Intervention de Éric Lemaire

Réunion du jeudi 29 octobre 2020 à 9h30
Mission d'information sur le thème « bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Éric Lemaire, président d'Opération Lancelot :

Je suis entrepreneur. Je dirige un groupe d'une centaine de personnes dans l'informatique avec une dizaine de filiales et une vingtaine d'investissements. Comme vous l'a dit Wilfried, il y a deux ans, nous avons organisé une conférence. J'y ai participé parce que l'une de mes filiales est un site de commerce en ligne et un quart de son chiffre d'affaires est consacré à la publicité sur un GAFA dont le nom commence par G. D'une part, ce GAFA, aussi bien intentionné soit-il, a des changements de politique commerciale, de politique tarifaire, d'organisation et fait donc peser sur la survie même de l'entreprise en question une menace insupportable. D'autre part, il nous envoie tous les mois des factures de 50 000 à 100 000 euros, sans TVA, en provenance d'un paradis fiscal bien connu. Non seulement nous sommes totalement dépendants, mais en plus, une bonne partie de leur avantage compétitif sur les gens qui font partie d'Opération Lancelot est constitué par cet avantage fiscal.

Nous nous sommes lancés dans Opération Lancelot pour essayer de convaincre un certain nombre d'acteurs du monde de l'entreprise. Comme cela a été dit tout à l'heure, il n'y a pas que le politique, nous autres, les entrepreneurs, nous sommes aussi responsables de ce qui est en train de se passer et nous devons nous y investir. Nous devons faire l'effort d'utiliser des locaux et de nous mettre ensemble. L'État a fait beaucoup pour nous. J'ai l'âge où, quand on créait une entreprise, il fallait s'affilier aux trente caisses de retraite. Cela a été supprimé. Vous avez créé la BPI, vous avez créé les jeunes entreprises innovantes, vous avez créé le crédit d'impôt recherche (CIR). Beaucoup de choses ont changé, ce qui fait qu'aujourd'hui, il existe un terreau de PME. Pourquoi ne grandissent-elles pas ?

Nous avons parmi nos membres un dirigeant, Philippe Kalousdian, qui a une société de conseil dont le métier est de digitaliser des entreprises. Il a interviewé un certain nombre de grands comptes et de fondateurs de grosses start-up et leur a demandé pourquoi nous n'avions pas de GAFA. Il a eu un certain nombre de réponses classiques : le manque de culture de langue étrangère, les écarts culturels… Une réponse nous a beaucoup surpris : l'Europe n'est pas un marché unique. Quand Criteo par exemple a voulu s'installer dans 27 pays, il s'est retrouvé face à 27 droits, 27 droits du travail, 27 droits fiscaux, 27 droits des sociétés, cela lui a coûté une fortune, 20 à 30 % de leur levée de fonds. Pour acquérir une market dominance, il a dû dépenser un quart d'argent en plus que ce qu'aurait fait leur équivalent américain en Amérique. C'est une grosse difficulté. Il faut que l'Europe acquière son indépendance.

Trois univers, les États-Unis, la Russie et la Chine, ont chacun leurs GAFA. L'on ne peut pas dire que la Russie est plus puissante que nous économiquement.

Le deuxième sujet qui mérite d'être mentionné ici, c'est l'aspect marchés publics. Dans ces trois autres ensembles, cela n'existe pas d'avoir plus de 10 % de marchés attribués hors secteur. En Europe, ce n'est pas le cas. Il faut qu'il y ait de la réciprocité.

Troisième point, c'est ce que nous, les entrepreneurs, appelons « la vallée de la mort ». Il est relativement facile de faire une levée de fonds de 100 000 euros. Il est possible de faire une levée de fonds de 10 millions d'euros. Il est facile de se vendre pour 50 millions d'euros. En revanche, lever 2 ou 3 millions d'euros est extrêmement difficile. L'un de nos membres, Whaller, le réseau social éthique pour entreprises, est dans cette démarche. Il s'agit d'une magnifique entreprise, qui est en croissance et qui est rentable. Ils ont de réelles difficultés à faire ce type d'opération. Il faut que l'on redirige l'épargne des Français vers les PME de croissance.

Vous avez fait aussi un merveilleux travail culturel à l'échelon national. Désormais, l'entrepreneur n'est plus mal vu. Il est très facile pour nous de recruter des gens dans nos structures. Par contre, nous n'avons pas de culture d'investissement dans les PME. Plan d'épargne entreprise, cotisations retraite ou que sais-je, il faut essayer de trouver une solution.

Que va-t-il nous arriver si l'on continue comme cela ? Ce qui nous arrive maintenant, c'est que 3 milliards d'euros par mois sortent de notre région et partent dans un paradis fiscal qui, parfois, se trouve en Europe, sans donner de nom, puis sont transférés ailleurs. Si l'on continue comme cela, il va nous arriver la même chose dans le secteur des transports, dans le secteur de la santé, dans le secteur de la culture et au lieu de voir 3 milliards d'euros partir tous les mois, ce sera 15, 20, 25. J'ai des amis entrepreneurs libanais qui, aujourd'hui, quand ils doivent acheter de la matière hors Liban, sont obligés d'aller chercher des dollars au marché noir : c'est un cauchemar parce qu'ils ont perdu leur indépendance, ils n'ont pas une balance commerciale équilibrée et ils ont besoin d'être aidés. Nous devons trouver une solution avant. La Russie a réussi à la trouver avec relativement peu de contraintes. Ce n'est pas tout à fait notre culture, mais ils ont réussi à le faire alors qu'ils n'avaient pas la puissance économique des Américains ou des Chinois. En plus, ils sont partis plus tard.

Sur les domaines spécifiques que l'on serait en mesure d'investir, tout d'abord, je voudrais dire que nous n'avons perdu. Aujourd'hui, dans Lancelot, la société E-corp développe un système d'exploitation pour téléphone et vend dans toute l'Europe, en particulier en Allemagne. Nous avons une autre start-up qui s'appelle Hyperpanel qui développe un système d'exploitation personnel. Les systèmes d'exploitation, c'est là où transite la donnée, c'est cela que l'on veut protéger. Nous n'avons pas perdu, pas du tout.

Je souhaitais vous parler de deux domaines : l'informatique imprimée et l'informatique verte.

Nous avons de magnifiques start-up et même des entreprises en Europe qui font de l'informatique imprimée. Cela nous permettrait d'échapper à l'influence de l'Asie du Sud-Est. Si nous imprimions nos propres puces avec des imprimantes 3D, nous n'aurions plus de problèmes de fondeurs, nous n'aurions plus de problèmes de dépendance à l'Asie.

Nous avons en Europe les meilleurs systèmes de refroidissement par liquide. C'est un double gain de souveraineté. Non seulement on achète du matériel en Europe plutôt qu'à l'extérieur, mais en plus, on consomme beaucoup moins. Aujourd'hui, on a la possibilité de diviser par dix rapidement l'empreinte écologique de l'informatique bureautique, ce qui aurait un impact phénoménal sur notre consommation d'électricité et de matière.

Le dernier point que vous avez soulevé concernait la sécurité. En tant qu'entreprise du numérique, nous avons de nombreux clients qui ont beaucoup d'ennuis avec des ransomewares (logiciels malveillants). Nous avons de grosses entreprises qui se sont retrouvées en procédure de sauvegarde parce qu'elles ont subi des attaques informatiques. Il faut faire le même travail sur la protection des systèmes que celui qui a été fait au niveau européen sur la protection des données avec le RGPD (règlement général sur la protection des données). Il faut en finir avec la naïveté y compris dans le secteur privé. Il n'y a pas de raison que nous perdions toutes nos données sous prétexte que nous n'avons pas un firewall (pare-feu) ou que nous avons des mots de passe peu sécurisés.

Nous autres, entreprises du numérique, nous ne pouvons pas donner d'argent à un parti politique en France, et c'est tant mieux. Pourquoi sur internet peut-on financer des idées politiques sans aucun contrôle ? Je ne comprends pas. Je pense qu'il faut faire dans le monde numérique le travail qui a été fait dans le monde physique. Il faut un minimum d'éthique et mettre les lois qui nous correspondent.

Je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.

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