Intervention de Wilfried Batsch

Réunion du jeudi 29 octobre 2020 à 9h30
Mission d'information sur le thème « bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Wilfried Batsch, ancien président d'Opération Lancelot :

En mars 2018, nous organisons un débat autour de la souveraineté numérique et, pour une fois, on va entendre la voix des petites et moyennes entreprises (PME) et même des très petites entreprises (TPE), alors que, d'habitude, on n'entend que les grands groupes comme France Télécom-Orange et l'État. L'idée qui a été portée par Julien Irondelle et Éric Lemaire était de dire : « Pour une fois, on va aller parler à des acteurs plus petits, soit des start-up, soit des PME qui ont déjà une certaine taille comme OVH, mais aussi le petit vendeur sur internet, la TPE de 3 personnes qui vend de la lingerie fine sur internet. »

Avec toute la matière recueillie, nous avons eu l'idée de lancer une association à destination plutôt des petites entreprises françaises acteurs du numérique. En avril 2019, nous avons réuni Cédric Villani, qui venait de sortir un rapport sur l'intelligence artificielle, et dix acteurs économiques du numérique. Nous avons voulu montrer que tous les secteurs d'activité étaient concernés, y compris des secteurs qui peuvent paraître traditionnels comme l'agriculture. Aujourd'hui, en agriculture, vous avez des drones et de l'intelligence artificielle, vous êtes au cœur de l'activité numérique, les pieds dans les champs. Sur les dix start-up, nous arrivons à faire venir cinq femmes dirigeantes de start-up. Contrairement à ce que l'on croit, le numérique n'est pas une affaire d'hommes.

Nous sommes contents du lancement de cette association que nous appelons Opération Lancelot et nous enchaînons en lançant dans le débat politique, à la faveur des élections européennes. Nous arrivons à faire venir six partis politiques, de l'extrême gauche à l'extrême droite (hormis les Républicains), pour discuter du sujet de la souveraineté numérique. À cette occasion, nous décidons d'inventer un outil de communication, de sensibilisation aux enjeux du numérique, que nous appelons le pacte de la souveraineté numérique. Ce pacte sera un outil formidable pour pouvoir échanger avec les élus. Il va s'enrichir de la confrontation entre les visions politiques et les visions entrepreneuriales des petits acteurs économiques du numérique. En rencontrant les élus, nous allons nous apercevoir que les intervenants sont nombreux dans ce domaine et que nous devons nous démarquer, nous, Opération Lancelot : qu'apportons-nous dans le débat numérique ?

La souveraineté numérique française n'a pas de sens pour nous. Que voulez-vous faire avec 67 millions de clients potentiels quand, en face, vous avez des entreprises qui en ont des milliards ? On ne se pose même pas la question de la souveraineté numérique française même si, au départ, on n'a des acteurs du numérique français. Pour nous, il faut partir sur l'Europe. Vous avez toujours deux façons d'aborder l'Europe : la façon fédérale et la façon internationale symbolisée par le couple franco-allemand. Nous choisissons la deuxième voie : Berlin. Je vais avoir des entretiens avec vos homologues allemands au Bundestag. Je vais m'apercevoir que la souveraineté qui est utilisée dans le langage politique allemand n'a pas tout à fait la même définition qu'en France. Les mots que nous utilisons sont attachés à une culture : or nous n'avons pas la même culture.

Je souhaite en second point, plutôt que répondre tout de suite aux questions que vous nous avez envoyées, parler de cette définition de la souveraineté. Quand vous prenez les constitutions française et allemande, la Constitution de la France commence par définir la République française alors que la Constitution allemande commence par lister tous les droits humains dont bénéficient les citoyens allemands. Cela signifie que, culturellement, la souveraineté pour un Allemand est d'abord personnelle : c'est la souveraineté du citoyen sur ses données, sur son image sur internet, sur sa vie numérique. Alors que la France a été construite par l'État, pas le peuple français. D'ailleurs, vous avez parlé vous-même, M. Latombe, de « cœur régalien » dans votre introduction. Quand on parle de souveraineté numérique en France, on pense tout de suite à l'État. Ensuite, on dit : « Il n'y a pas que l'État, il faut aussi parler des entreprises », et si possible des grandes entreprises qui ont des liens avec l'État, par exemple Orange, avant de s'intéresser à la TPE au bout de la rue.

La souveraineté politique en France : l'État doit réglementer ce qui se passe sur son territoire. C'est moi le roi de France ou le Président de la République, si je confine, c'est moi qui décide de confiner. Le problème, c'est qu'avec le numérique, on n'est pas sur un territoire physique, on est sur un territoire cyber. C'est ce qui nous a mis complètement à côté. On ne l'a pas anticipé, ni les politiques, ni la société en général. On a des acteurs qui sont basés en Californie : on ne peut pas les fermer. Google a trois grands data centers en Europe, en Irlande, en Norvège et en Belgique. Si l'on est capable de tirer sur des terroristes djihadistes au Mali, on est parfaitement capable de détruire ces trois data centers. Ce n'est pas le problème. Le problème, c'est que, si vous détruisez ces data centers, vous aurez tous les Français qui s'insurgeront parce qu'ils auront perdu leurs courriels et leur photographies hébergés respectivement dans Google Mail et dans Google Drive. Physiquement, l'État français est toujours là avec son armée et ses tribunaux, mais l'acteur est insaisissable : les Français utilisent des services qui sont réglés par des tribunaux américains et qui sont émis par une société dont le siège est basé en Californie.

Comme l'a dit Mme Bouché, il y a des problèmes culturels entre nous et les Américains. Nous sommes des Occidentaux et nous sommes des démocraties. Nous avons donc deux points communs, mais un Californien n'est pas un Parisien. Cela pose un problème de souveraineté culturelle. Qu'est-ce qui choque Facebook basé en Californie ? La nudité. Nous, en Europe, nous sommes choqués, non pas par la nudité, mais par la désinformation. C'est culturel. Avant de décider, au niveau de l'État français ou de l'Union européenne, de réglementer les plateformes, il faut prendre conscience du fait qu'aux États-Unis, ils ne voient pas le même problème que nous.

La souveraineté économique ne repose pas uniquement sur des entreprises. Il ne suffit pas d'avoir un Google français, un Qwant, un OVH, etc. C'est là que l'on voit que toutes les souverainetés sont liées. La souveraineté économique, c'est aussi : est-ce que moi, Français, j'ai une chance de trouver un travail ? C'est ma souveraineté économique personnelle, mais c'est un énorme problème pour l'État français si, un jour, nous avons dix millions de chômeurs parce que l'intelligence artificielle a remplacé tous les travailleurs. Je rappelle que notre actuel Président de la République a été auparavant ministre à Bercy et a provoqué un tollé à l'Assemblée nationale en disant : « Un abattoir a fermé quelque part en Bretagne. Le problème, c'est que les salariées femmes sont analphabètes. » Le problème, c'est qu'il avait raison.

Aujourd'hui, nous avons un problème d'« illectronisme » : ce sont des personnes qui savent lire et écrire, mais qui ne savent pas utiliser un portable. Certains ne savent pas déclarer leurs impôts sur internet. Là, on est à la fois dans la souveraineté personnelle et dans la souveraineté politique de l'État qui dit : « J'aimerais bien rationaliser mes administrations, rendre la France plus efficace », comme a dit Mme Bouché. Sauf qu'il faut former les gens. S'il n'y a plus de guichet pour déclarer ses impôts et que tout passe par internet, il faut que tout le monde sache le faire. Et l'on a un problème économique : il faut que tout le monde sur le territoire puisse au moins accéder à la 4G, ce qui n'est pas tout à fait le cas aujourd'hui.

L'on voit bien qu'il existe plusieurs niveaux de souveraineté qui sont tous imbriqués et qui s'influencent mutuellement. Je pense qu'il faut l'avoir présent à l'esprit. Le numérique est vraiment une nouvelle civilisation, qui couvre tous les aspects. Je trouve intéressant que Mme Bouché ait mentionné la spiritualité. Il est vrai que la spiritualité, avec internet, cela peut changer. Je ne sais pas si l'on peut appeler cela de la spiritualité, mais pourquoi des Français sont partis faire le djihad en Syrie ? Parce qu'ils ont vu des vidéos sur Facebook. Nous avons un problème de souveraineté là aussi. Nous avons des gens qui n'écoutent plus ce qu'écoute le prof à l'école. Ils préfèrent aller regarder sur Facebook ce qui se passe en Syrie pour aller faire la guerre là-bas ! Ou maintenant en Arménie.

Beaucoup de choses s'imbriquent entre elles. C'est pour cela que c'est passionnant que vous soyez issus de plusieurs commissions. Effectivement, cela touche toutes les commissions, mais à mon avis notamment la commission éducation et culture parce que l'un des gros enjeux est l'intelligence artificielle. Les avocats sont titulaires d'un bac + 5. Maintenant, vous avez des legal tech qui peuvent vous faire des procédures automatisées par algorithme. Comment l'avocat va-t-il gagner sa vie si, au lieu de payer 2 000 euros, vous trouvez à peu près la même prestation sur internet pour 200 euros ?

Dans toutes les auditions que nous avons menées avec Opération Lancelot d'acteurs économiques et d'acteurs politiques, pour moi, cette question est centrale : c'est la souveraineté personnelle. Ce n'est pas juste ce que fait Google ou Facebook de mes données, c'est : est-ce que moi, dans vingt ans, j'ai encore un travail ? La souveraineté de l'État français, c'est de ne laisser personne sur le bord de la route. Sinon, la France n'existe plus. Si dix millions de personnes sont en dehors du système, avec juste le RSA (revenu de solidarité active) parce qu'elles ne savent pas vivre dans une civilisation numérique, à terme, on est mort.

Voilà pour mon introduction. Voulez-vous que je réponde maintenant aux questions que vous nous avez envoyées ?

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