certain nombre de leviers ne peuvent être actionnés qu'au niveau européen. L'idée est de pouvoir rendre un rapport avec des propositions concrètes en juin 2021. La mission est composée de représentants de toutes les sensibilités politiques et de différentes commissions. Nous sommes dans une phase d'auditions relativement larges autour des problématiques communes : la partie matériel, l'intelligence artificielle, la partie des logiciels, la blockchain … Nous sommes humbles et nous allons nous inspirer des rapports qui ont déjà été faits pour les transformer en propositions concrètes.

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Geneviève Bouché, présidente du Forum Atena

Ce que vous faites est-il fait aussi dans d'autres pays européens ou est-ce une initiative franco-française pour le moment ?

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Il s'agit d'une initiative de l'Assemblée française, mais nous avons des contacts avec l'Union et un certain nombre de parlementaires d'autres pays dans lesquels une réflexion est menée. Nous allons essayer de trouver des concordances pour avoir des initiatives si possible communes ou, en tout cas, qui ne soient pas antagonistes. Il faut, comme vous l'avez dit tout à l'heure, éviter que l'on ait 27 droits et 27 initiatives qui soient toutes les unes antagonistes par rapport aux autres.

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Wilfried Batsch, ancien président d'Opération Lancelot

Il me semble que l'on a toujours ce partenariat franco-allemand en Europe qui est capital. J'ai été très surpris de découvrir l'existence d'une assemblée parlementaire franco-allemande entre l'Assemblée nationale et le Bundestag. Il s'agit d'un saut qualitatif dans les relations franco-allemandes parce qu'avant, les discussions ne se déroulaient qu'entre le Président de la République française et le chancelier fédéral allemand. Cette assemblée a en plus un groupe de travail permanent sur les ruptures technologiques qui a été initié côté français par Christine Hennion et par une députée allemande écologiste. Dans le cadre de vos travaux, vous pourriez vous rapprocher de cette commission franco-allemande, car, comme toujours, quand on travaille entre Français et Allemands, cela élargit tout de suite les possibilités.

Dernier point, des élections partisanes, internes au SPD, se sont déroulées en novembre 2019. Quel est le profil de la nouvelle coprésidente du SPD ? Elle a été ingénieure informatique avant d'être députée.

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Cela fait partie du périmètre que nous allons aborder. Nous avons au sein de la mission des députés qui font partie du groupe de travail franco-allemand.

La séance est levée à 11 heures.

Membres présents ou excusés

Mission d'information de la Conférence des Présidents « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Réunion du jeudi 29 octobre 2020 à 9 h 30

Présents. - M. Philippe Latombe, M. Jean-Luc Warsmann

Excusés. - Mme Virginie Duby-Muller, Mme Frédérique Dumas, Mme Laure de La Raudière, Mme Nathalie Serre