Mission d'information sur le thème « bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Réunion du jeudi 12 novembre 2020 à 11h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • chine
  • souveraineté
  • États-unis
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La réunion

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Audition, ouverte à la presse, de M. Charles Thibout, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique (CNRS, EHESS, Paris 1).

La séance est ouverte à 11 heures.

Présidence de M. Jean-Luc Warsmann, président.

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Vous consacrez depuis plusieurs années au thème de la souveraineté et du numérique une réflexion ayant donné lieu à de nombreuses publications. Le thème de la souveraineté fait appel au cœur régalien des missions de l'État, mais nous engage également à une réflexion sur les armes économiques dont nous devons disposer pour défendre la place de notre pays et de l'Union européenne dans la compétition mondiale. Sur ces deux plans, régalien et économique, nous aimerions connaître votre opinion sur la montée en puissance de la notion de souveraineté numérique. Comment l'analysez-vous ? Que pensez-vous des positions adoptées au niveau national et au niveau européen par les autorités publiques ? Quelles appréciations portez-vous sur les initiatives législatives en cours ?

Cette problématique de la souveraineté et du numérique est riche de nombreux sujets, souvent porteurs d'enjeux majeurs pour la place de notre pays sur la scène internationale. Nous pouvons penser en premier lieu aux questions de cybersécurité et de cyberdéfense. La thématique de la souveraineté est ici incontournable puisqu'il s'agit de déterminer comment protéger les intérêts français de nouvelles menaces, immatérielles et déterritorialisées. Il s'agit également de définir de nouvelles modalités de discussion avec nos partenaires, européens et autres, pour engager des actions concertées, mais respectueuses de la souveraineté de chacun. Quelle est votre analyse de ces enjeux multilatéraux ? Comment percevez-vous le paysage international actuel ? Quelles devraient être selon vous les réponses françaises et européennes aux menaces de déstabilisation ou de désinformation en ligne ?

La souveraineté est aussi confrontée, sur un mode peut-être moins visiblement conflictuel, à la montée en puissance de nouveaux acteurs privés qui prétendent imposer leurs normes ou disposent d'un pouvoir de marché les rendant incontournables pour les consommateurs et les usagers. Comment la France et l'Union européenne peuvent-elles, selon vous, reprendre la main sur la définition des termes dans ces rapports nouveaux afin de ne pas en être réduites à une position strictement réactive voire passive ? Nous pourrons évoquer les multiples instances privées ou semi-privées dans lesquelles s'organise la gouvernance d'internet, l'attribution des noms de domaines par exemple, ainsi que les géants du numérique qui jouent un rôle de prescripteur de plus en plus important dans nos sociétés, qu'il s'agisse de nos modes de consommation ou de notre façon de nous informer. La crise que nous traversons avec la covid ne fait que renforcer ces tendances. Quelle réponse publique apporter au plan national, européen et international ?

Enfin, la défense de la souveraineté numérique passe aussi par celle d'une certaine autonomie matérielle et la défense de la promotion d'une industrie du numérique européenne compétitive et indépendante. Or, nous savons que l'Europe souffre de façon croissante du départ d'industries stratégiques pour le matériel informatique qui constitue pourtant le soubassement du développement du numérique. La dépendance aux solutions numériques extracommunautaires, aussi bien logicielles que matérielles, met-elle en cause selon vous l'autonomie européenne ? Comment contrer cette tendance ? Comment faire participer l'innovation et à la recherche à une certaine forme de réindustrialisation dans les nouvelles technologies pour assurer une plus grande souveraineté européenne ?

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Charles Thibout, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique (CNRS, EHESS, Paris 1)

Permettez-moi d'introduire mon propos par une citation : « L'ensemble des produits américains doivent obtenir l'aval de la National Security Agency (NSA) pour être exportés. La NSA introduit systématiquement des portes dérobées ou backdoors dans les produits logiciels. Un système d'information et de communication (SIC) reposant majoritairement sur des produits américains comme Microsoft serait vulnérable car susceptible d'être victime d'une intrusion de la NSA dans sa totalité. » Ceci, mesdames et messieurs les députés, n'est pas la citation d'un texte de propagande d'un État étranger, d'une agence hostile ou même d'une association militante de défense des droits des internautes. Il s'agit d'un extrait du rapport des experts militaires mandatés par le ministère de la défense en 2008 pour évaluer la valeur du projet de Microsoft alors présenté, à savoir un contrat de fournitures de logiciels Microsoft pour un peu plus de 180 000 postes de travail du ministère de la défense, contrat surnommé « open bar » qui, soit dit en passant, a été signé avec Microsoft Ireland. Ce contrat a depuis lors été renouvelé à deux reprises, en 2013 et en 2017.

Bien sûr, ce n'est pas le seul contrat entre l'État et les entreprises transnationales du numérique d'origine américaine, tant s'en faut. À vrai dire, nous ne comptons plus les contrats ou les partenariats noués entre l'éducation nationale, le ministère des armées, le ministère du travail d'une part et Microsoft, Cisco, IBM, Google, Amazon de l'autre. Le dernier exemple en date est le Health Data Hub (HDH) qui associe Microsoft et le ministère de la santé. Nous pouvons aussi évoquer Amazon par le biais d'Amazon Web Services (AWS) et son contrat avec la banque publique d'investissement BPI France.

Si, comme l'assurent les experts militaires en 2008, lier contrat avec ces entreprises aboutit inévitablement à, je les cite, « la perte de la souveraineté nationale », comment expliquer que ces avertissements, qui n'ont cessé de croître au fil des années avec les révélations d'Edward Snowden et de WikiLeaks, n'ont jamais été entendus ?

Certains de ces experts ont affirmé, de façon anonyme bien sûr et je leur laisse l'entière responsabilité de leurs propos, que la réponse était à chercher du côté de la corruption de certains décideurs de l'époque. Il ne faut pas écarter cette hypothèse, mais elle me semble trop partielle pour comprendre notre situation.

Ce que nous vivons est l'aboutissement logique, contingent, mais logique, d'une myriade de décisions, de hasards, d'aléas politiques et géopolitiques qui tirent leur origine du virage idéologique que l'Europe a pris voici quarante-cinq ans, ce que d'aucuns ont appelé le tournant néolibéral.

Je sais ce que, hors du champ scientifique, ce terme peut avoir de scandaleux, ou du moins de controversé, mais je ne suis pas là pour faire de la politique, ni même pour prendre position. Je suis là seulement pour vous dire ce qui, de mon point de vue de chercheur en sciences politiques et en sciences sociales, permet d'expliquer la situation dans laquelle se trouvent actuellement l'Europe et la France et esquisser quelques pistes de réflexion.

L'Europe est néolibérale depuis les années 1970-80. En France, l'historien Gilles Richard a fait remonter le néolibéralisme à l'élection de Valéry Giscard d'Estaing. Au-delà de la querelle politique et philosophico-sémantique autour de ce terme, il importe de comprendre qu'un État néolibéral, dans la hiérarchie des objectifs de politique publique, fait toujours primer sur l'intérêt national l'intérêt économique, quel qu'il soit et d'où qu'il vienne j'insiste sur ce point. Pour le dire autrement, en reprenant les mots de Gilles Deleuze dont nous commémorons cette année le vingt-cinquième anniversaire de la disparition, « l'État totalitaire – c'est la manière dont il conceptualise l'État néolibéral – est entièrement tourné vers le développement du marché extérieur et, à l'inverse, il délaisse voire il tend à détruire le marché intérieur ».

Le néolibéralisme qui s'est progressivement érigé en idéologie nationale, en doctrine d'État, a au fil des décennies privilégié le développement économique là où la dynamique économique se trouvait, là où pouvaient émerger de nouveaux marchés, de nouveaux projets d'investissements. Ceci explique en partie la prédominance du terme « compétitivité » dans le champ lexical de nos dirigeants nationaux et européens. Nous savons aujourd'hui que deux pays en ont grandement bénéficié : les États-Unis et la Chine.

Quant à l'Europe, elle a, pour simplifier le trait, fait un pari : celui d'une libéralisation des flux économiques, financiers et commerciaux. Cette circulation des capitaux devait, bon an mal an, par sa généralisation, rencontrer les intérêts de toutes les parties prenantes de sorte qu'un système mondialisé d'interdépendance généralisée devait ipso facto en surgir et pérenniser la pacification des relations internationales, en un mot en finir avec la guerre.

Le problème, vous le savez sans doute, est que ce pari a été perdu, pas sur la guerre – Dieu nous en préserve ! –, mais nous sommes entrés dans un jeu dont nous ne maîtrisons pas les règles. Plutôt, nous nous sommes appliqué des règles que d'autres ont nonchalamment écartées. Nos totems – le libre-échange, la concurrence libre et non faussée, l'hygiène budgétaire… – nous ont placés dans une position de faiblesse à l'égard des États‑Unis et de la Chine qui ne se sont pas encombrés de telles restrictions juridico-économiques, partiellement infondées au demeurant, notamment la règle des 3 % de déficit.

Je fais ce détour pour insister sur un point qui me paraît essentiel : la question de la souveraineté numérique est à la fois un enjeu et un objectif éminemment politiques. Bien avant de nous demander quel chemin technologique nous devrions emprunter pour atteindre cet objectif, il faut dessiner le chemin politique. Cela me paraît capital d'autant plus que cette réflexion brille par son absence dans le discours des responsables politiques européens.

Qu'entendons-nous par souveraineté numérique ? C'est le pouvoir suprême du souverain, qu'il s'agisse de l'État, de la Nation ou même de l'individu, à maîtriser ses données et les instruments de collecte, de stockage, de traitement, de circulation de ces données à travers les trois couches du cyberespace.

Ces trois couches sont :

– la couche matérielle : tous les périphériques d'accès et les infrastructures nécessaires au fonctionnement chez les fournisseurs de connexion, les serveurs, les câbles sous-marins, les routeurs… et leurs différents éléments tels que les microprocesseurs, les matériaux stratégiques comme le lithium, le cobalt, l'indium, le platine, voire les sources énergétiques ;

– la couche logicielle ou logique : les protocoles qui permettent aux machines de communiquer entre elles et d'échanger des données, les applications et les standards qui en conditionnent l'utilisation ;

– la couche sémantique qui se rapporte proprement au contenu informationnel de l'internet : l'ensemble des messages qui passent par internet, les interactions sociales, les échanges d'informations…

Deux pays seulement sont parvenus à un tel niveau de souveraineté : les États-Unis et la Chine. Sans faire le détail de l'histoire de l'innovation de ces deux pays, j'insiste sur quelques grandes tendances de ces deux systèmes technopolitiques qui peuvent nous inspirer, au-delà de la capacité de contrôle de ces deux États sur les trois couches.

Le plus important à mon sens est que ces deux États ne sont pas libéraux au sens où nous l'entendons habituellement. C'est évident pour la Chine. Pour les États-Unis, il faut avoir en tête que l'ensemble de l'architectonique technoscientifique est consubstantiellement lié à la domination de l'État fédéral sur son appareil productif et d'innovation, depuis la Seconde Guerre mondiale et encore de nos jours. Cette économie est communément qualifiée d'économie en réseau. Je m'inscris en faux car ce concept accorde à mon avis aux acteurs économiques et universitaires un rôle surestimé.

Il n'est pas possible en effet de comprendre le développement spectaculaire des géants du web, les GAFAM, sans le concours principiel de l'administration centrale dans la régulation du marché des brevets par exemple ou dans les partenariats entre universités, start-up et grandes entreprises sous l'égide d'agences fédérales, de la Defence Advanced Research Projects Agency (DARPA) notamment, ainsi que dans l'externalisation réussie de l'innovation par les grandes sociétés par le rachat de brevets et de start-up ou dans l'obtention de marchés à l'étranger et la protection du marché national. Il faut compter de plus les subventions, les exonérations fiscales, les contrats très lucratifs qui continuent de les abreuver en capitaux. Je rappelle que, l'an passé, Amazon n'a payé aucun impôt des sociétés aux États-Unis alors que les relations entre Donald Trump et Jeff Bezos sont exécrables. Microsoft a remporté l'an passé un contrat de 10 milliards de dollars pour le cloud du Pentagone.

Concrètement, IBM ne serait pas devenu la première entreprise d'informatique du XXe siècle sans le New Deal de Franklin Roosevelt. Facebook n'aurait peut-être pas vu le jour sans le possible soutien financier d'une tutelle, la société de capital-risque de la Central Intelligence Agency (CIA). L'ascension fulgurante de Google n'aurait sans doute pas été telle sans l'aide financière apportée aux travaux de deux jeunes doctorants de l'université Stanford par la National Science Foundation (NSF) avec d'autres agences fédérales de premier ordre.

Je ne dis pas qu'il faut dédaigner le rôle des inventeurs talentueux et des programmes de recherche innovants, mais nous pouvons douter de la réussite de ces entreprises si elles n'avaient pas été soutenues, orientées dans leurs décisions par l'État. J'irai même plus loin en disant que ces entreprises n'auraient pas connu un tel destin si elles n'avaient pas évolué dans ce que nous pouvons appeler une économie administrée, un régime dirigiste.

Quant à la Chine, nous voyons qu'il est incohérent d'y voir un modèle antinomique de celui des États-Unis. Plus encore, la Chine a conçu depuis le début des années 1980 son modèle de développement technologique sur le modèle américain. Il faut dire qu'elle partait de loin. La révolution culturelle qui fut déjà un phénomène terrible s'est doublée d'une purge incommensurable du monde de la recherche universitaire avec la perte d'au moins un million d'étudiants de premier cycle et de 100 000 étudiants de second cycle, ce qui explique encore aujourd'hui ce manque de talents.

Contrairement aux États-Unis, la Chine n'avait ni capital économique et technique, ni serveur racine, ni câble sous-marin, ni géant technologique à sa disposition pour asseoir sa souveraineté. Qu'a‑t‑elle fait ? Elle a importé ces technologies en faisant miroiter aux entreprises les débouchés mirobolants que laissait espérer son immense marché, pas que dans le numérique d'ailleurs. Entre aspiration à la modernisation et hantise de l'occidentalisation, la Chine a compris l'importance cardinale de maîtriser les couches techniques du cyberespace – couche matérielle et couche logicielle – et de contrôler ce faisant les données.

La prépondérance américaine est réelle dans ce domaine : 38 % des centres de données de la planète se trouvent actuellement aux États-Unis et les communications numériques entre l'Europe et l'Asie passent à 97 % par les États-Unis. La Chine a donc compris l'importance de rapatrier ces données en Chine, sur son territoire et de faire en sorte que les acteurs qui collectent les données en Chine, y compris les acteurs étrangers, les stockent et les traitent sur le territoire national chinois. C'est tout l'enjeu de la loi sur la cybersécurité du 1er juin 2017. Il en allait de sa souveraineté et la souveraineté constitue la quintessence de son programme politique que nous pouvons résumer par le triptyque « Prospérité, stabilité, puissance ».

Nous avons donc avec la Chine l'exemple d'un pays qui a décidé de devenir souverain sur l'ensemble des trois couches du cyberespace et s'en est donné les moyens. Sur la couche matérielle a été mis en place un système de contrôle des entrées-sorties des données, appelé le « Grand Firewall » de Chine ou « Bouclier doré ». Il permet à l'État de maîtriser avec un degré d'efficacité relativement important ce qui entre et sort du cyberespace chinois.

Sur la couche logique, la Chine est parvenue à dupliquer l'offre américaine de services en produisant une offre nationale avec l'émergence et le développement d'acteurs homologues : Baido, Alibaba, Tencent, Huawei… qui, peu ou prou, remplissent les missions et offrent les mêmes types de services que Google, Amazon, Facebook, Apple… Ces entreprises sont très proches de l'État-parti. Elles sont juridiquement soumises à un devoir d'étroite coopération avec les pouvoirs publics chinois en vertu de la loi sur l'espionnage de juin 2017 et de la loi sur le contre-espionnage de 2014 qui imposent à tout citoyen chinois et à toute organisation de droit chinois de partager les informations qu'ils ont en leur possession avec les services compétents, au premier chef desquels les services de renseignement.

Enfin, la Chine s'est dotée d'un ensemble de structures de contrôle, en clair de censure, qui agissent directement sur la couche sémantique du cyberespace et sont censées juguler la diffusion de messages et de commentaires critiques à l'égard du régime et plus largement du système sociopolitique chinois.

En définitive, la Chine s'est donné les moyens d'être souveraine sur le cyberespace, suivant bien sûr sa propre critériologie totalitaire qui se manifeste particulièrement sur son contrôle resserré de la couche sémantique et par le développement d'un système d'étroite coopération entre l'État-parti, la recherche publique et les firmes technologiques. C'est un système que j'ai appelé dans certains de mes travaux un complexe techno-partidaire.

À propos de la Chine, il faut également avoir en tête que, alors qu'elle était dans un état de totale subordination vis-à-vis des États-Unis, elle est parvenue à asseoir sa souveraineté numérique. Rappelons-nous que, jusqu'en 2004, la Chine avait un produit intérieur brut (PIB) inférieur à celui de la France. Son PIB par habitant est encore aujourd'hui quatre fois plus faible que celui de la France. Il n'y a donc pas de fatalité.

Si nous nous en tenons à la lettre de l'intitulé de la mission d'information, ces deux pays peuvent-ils inspirer la France et l'Europe ? Si nous tenons pour acquise cette ambition politique de faire advenir une souveraineté numérique française et/ou européenne, je pense que oui, d'abord en ramenant la puissance à un rôle de coordonnateur, d'architecte, de cause motrice et intellectuelle des grandes orientations de la recherche, de la politique industrielle, d'un point de vue tant financier que décisionnel. Il s'agit d'un rôle d'État stratège en somme, capable de puiser dans le bassin scientifique et technique national ou continental les bonnes personnes pour penser stratégiquement et mettre en application des décisions démocratiquement légitimées.

Bien entendu, il serait vain de reproduire tels quels les modèles américain et chinois où le consentement de la population est soit une variable d'ajustement soit une lubie occidentale. En revanche, nous pouvons nous inspirer de leur gestion de l'innovation, notamment des États-Unis avec la DARPA. Une initiative européenne s'est justement mise en place dans cette optique, la Joint European Disruptive Initiative (JEDI) à laquelle je participe. C'est une fondation autonome qui a le mérite d'un point de vue tactique et technique de montrer la pertinence d'un changement de modèle dans la conception des innovations de rupture. Elle inscrit la recherche dans le secteur des technologies émergentes non comme une fin en soi, ce qui n'aurait aucun sens, mais comme un moyen mis au service de causes supérieures dans le domaine de l'environnement et de la santé par exemple.

La France et l'Europe ont donc tout à fait les moyens de bâtir leur souveraineté numérique, théoriquement du moins. Toutefois, la question princeps n'est pas technologique. Les moyens techniques et tactiques sont en notre possession, fut-ce virtuellement. La question est à mon avis bien davantage d'ordre politique et géopolitique. Il s'agit de convenir d'intérêts et d'objectifs communs, d'en déduire un ordre de priorité, les stratégies adéquates et bien entendu d'anticiper, de se projeter vers l'avenir que nous souhaitons précisément voir advenir.

Il s'agit également de rompre avec des ratiocinations juridiques et le culte de la régulation, de promouvoir la commande publique qui est fondamentale comme nous l'avons vu dans les exemples américains et chinois. Il faut restaurer les conditions de possibilité d'une recherche libre et sereine et, bien sûr, emporter l'adhésion de la population.

Si tout cela avait existé, la braderie de la branche énergie d'Alstom à General Electric n'aurait pas eu lieu. Alcatel n'aurait pas été vendu à Nokia et Nokia ne serait pas aujourd'hui en train de marginaliser la France dans sa stratégie de développement. En remontant encore plus loin, Louis Pouzin, l'un des pères de l'internet, un Français, aurait été suivi par l'État et l'histoire aurait sans doute été tout autre. D'ailleurs, nous ne serions pas là pour en parler.

En l'état actuel, il me semble tout à fait impossible d'envisager une Union européenne technologiquement puissante et souveraine si nous nous en tenons aux coordonnées économiques et géopolitiques qui guident l'Europe depuis le traité de Rome et se sont calcifiées au fil des décennies. Il faudrait d'abord un souverain européen ce qui est pour l'heure introuvable. À défaut, il faudrait une communauté d'intérêts suffisamment autonome pour résister aux tropismes atlantiste, slave ou extrême-oriental. Cette communauté d'intérêts n'existe pas encore. Cela n'exclut pas des coopérations ponctuelles entre quelques pays lorsque les intérêts de chacun se rejoignent, mais, s'il s'agit de conjoindre souveraineté numérique européenne et française, je crains que cela ne revienne à chercher la quadrature du cercle.

N'oublions pas que, si nos trois derniers Présidents de la République, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande, ont été espionnés par la NSA, c'est par l'intercession et avec le concours actif du Bundesnachrichtendienst (BND), le service fédéral de renseignement allemand, équivalent de notre direction générale de la sécurité extérieure (DGSE).

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Vous avez dit qu'il faut que l'État soit un véritable État stratège et qu'une ambition politique soit présente. Par ailleurs, vous avez suggéré de copier la DARPA dans le champ européen et parlé de la fondation JEDI. Est-ce ce mode de fonctionnement par une fondation autonome qui doit intervenir ? Cela doit-il être une agence plus structurée, qui dépende directement d'organismes européens ? Comment sentiriez-vous personnellement la création et la gouvernance de l'équivalent de la DARPA ? Cela permettrait peut-être de répondre à votre autre question sur l'absence de souverain et au manque d'une communauté d'intérêts stable.

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Charles Thibout, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique (CNRS, EHESS, Paris 1)

Je pense que la vocation de JEDI est de devenir une agence européenne. Cette ambition de souveraineté numérique, technologique est apparue voici trois ans environ et est montée en puissance. Il est étonnant que les décideurs européens ne se soient pas emparés de cette initiative privée pour l'intégrer dans les institutions européennes. Bien sûr, reproduire un schéma bureaucratique et technocratique comme il en existe trop souvent dans l'Union européenne n'a pas d'intérêt, mais garder cette souplesse inspirée du modèle de la DARPA me paraîtrait une bonne chose. Il faut rappeler que la DARPA n'est pas du tout une agence de recherche, mais une agence qui finance et coordonne la recherche. Elle a mené à des succès méritoires, à internet et auparavant à l' Advanced Research Projects Agency Network (ARPAnet) qui est le fruit d'une mise en commun de chercheurs d'université. La DARPA est aussi à l'origine du Global Positioning System (GPS), des drones.

Ce n'est pas suffisant, mais c'est un outil intéressant dont les responsables politiques français et européens auraient tout intérêt à s'emparer pour devenir une pierre de touche de notre capacité à nous tourner vers l'innovation.

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Vous avez évoqué le fait que l'Europe s'est construite sur des principes que les autres pays, notamment les États-Unis et la Chine, avaient abandonnés : la concurrence libre et non faussée, le fait que les consommateurs soient éclairés et libres de choisir les produits. Vous avez ensuite parlé de la façon dont les économies américaines et chinoises sont administrées, l'une par l'État, l'autre par le parti-État. Vous avez dit que l'Europe souffre d'être coincée entre ses valeurs de concurrence libre et éclairée ce qui fait que les marchés publics ne sont pas dirigés comme ils devraient l'être.

Faudrait-il, selon vous, que nous changions complètement le fonctionnement de nos marchés ? Si nous n'y arrivons pas parce que des pays s'y refusent pour des raisons idéologiques, faut-il que nous ayons des règles différenciées au sein de l'Union européenne ? Comment permettre que les marchés publics soient une source de financement de la souveraineté comme c'est le cas aux États-Unis ?

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Charles Thibout, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique (CNRS, EHESS, Paris 1)

Vous avez raison. Les traités européens empêchent aujourd'hui un État de favoriser une entreprise nationale, voire de favoriser une entreprise communautaire au détriment d'une entreprise extra-européenne, ce qui est un peu problématique pour favoriser la souveraineté numérique. Nous nous cantonnons donc à des mesures réactives et défensives du type concurrence libre et non faussée. C'est probablement ce qui se produira encore avec le Digital Services Act et le Digital Market Act.

Je pense que la question est aujourd'hui celle des traités, de l'aspect juridique qui constitue l'Union européenne. Il faut sans doute dépasser ce modèle. À vingt-sept, trouver un accord qui reposerait sur des intérêts et des objectifs communs et donc sur une ambition politique commune me paraît tout à fait irréalisable. Nous imaginons mal que l'Irlande, par exemple, prenne des décisions contraignantes contre des entreprises dont le siège social européen se situe en Irlande. Le Premier ministre du Luxembourg a indiqué récemment que son pays soutenait Google et il est étonnant qu'un pays se place ainsi, aussi manifestement, derrière une entreprise.

La concurrence libre et non faussée est à mon avis un pis-aller qui ne résout rien en réalité. Même si vous démantelez les GAFAM, si vous faites en sorte que les règles soient les mêmes pour tous, cela ne fera pas surgir des géants européens. L'innovation ne se décrète pas, elle a besoin de fonds et du soutien de l'État, d'un État stratège. Pour le moment, l'Europe n'est pas en position d'offrir cette figure de l'État stratège que requerrait cette souveraineté numérique.

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Si nous n'arrivons pas à trouver à vingt-sept cette modification des traités, faut-il que nous ayons une géométrie européenne un peu différente ? Nous pouvons peut-être régler le problème de l'Irlande avec la question fiscale, mais c'est plus compliqué avec le Luxembourg. Nous avons aussi des pays de l'est de l'Europe qui ont une vision différente. Comment faire pour que les marchés publics aillent vraiment vers le territoire ?

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Charles Thibout, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique (CNRS, EHESS, Paris 1)

Je crois qu'il faut modifier les traités.

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Charles Thibout, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique (CNRS, EHESS, Paris 1)

Oui, bien sûr.

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Un de nos handicaps au niveau européen n'est-il pas le fait de ne pas avoir d'acteurs transnationaux puissants tels que les GAFAM et les entreprises du web chinois (BATX) ? Nous avons bien compris que nous avons des atouts technologiques, mais qu'il nous manque la volonté et la cohérence politique. Que faire en termes de méthodes pour avancer concrètement sur cette question de la souveraineté numérique ? Je crois qu'il y a aujourd'hui une véritable urgence.

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Charles Thibout, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique (CNRS, EHESS, Paris 1)

Pour parer au plus urgent, je ne sais pas ce que pourrait faire l'Europe, mais je sais que la France dispose d'ores et déjà d'outils. Je pense notamment à la mention « Spécial France ». Cette mention peut être apposée par exemple sur un contrat. Je vous renvoie à l'article 65 de l'arrêté du 30 novembre 2011 portant approbation de l'instruction générale interministérielle n° 1300 sur la protection du secret de la défense nationale. Cette mention a ceci d'intéressant qu'elle permet de restreindre à de ressortissants français l'accès à des informations ou à des supports, classifiés ou non. En l'occurrence, il s'agirait de l'accès à des données.

Je cite l'article : « Des informations qui ne sauraient, en aucune circonstance, être communiquées en tout ou partie à un État étranger ou à l'un de ses ressortissants, à une organisation internationale ni à une entreprise de droit étranger, même s'il existe avec cet État ou cette organisation un accord de sécurité. »

La mention « Spécial France » est donc un outil simple que nous pourrions utiliser tout de suite. Elle ne coûterait pas un euro au contribuable et est susceptible de parer au plus urgent. Je ne suis ni un spécialiste ni un technicien, mais je pense qu'elle pourrait par exemple être appliquée dans le cas du Health Data Hub.

La question des acteurs transnationaux est bien sûr une faiblesse d'une certaine manière, mais il ne faut pas non plus idéaliser ce modèle. Il fonctionne effectivement très bien pour la Chine, mais parce que c'est un État totalitaire qui fait en sorte que ces entreprises soient consubstantiellement liées à l'État-parti. Des cellules du Parti communiste sont présentes dans les comités de direction. Ces entreprises ont des liens historiques très fort avec l'État central. Il existe tout un jeu de coopération pour étendre leurs activités le long des nouvelles routes de la soie.

Côté américain, c'est plus ambigu. Une sorte de dissociation d'intérêts s'opère actuellement entre certaines de ces grandes entreprises et l'État fédéral, notamment en raison de l'émergence de la Chine et du pouvoir économique que constitue la Chine. C'est un marché extrêmement attractif qui pousse certaines de ces entreprises à vouloir nouer des liens de coopération avec l'État sur des technologies tout à fait critiques comme l'intelligence artificielle, y compris des liens de coopération avec des institutions militaires de l'État chinois. Cela a poussé par exemple Patrick Shanahan, à l'époque secrétaire ou secrétaire adjoint à la défense, et le chef d'état-major des armées à parler dans une audition de traîtrise de Google. Si nous pensons en termes d'intérêt public et que, par définition, l'intérêt public est représenté par l'État, nous pourrions rencontrer cet obstacle.

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Vous avez évoqué les relations entre les géants et leur pays d'origine. Nous avons vu le patron d'Alibaba avoir quelques petits soucis voici quelques jours avec l'introduction en bourse de l'une de ses filiales. Cela ressemblait à une forme de sanction. Ce système pose-t-il des problèmes aux États-Unis et à la Chine et réfléchissent-ils déjà à l'étape suivante ? Quelle serait cette étape, pour que nous ne fassions pas la même bêtise et ne construisions pas des géants qui nous poseraient plus tard des problèmes ? Ne pourrions-nous pas avoir une réflexion prospective sur ce sujet ? Comment voyez-vous l'avenir de ces géants ? Seront-ils démantelés ou non ?

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Charles Thibout, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique (CNRS, EHESS, Paris 1)

Je ne pense pas que le fait qu'ils soient démantelés ou non change grand-chose, en tout cas pour nous. Les deux grands exemples du XXe siècle sont la Standard Oil au début du siècle et AT&T au début des années 1980. Leur démantèlement a provoqué de nouvelles ententes qui ont substitué un oligopole à un monopole. Je crois que démanteler n'a pas grand intérêt.

Les relations entre les États et ces entreprises m'intéressent beaucoup. Je pense que cette réflexion n'existe pas aux États-Unis dans la mesure où la frontière entre public et privé, entre État et entreprise est de plus en plus floue. Il se produit une sorte d'hybridation ; des personnalités très importantes de ces entreprises accèdent à des postes de conseil et même de décision au sein l'appareil d'État comme Eric Schmidt, l'ancien président-directeur général (PDG) de Google qui a été nommé en 2016 à la tête d'un organe consultatif important du Pentagone. Il est chargé de faire le lien entre la Silicon Valley et le département de la défense. Il est pressenti pour diriger un groupe de travail sur les industries de nouvelles technologies au sein de la Maison-Blanche sous l'administration Biden. L'équipe de transition de Biden comprend notamment l'ancienne directrice juridique adjointe de Facebook, l'ancienne vice-présidente aux affaires gouvernementales d'Apple. Des liens existent donc avec des phénomènes de « pantouflage » – revolving doors – entre l'État fédéral américain et ces entreprises de sorte qu'émerge une figure hybride de l'État. Ces phénomènes ont toujours existé, de tout temps et partout, mais ils sont actuellement assez concentrés dans le secteur des nouvelles technologies numériques.

En Chine, nous avons effectivement vu une petite sanction de la part de l'État chinois sur Alibaba et Jack Ma mais, pour le moment, le modèle fonctionne et demeurera encore pendant plusieurs années. En 2018, Jack Ma alors PDG d'Alibaba, Pony Ma de Tencent et Robin Li de Baidu ont été nommés vice-présidents d'une commission de sécurité de l'internet chinois. Il leur a été délégué un pouvoir régalien de contrôle et de sécurité de l'internet, ce qui prouve que ces entreprises bénéficient d'une véritable confiance de l'État. Je ne crois pas que ce soit sur le point de changer.

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Je souhaite faire part de mon inquiétude quant à la nécessité d'avoir un marché suffisamment important en termes de consommateurs pour développer une souveraineté numérique. La Chine et les États-Unis sont des marchés de plusieurs centaines de millions de consommateurs ce qui n'est pas le cas de la France seule. Notre marché étant petit et nos financements relativement limités, je m'interroge sur la capacité qu'a la France de faire front seule et de faire face à la mise en place d'une souveraineté numérique.

Par exemple, le plan qu'a porté Cédric Villani sur l'intelligence artificielle prévoit un investissement de 1,5 milliard d'euros sur cinq ans tandis que la Chine, en 2017, investissait plus de 7 milliards d'euros. Cela représentait presque la moitié des financements mondiaux via des start-up pour l'intelligence artificielle : près de la moitié pour la Chine, 38 % pour les États-Unis. Vous voyez ce qu'il reste pour les autres pays du monde…

Pour moi, malgré la volonté du Gouvernement, la solution ne peut pas passer par une stratégie uniquement française. Elle doit être définie à l'échelle de l'Union européenne. Je crois qu'il serait nécessaire que nous ayons un ministère propre, référent, indépendant qui puisse concevoir des stratégies au niveau de l'Europe de façon à mettre en place une véritable stratégie avec de vrais financements. Pour réussir, il faut des financements conséquents et un marché unique qui puisse offrir des possibilités aux entreprises qui investissent dans ce domaine.

Il faut une Europe forte, unie, puissante, capable de mettre de côté les quelques points sur lesquels nous n'arrivons pas à nous mettre d'accord. La solution est que nous travaillions collectivement pour le bénéfice de tous.

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Charles Thibout, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique (CNRS, EHESS, Paris 1)

Votre réflexion est intéressante. Comme vous l'avez rappelé, le problème est l'extrême difficulté à trouver un socle d'intérêts communs suffisamment fort et puissant pour développer une vision stratégique bien « cortiquée » et mettre les financements nécessaires sur la table.

La France est peut-être un acteur trop faible et trop petit pour pouvoir se hisser à la hauteur des États-Unis et de la Chine. Pourtant, l'histoire tend à nous montrer que ce n'est pas si clair. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la France était dans un état déplorable de destruction. Les Américains ont aidé via le plan Marshall car leurs intérêts étaient en jeu, mais il faut se souvenir de ces couvertures de magazines américains des années 1960 où la France faisait peur. Les États-Unis pensaient que la France était le prochain leader géopolitique mondial du fait justement de son rattrapage forcené durant les Trente Glorieuses. C'est à mon avis dû à deux phénomènes : au rattrapage économique, avec énormément d'interventions publiques, financières et décisionnelles, et à un plan.

Cela revient à l'esprit de nos dirigeants actuels avec le Haut-Commissariat au Plan en cours de construction. Même s'il paraît archaïque, le plan a ceci d'intéressant de se projeter sur le temps long, à dix, vingt ou trente ans, donc au-delà des aléas électoraux, des changements de majorité qui, bon an mal an, font ce qu'elles peuvent, mais ont tout de même tendance à aller à l'encontre des décisions précédentes. Un plan ou un équivalent donnerait la possibilité de projeter des financements sur le long terme dans des objectifs ou des initiatives identifiés, objectifs que nous mettrions à jour régulièrement bien sûr. Il me semble que ce serait une étape intéressante d'autant plus que la France, en termes de financement, a l'avantage qu'une grosse partie de sa dette est encore actuellement possédée par les citoyens français. La dette française n'est donc pas un poids, mais un actif qui peut être délibérément mis au profit d'une politique de grands travaux en quelque sorte.

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Votre analyse est extrêmement intéressante et je souhaite réagir. La France a effectivement investi massivement à la sortie de la Seconde Guerre mondiale sur certaines technologies, mais nous avons ciblé deux ou trois technologies, par exemple le nucléaire. Nous avons décidé de développer la bombe nucléaire et l'énergie nucléaire. Ce sont donc des sujets très complexes, mais très ciblés. Nous savions où aller, avec une stratégie d'investissements canalisée vers cet objectif.

Dans le cas du numérique, nous ne savons pas réellement où nous devons aller. Si vous saviez ce qui marchera dans cinq ou dix ans, vous ne me le diriez pas parce que vous investiriez massivement dessus. Il existe de nombreuses possibilités, beaucoup de fléchages d'argent à faire. Il faut donc à mon avis mettre, au prorata du PIB, beaucoup plus d'argent sur la table que ce n'était le cas à la sortie de la Seconde Guerre mondiale.

Par ailleurs se pose le problème de la volonté des concitoyens à construire quelque chose. Ma femme s'étonnait de voir de nombreuses personnes avoir des T-shirts siglés « NASA » en France. Je lui ai répondu que ce serait bien que nous fassions de même avec des T-shirts siglés « ESA ». Elle m'a regardé et demandé : que signifie « ESA » ? L' European Space Agency (ESA) est tout de même quasiment l'équivalent de la National Aeronautics and Space Administration (NASA), mais la capacité que nous avons de créer des choses magnifiques ne fait plus rêver les Européens.

Quand donnerons-nous envie à nos ingénieurs d'aller marcher sur la Lune ? Quand donnerons-nous à nos ingénieurs l'envie de créer le smartphone de demain ? Notre ambition n'existe plus alors que les ambitions américaines et chinoises existent. Nos politiques ne font plus rêver les chercheurs ; c'est dommage. Le peuple français, le peuple européen ne rêvent plus à ce qu'ils sont capables de construire. Nous n'avons plus de projet qui donne à nos concitoyens l'envie de s'investir.

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Charles Thibout, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique (CNRS, EHESS, Paris 1)

Je vous rejoins sur le fait que nous ne rêvons pas de projet scientifique et technique, du moins que cela n'apparaît pas, ce qui tranche effectivement avec les États-Unis et la Chine. Dès le début du XXe siècle, les chroniqueurs relèvent dans la population américaine une véritable appétence pour la science et le progrès technique.

En Chine, il a longtemps existé un dilemme entre une volonté farouche de modernisation qui passait en grande partie par une modernisation technique et technologie et la hantise que cette modernisation entraîne une occidentalisation, une importation des cultures et des institutions occidentales.

Nous ne pouvons pas mettre de côté l'importante méfiance des populations européennes envers leurs dirigeants qui se manifeste par des mouvements populaires à tendance insurrectionnelle, par la montée de l'extrême-droite et parfois son accession au pouvoir. Cette extrême-droite semble elle-même légitimée par les institutions européennes qui posent un voile pudique sur les agissements de tel ou tel dans certains pays envers les migrants ou le droit des femmes.

C'est à la fois la tragédie et le grand mérite de nos institutions. Nous sommes habillés pour un Général qui avait tout d'un monarque républicain capable de donner un horizon par un discours et un programme politiques. L'horizon est aujourd'hui assez introuvable. Nous avons du mal à nous projeter vers l'avant du fait des contraintes économiques, des contraintes institutionnelles européennes, d'où l'intérêt de poser une ambition au niveau français et/ou européen. Il faut inclure la population dans cette ambition, faire en sorte que la population veuille d'un développement technique dans telle technologie en particulier, parce que ce développement la fait rêver ou qu'il créera de l'emploi ou qu'il fera monter le pouvoir d'achat ou que les conditions de vie s'amélioreront… Cela signifie recréer un marché intérieur, relancer la consommation.

Sur la question des technologies, il est exact que nous avons tendance ces dernières années à jouer à passer d'une technologie à une autre, sans même savoir vraiment quelle est la différence. Cet ensemble crée un répertoire technologique assez confus et dense. Les responsables politiques peuvent consulter massivement les spécialistes de ces domaines et savoir ce que ces spécialistes voient comme ouvertures techniques et technologiques apportées par ces différentes découvertes scientifiques. Par exemple, rien n'assure que le quantique amènera vraiment à cet ordinateur quantique dont nous rêvons. À partir de cette connaissance scientifique, nous pourrons dessiner un avenir désirable et un horizon d'attente.

La passerelle entre le monde de la recherche académique et le monde politique de la décision publique doit être renforcée.

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Je trouve que Thierry Breton porte tout de même bien le numérique. De plus, un choix a été fait en France sur le numérique. Nous avons deux ministres ou secrétaires d'État ; nous portons la transformation de la fonction publique au niveau du numérique ; les volets économiques et territoriaux sont portés par Cédric O. Nous sentons donc une volonté politique, mais elle est freinée au plus près des territoires.

Je suis allée à l'inauguration d'une école dernier cri, superbe et quand j'ai demandé si l'école était reliée à la fibre, tout le monde m'a répondu non. Il faut imposer dans les appels d'offres le fait que les écoles soient reliées, notamment au lendemain des assises sur le numérique dans les écoles. Il faut que, dans chaque ministère, de véritables visions soient portées sur le numérique. Nous avons pendant des années mis un poison dans la tête des gens en expliquant que le numérique était le diable.

Cela avance très nettement grâce, hélas, à la crise covid, mais un véritable changement d'état d'esprit vis-à-vis du numérique est nécessaire et nous devons tous le porter. En commission des affaires étrangères, nous étudierons bientôt un rapport sur la création de l'eco, une monnaie pour l'Afrique de l'Ouest : il s'agit de créer encore une monnaie correspondant aux usages des années 1980 alors que la monnaie de demain est sans doute virtuelle. Nous ne le prenons pas en compte.

Je pense que les gens rêvent, mais sont freinés par des conservatismes bien présents dans les territoires.

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Charles Thibout, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique (CNRS, EHESS, Paris 1)

Nous rentrons dans un débat politique, au sens noble du terme, dans lequel je ne veux surtout pas m'engager. Tout ceci implique de se poser des questions de politiques publiques. Quel est le plus important, lors d'un arbitrage financier, entre installer la fibre dans une école au fin fond de la Creuse ou désengorger des classes surchargées en embauchant de nouveaux professeurs et en construisant de nouveaux bâtiments ? C'est une décision politique qui se prend avec les citoyens, en fonction de ce dont ils ont envie. Dans ce cadre, je peux comprendre que la question technologique puisse paraître dérisoire par rapport à des problèmes humains, qui se posent toujours avec plus d'acuité.

Le Commissaire Breton joue avec les cartes qu'il a en main, qui sont assez restreintes : la concurrence qui est le maître mot de la Commission européenne, la modération des contenus et des plateformes. C'est un aspect qui me paraît accessoire et même un peu dangereux en fait.

Vouloir penser ces plateformes comme des médias comme les autres ne me paraît pas répondre aux grands problèmes de notre temps, sachant que ces plateformes ont précisément eu comme intérêt la démocratisation de l'information et de l'accès à l'information, au-delà des biais liés aux bulles algorithmiques ou à l'utilisation des données personnelles à des fins publicitaires. Je crains que la Commission européenne ne s'aventure sur un terrain dangereux qui ne profitera pas à grand monde. C'est une opinion personnelle.

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Comment impliquer au mieux le citoyen sur ces sujets ? Nous parlons beaucoup d'économie de l'attention, mais moins d'écologie de l'attention même si Yves Citton a fait de très beaux travaux sur cette question.

Nous alimentons tous, dans nos pratiques et nos habitudes de consommation, ces données qui partent outre-Atlantique ou de l'autre côté de la planète. Comment pourrions-nous améliorer la formation de chaque citoyen pour que nous évitions le paradoxe de cette volonté d'une souveraineté numérique alors que nous faisons souvent l'inverse dans notre quotidien ? Nous avons nous-mêmes des outils et des usages qui alimentent de plus en plus ces oligopoles. Cette formation et cette acculturation pourraient-elles passer par du « coup de pouce » – nudging – ou autre ?

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Charles Thibout, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique (CNRS, EHESS, Paris 1)

Mes idées sur cette question sont extrêmement banales. L'éducation est effectivement la clé, nous n'avons rien fait de mieux depuis que l'homme parle.

Il faut une éducation technique. Éduquer au code existe déjà et doit pouvoir être généralisé. Comprendre comment fonctionne une machine et ce qu'il est possible de faire est très important. Il faut comprendre l'architecture de l'internet, ce qu'est un routeur, un câble sous-marin. Notre génération n'a pas eu cette formation et elle lui manque. Nous sommes obligés de prendre le train en marche.

Il faut aussi une culture de l'utilisation de l'internet, peut-être à enseigner par le biais de l'éducation civique, en l'articulant avec la géopolitique qui est entrée dernièrement dans les programmes de lycée. Sans tomber dans de la propagande ce qui n'aurait plus aucun intérêt, il serait bon de faire comprendre aux enfants quels sont les enjeux, pourquoi tant d'États crient haro sur les grandes entreprises transnationales du numérique.

J'ai été très agréablement surpris par la Convention sur le climat qui s'est tenue récemment. C'était une respiration fort agréable dans notre démocratie et je pense que cette initiative pourrait être réitérée. Il faut réfléchir à ce que nous faisons des propositions qui en émanent, savoir si elles doivent être débattues au sein du Parlement ou transcrites dans l'ordre juridique étatique. C'est à vous de voir.

Multiplier ces débats me semble intéressant, soit de manière institutionnelle cadrée comme la Convention sur le climat soit de façon plus informelle en aidant les associations et les fondations à organiser ce type de rencontre. Nous pourrions avoir des spécialistes du technique, de la science, capables de dire où en est l'état de l'art et doubler par un débat plus citoyen avec des responsables politiques de bords opposés ou des personnes issues de la société civile et engagées sur le sujet.

Ce ne sont pas des idées révolutionnaires, mais sensibiliser les citoyens sans les infantiliser est important.

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Monsieur Thibout, souhaitez-vous ajouter quelques mots pour conclure ?

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Charles Thibout, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique (CNRS, EHESS, Paris 1)

Je redis simplement que, avant de penser un chemin technologique, il faut penser un chemin politique donc définir nos intérêts pour définir des objectifs et en déduire une stratégie.

La séance est levée à 12 heures 15.

Membres présents ou excusés

Mission d'information de la Conférence des Présidents « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Réunion du jeudi 12 novembre 2020 à 11 heures

Présents. - Mme Virginie Duby-Muller, M. Philippe Latombe, Mme Marion Lenne, M. Pierre-Alain Raphan, Mme Nathalie Serre, M. Jean-Luc Warsmann

Excusés. - Mme Frédérique Dumas, M. Philippe Gosselin