Permettez-moi d'introduire mon propos par une citation : « L'ensemble des produits américains doivent obtenir l'aval de la National Security Agency (NSA) pour être exportés. La NSA introduit systématiquement des portes dérobées ou backdoors dans les produits logiciels. Un système d'information et de communication (SIC) reposant majoritairement sur des produits américains comme Microsoft serait vulnérable car susceptible d'être victime d'une intrusion de la NSA dans sa totalité. » Ceci, mesdames et messieurs les députés, n'est pas la citation d'un texte de propagande d'un État étranger, d'une agence hostile ou même d'une association militante de défense des droits des internautes. Il s'agit d'un extrait du rapport des experts militaires mandatés par le ministère de la défense en 2008 pour évaluer la valeur du projet de Microsoft alors présenté, à savoir un contrat de fournitures de logiciels Microsoft pour un peu plus de 180 000 postes de travail du ministère de la défense, contrat surnommé « open bar » qui, soit dit en passant, a été signé avec Microsoft Ireland. Ce contrat a depuis lors été renouvelé à deux reprises, en 2013 et en 2017.
Bien sûr, ce n'est pas le seul contrat entre l'État et les entreprises transnationales du numérique d'origine américaine, tant s'en faut. À vrai dire, nous ne comptons plus les contrats ou les partenariats noués entre l'éducation nationale, le ministère des armées, le ministère du travail d'une part et Microsoft, Cisco, IBM, Google, Amazon de l'autre. Le dernier exemple en date est le Health Data Hub (HDH) qui associe Microsoft et le ministère de la santé. Nous pouvons aussi évoquer Amazon par le biais d'Amazon Web Services (AWS) et son contrat avec la banque publique d'investissement BPI France.
Si, comme l'assurent les experts militaires en 2008, lier contrat avec ces entreprises aboutit inévitablement à, je les cite, « la perte de la souveraineté nationale », comment expliquer que ces avertissements, qui n'ont cessé de croître au fil des années avec les révélations d'Edward Snowden et de WikiLeaks, n'ont jamais été entendus ?
Certains de ces experts ont affirmé, de façon anonyme bien sûr et je leur laisse l'entière responsabilité de leurs propos, que la réponse était à chercher du côté de la corruption de certains décideurs de l'époque. Il ne faut pas écarter cette hypothèse, mais elle me semble trop partielle pour comprendre notre situation.
Ce que nous vivons est l'aboutissement logique, contingent, mais logique, d'une myriade de décisions, de hasards, d'aléas politiques et géopolitiques qui tirent leur origine du virage idéologique que l'Europe a pris voici quarante-cinq ans, ce que d'aucuns ont appelé le tournant néolibéral.
Je sais ce que, hors du champ scientifique, ce terme peut avoir de scandaleux, ou du moins de controversé, mais je ne suis pas là pour faire de la politique, ni même pour prendre position. Je suis là seulement pour vous dire ce qui, de mon point de vue de chercheur en sciences politiques et en sciences sociales, permet d'expliquer la situation dans laquelle se trouvent actuellement l'Europe et la France et esquisser quelques pistes de réflexion.
L'Europe est néolibérale depuis les années 1970-80. En France, l'historien Gilles Richard a fait remonter le néolibéralisme à l'élection de Valéry Giscard d'Estaing. Au-delà de la querelle politique et philosophico-sémantique autour de ce terme, il importe de comprendre qu'un État néolibéral, dans la hiérarchie des objectifs de politique publique, fait toujours primer sur l'intérêt national l'intérêt économique, quel qu'il soit et d'où qu'il vienne j'insiste sur ce point. Pour le dire autrement, en reprenant les mots de Gilles Deleuze dont nous commémorons cette année le vingt-cinquième anniversaire de la disparition, « l'État totalitaire – c'est la manière dont il conceptualise l'État néolibéral – est entièrement tourné vers le développement du marché extérieur et, à l'inverse, il délaisse voire il tend à détruire le marché intérieur ».
Le néolibéralisme qui s'est progressivement érigé en idéologie nationale, en doctrine d'État, a au fil des décennies privilégié le développement économique là où la dynamique économique se trouvait, là où pouvaient émerger de nouveaux marchés, de nouveaux projets d'investissements. Ceci explique en partie la prédominance du terme « compétitivité » dans le champ lexical de nos dirigeants nationaux et européens. Nous savons aujourd'hui que deux pays en ont grandement bénéficié : les États-Unis et la Chine.
Quant à l'Europe, elle a, pour simplifier le trait, fait un pari : celui d'une libéralisation des flux économiques, financiers et commerciaux. Cette circulation des capitaux devait, bon an mal an, par sa généralisation, rencontrer les intérêts de toutes les parties prenantes de sorte qu'un système mondialisé d'interdépendance généralisée devait ipso facto en surgir et pérenniser la pacification des relations internationales, en un mot en finir avec la guerre.
Le problème, vous le savez sans doute, est que ce pari a été perdu, pas sur la guerre – Dieu nous en préserve ! –, mais nous sommes entrés dans un jeu dont nous ne maîtrisons pas les règles. Plutôt, nous nous sommes appliqué des règles que d'autres ont nonchalamment écartées. Nos totems – le libre-échange, la concurrence libre et non faussée, l'hygiène budgétaire… – nous ont placés dans une position de faiblesse à l'égard des États‑Unis et de la Chine qui ne se sont pas encombrés de telles restrictions juridico-économiques, partiellement infondées au demeurant, notamment la règle des 3 % de déficit.
Je fais ce détour pour insister sur un point qui me paraît essentiel : la question de la souveraineté numérique est à la fois un enjeu et un objectif éminemment politiques. Bien avant de nous demander quel chemin technologique nous devrions emprunter pour atteindre cet objectif, il faut dessiner le chemin politique. Cela me paraît capital d'autant plus que cette réflexion brille par son absence dans le discours des responsables politiques européens.
Qu'entendons-nous par souveraineté numérique ? C'est le pouvoir suprême du souverain, qu'il s'agisse de l'État, de la Nation ou même de l'individu, à maîtriser ses données et les instruments de collecte, de stockage, de traitement, de circulation de ces données à travers les trois couches du cyberespace.
Ces trois couches sont :
– la couche matérielle : tous les périphériques d'accès et les infrastructures nécessaires au fonctionnement chez les fournisseurs de connexion, les serveurs, les câbles sous-marins, les routeurs… et leurs différents éléments tels que les microprocesseurs, les matériaux stratégiques comme le lithium, le cobalt, l'indium, le platine, voire les sources énergétiques ;
– la couche logicielle ou logique : les protocoles qui permettent aux machines de communiquer entre elles et d'échanger des données, les applications et les standards qui en conditionnent l'utilisation ;
– la couche sémantique qui se rapporte proprement au contenu informationnel de l'internet : l'ensemble des messages qui passent par internet, les interactions sociales, les échanges d'informations…
Deux pays seulement sont parvenus à un tel niveau de souveraineté : les États-Unis et la Chine. Sans faire le détail de l'histoire de l'innovation de ces deux pays, j'insiste sur quelques grandes tendances de ces deux systèmes technopolitiques qui peuvent nous inspirer, au-delà de la capacité de contrôle de ces deux États sur les trois couches.
Le plus important à mon sens est que ces deux États ne sont pas libéraux au sens où nous l'entendons habituellement. C'est évident pour la Chine. Pour les États-Unis, il faut avoir en tête que l'ensemble de l'architectonique technoscientifique est consubstantiellement lié à la domination de l'État fédéral sur son appareil productif et d'innovation, depuis la Seconde Guerre mondiale et encore de nos jours. Cette économie est communément qualifiée d'économie en réseau. Je m'inscris en faux car ce concept accorde à mon avis aux acteurs économiques et universitaires un rôle surestimé.
Il n'est pas possible en effet de comprendre le développement spectaculaire des géants du web, les GAFAM, sans le concours principiel de l'administration centrale dans la régulation du marché des brevets par exemple ou dans les partenariats entre universités, start-up et grandes entreprises sous l'égide d'agences fédérales, de la Defence Advanced Research Projects Agency (DARPA) notamment, ainsi que dans l'externalisation réussie de l'innovation par les grandes sociétés par le rachat de brevets et de start-up ou dans l'obtention de marchés à l'étranger et la protection du marché national. Il faut compter de plus les subventions, les exonérations fiscales, les contrats très lucratifs qui continuent de les abreuver en capitaux. Je rappelle que, l'an passé, Amazon n'a payé aucun impôt des sociétés aux États-Unis alors que les relations entre Donald Trump et Jeff Bezos sont exécrables. Microsoft a remporté l'an passé un contrat de 10 milliards de dollars pour le cloud du Pentagone.
Concrètement, IBM ne serait pas devenu la première entreprise d'informatique du XXe siècle sans le New Deal de Franklin Roosevelt. Facebook n'aurait peut-être pas vu le jour sans le possible soutien financier d'une tutelle, la société de capital-risque de la Central Intelligence Agency (CIA). L'ascension fulgurante de Google n'aurait sans doute pas été telle sans l'aide financière apportée aux travaux de deux jeunes doctorants de l'université Stanford par la National Science Foundation (NSF) avec d'autres agences fédérales de premier ordre.
Je ne dis pas qu'il faut dédaigner le rôle des inventeurs talentueux et des programmes de recherche innovants, mais nous pouvons douter de la réussite de ces entreprises si elles n'avaient pas été soutenues, orientées dans leurs décisions par l'État. J'irai même plus loin en disant que ces entreprises n'auraient pas connu un tel destin si elles n'avaient pas évolué dans ce que nous pouvons appeler une économie administrée, un régime dirigiste.
Quant à la Chine, nous voyons qu'il est incohérent d'y voir un modèle antinomique de celui des États-Unis. Plus encore, la Chine a conçu depuis le début des années 1980 son modèle de développement technologique sur le modèle américain. Il faut dire qu'elle partait de loin. La révolution culturelle qui fut déjà un phénomène terrible s'est doublée d'une purge incommensurable du monde de la recherche universitaire avec la perte d'au moins un million d'étudiants de premier cycle et de 100 000 étudiants de second cycle, ce qui explique encore aujourd'hui ce manque de talents.
Contrairement aux États-Unis, la Chine n'avait ni capital économique et technique, ni serveur racine, ni câble sous-marin, ni géant technologique à sa disposition pour asseoir sa souveraineté. Qu'a‑t‑elle fait ? Elle a importé ces technologies en faisant miroiter aux entreprises les débouchés mirobolants que laissait espérer son immense marché, pas que dans le numérique d'ailleurs. Entre aspiration à la modernisation et hantise de l'occidentalisation, la Chine a compris l'importance cardinale de maîtriser les couches techniques du cyberespace – couche matérielle et couche logicielle – et de contrôler ce faisant les données.
La prépondérance américaine est réelle dans ce domaine : 38 % des centres de données de la planète se trouvent actuellement aux États-Unis et les communications numériques entre l'Europe et l'Asie passent à 97 % par les États-Unis. La Chine a donc compris l'importance de rapatrier ces données en Chine, sur son territoire et de faire en sorte que les acteurs qui collectent les données en Chine, y compris les acteurs étrangers, les stockent et les traitent sur le territoire national chinois. C'est tout l'enjeu de la loi sur la cybersécurité du 1er juin 2017. Il en allait de sa souveraineté et la souveraineté constitue la quintessence de son programme politique que nous pouvons résumer par le triptyque « Prospérité, stabilité, puissance ».
Nous avons donc avec la Chine l'exemple d'un pays qui a décidé de devenir souverain sur l'ensemble des trois couches du cyberespace et s'en est donné les moyens. Sur la couche matérielle a été mis en place un système de contrôle des entrées-sorties des données, appelé le « Grand Firewall » de Chine ou « Bouclier doré ». Il permet à l'État de maîtriser avec un degré d'efficacité relativement important ce qui entre et sort du cyberespace chinois.
Sur la couche logique, la Chine est parvenue à dupliquer l'offre américaine de services en produisant une offre nationale avec l'émergence et le développement d'acteurs homologues : Baido, Alibaba, Tencent, Huawei… qui, peu ou prou, remplissent les missions et offrent les mêmes types de services que Google, Amazon, Facebook, Apple… Ces entreprises sont très proches de l'État-parti. Elles sont juridiquement soumises à un devoir d'étroite coopération avec les pouvoirs publics chinois en vertu de la loi sur l'espionnage de juin 2017 et de la loi sur le contre-espionnage de 2014 qui imposent à tout citoyen chinois et à toute organisation de droit chinois de partager les informations qu'ils ont en leur possession avec les services compétents, au premier chef desquels les services de renseignement.
Enfin, la Chine s'est dotée d'un ensemble de structures de contrôle, en clair de censure, qui agissent directement sur la couche sémantique du cyberespace et sont censées juguler la diffusion de messages et de commentaires critiques à l'égard du régime et plus largement du système sociopolitique chinois.
En définitive, la Chine s'est donné les moyens d'être souveraine sur le cyberespace, suivant bien sûr sa propre critériologie totalitaire qui se manifeste particulièrement sur son contrôle resserré de la couche sémantique et par le développement d'un système d'étroite coopération entre l'État-parti, la recherche publique et les firmes technologiques. C'est un système que j'ai appelé dans certains de mes travaux un complexe techno-partidaire.
À propos de la Chine, il faut également avoir en tête que, alors qu'elle était dans un état de totale subordination vis-à-vis des États-Unis, elle est parvenue à asseoir sa souveraineté numérique. Rappelons-nous que, jusqu'en 2004, la Chine avait un produit intérieur brut (PIB) inférieur à celui de la France. Son PIB par habitant est encore aujourd'hui quatre fois plus faible que celui de la France. Il n'y a donc pas de fatalité.
Si nous nous en tenons à la lettre de l'intitulé de la mission d'information, ces deux pays peuvent-ils inspirer la France et l'Europe ? Si nous tenons pour acquise cette ambition politique de faire advenir une souveraineté numérique française et/ou européenne, je pense que oui, d'abord en ramenant la puissance à un rôle de coordonnateur, d'architecte, de cause motrice et intellectuelle des grandes orientations de la recherche, de la politique industrielle, d'un point de vue tant financier que décisionnel. Il s'agit d'un rôle d'État stratège en somme, capable de puiser dans le bassin scientifique et technique national ou continental les bonnes personnes pour penser stratégiquement et mettre en application des décisions démocratiquement légitimées.
Bien entendu, il serait vain de reproduire tels quels les modèles américain et chinois où le consentement de la population est soit une variable d'ajustement soit une lubie occidentale. En revanche, nous pouvons nous inspirer de leur gestion de l'innovation, notamment des États-Unis avec la DARPA. Une initiative européenne s'est justement mise en place dans cette optique, la Joint European Disruptive Initiative (JEDI) à laquelle je participe. C'est une fondation autonome qui a le mérite d'un point de vue tactique et technique de montrer la pertinence d'un changement de modèle dans la conception des innovations de rupture. Elle inscrit la recherche dans le secteur des technologies émergentes non comme une fin en soi, ce qui n'aurait aucun sens, mais comme un moyen mis au service de causes supérieures dans le domaine de l'environnement et de la santé par exemple.
La France et l'Europe ont donc tout à fait les moyens de bâtir leur souveraineté numérique, théoriquement du moins. Toutefois, la question princeps n'est pas technologique. Les moyens techniques et tactiques sont en notre possession, fut-ce virtuellement. La question est à mon avis bien davantage d'ordre politique et géopolitique. Il s'agit de convenir d'intérêts et d'objectifs communs, d'en déduire un ordre de priorité, les stratégies adéquates et bien entendu d'anticiper, de se projeter vers l'avenir que nous souhaitons précisément voir advenir.
Il s'agit également de rompre avec des ratiocinations juridiques et le culte de la régulation, de promouvoir la commande publique qui est fondamentale comme nous l'avons vu dans les exemples américains et chinois. Il faut restaurer les conditions de possibilité d'une recherche libre et sereine et, bien sûr, emporter l'adhésion de la population.
Si tout cela avait existé, la braderie de la branche énergie d'Alstom à General Electric n'aurait pas eu lieu. Alcatel n'aurait pas été vendu à Nokia et Nokia ne serait pas aujourd'hui en train de marginaliser la France dans sa stratégie de développement. En remontant encore plus loin, Louis Pouzin, l'un des pères de l'internet, un Français, aurait été suivi par l'État et l'histoire aurait sans doute été tout autre. D'ailleurs, nous ne serions pas là pour en parler.
En l'état actuel, il me semble tout à fait impossible d'envisager une Union européenne technologiquement puissante et souveraine si nous nous en tenons aux coordonnées économiques et géopolitiques qui guident l'Europe depuis le traité de Rome et se sont calcifiées au fil des décennies. Il faudrait d'abord un souverain européen ce qui est pour l'heure introuvable. À défaut, il faudrait une communauté d'intérêts suffisamment autonome pour résister aux tropismes atlantiste, slave ou extrême-oriental. Cette communauté d'intérêts n'existe pas encore. Cela n'exclut pas des coopérations ponctuelles entre quelques pays lorsque les intérêts de chacun se rejoignent, mais, s'il s'agit de conjoindre souveraineté numérique européenne et française, je crains que cela ne revienne à chercher la quadrature du cercle.
N'oublions pas que, si nos trois derniers Présidents de la République, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande, ont été espionnés par la NSA, c'est par l'intercession et avec le concours actif du Bundesnachrichtendienst (BND), le service fédéral de renseignement allemand, équivalent de notre direction générale de la sécurité extérieure (DGSE).