Intervention de Werner Stengg

Réunion du jeudi 19 novembre 2020 à 11h00
Mission d'information sur le thème « bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Werner Stengg, membre du cabinet de Mme Margrethe Vestager :

Je vous remercie pour cette invitation et aux questions que vous avez bien voulu nous adresser. Je ne suis pas certain d'être en mesure de répondre à toutes, notamment concernant à celles concernant la finance numérique et la fiscalité, dossiers sur lesquels je n'ai jamais travaillé. Au sein du cabinet de Mme Vestager, je m'occupe des plateformes, de l'intelligence artificielle et de la politique sur les données. Je vais donc, si vous le permettez, me concentrer sur ces dossiers. J'ai également beaucoup travaillé sur la stratégie numérique des commissions européennes successives.

Comme vous le savez, nous avons commencé à communiquer sur notre stratégie en février, avant la covid. Nous avons déjà abordé la question de la souveraineté qui est un thème horizontal multidimensionnel. Notre point de départ consiste à savoir comment l'Europe peut façonner la manière dont la transformation numérique nous concerne. Notre premier constat est que nous ne sommes pas uniquement des victimes de la transformation digitale, à laquelle nous devons nous adapter annuellement, mais que nous possédons également les moyens et la volonté politique pour la façonner. Toutes les entreprises européennes, tous les citoyens, et la société en général peuvent en bénéficier.

Je vais commencer par définir ce que nous entendons par souveraineté technologique. C'est un domaine qui concerne l'intégrité de notre infrastructure, de nos réseaux, des infrastructures de données, des communications et des technologies en général. Si nous ne sommes pas en mesure de gérer nous-mêmes toutes ces technologies, alors nous n'aurons pas la chance de pouvoir les influencer. Par exemple, si pour un dossier clé tel que l'intelligence artificielle nous n'arrivons pas à devenir un acteur important dans son développement, il sera difficile de nous assurer que nos valeurs soient mises en avant. En étant seulement consommateurs de cette technologie, il sera en effet compliqué de refuser de l'utiliser si des éléments ne nous conviennent pas. Nous devons être forts et indépendants. Ce n'est pas une question de protectionnisme, mais d'indépendance et de compétitivité de notre industrie.

La nouvelle vague de la transformation concerne les données et l'intelligence artificielle. Nous ne voulons pas encore une fois être en retard par rapport aux Américains. Comme vous le constatez également dans vos questions, aujourd'hui, nous n'avons pas réussi à développer les services visant les consommateurs tels que les grandes plateformes. Cependant, nous pouvons réussir dans la prochaine étape, celle des données et de l'industrie. Le grand moteur de l'Europe a toujours été l'industrie, les petites, moyennes et grandes entreprises. Beaucoup de données sont créées quotidiennement, ce qui représente une ressource considérable. Nous voulons être en mesure de bénéficier de ce développement. Par exemple, nous voulons mettre ces données et les technologies qui y sont liées à la disposition des entreprises et des chercheurs. L'enjeu n'est pas uniquement économique, mais également sociétal. La recherche sur les données nous permettra d'améliorer notre système de santé et de nous battre contre le réchauffement climatique. Le potentiel est énorme pour l'industrie, les entreprises et la société, à condition d'être en mesure de maîtriser toutes ces technologies et de développer les infrastructures qui y sont liées. Nous avons besoin d'une bonne connectivité avec des infrastructures pour partager ces données, mais toujours d'une manière qui corresponde à nos règles et valeurs. C'est donc également une question de confiance, non seulement auprès des citoyens, mais également auprès des entreprises qui envisagent peut-être de partager et d'utiliser les données. Nous devons ainsi établir des règles très claires pour bien protéger nos droits et nos valeurs.

Avec la crise de la covid, nous avons réalisé que, de plus en plus, nous sommes tous dépendants des technologies numériques. Les entreprises doivent les utiliser pour vendre leurs produits car, dans une situation de confinement, c'est la seule façon de trouver des consommateurs. Le gouvernement s'en sert pour fournir des services de base. Les consommateurs les utilisent également. Pourtant, nous dépendons de grandes entreprises, principalement américaines, mais également chinoises. Celles-ci ont été renforcées par la crise car toute la vie économique et privée s'est déplacée sur le monde numérique.

À côté de la souveraineté technologique, le deuxième aspect que je veux aborder est le volet législatif. Au sein de notre Commission, nous prenons beaucoup de mesures pour nous assurer que les grandes entreprises numériques, mais également tout le monde numérique, respectent des règles claires. Les deux initiatives principales que nous publierons le 9 décembre seront le Digital Services Act et le Digital Market Act.

Le Digital Services Act remplacera le cadre établi depuis vingt ans avec la directive sur le commerce électronique. En 2000, nous connaissions déjà Google et un petit peu Amazon, mais tous les services numériques que nous utilisons aujourd'hui et les entreprises qui les fournissent n'existaient pas. Beaucoup d'éléments positifs résultent de ces plateformes : les entreprises peuvent les utiliser afin de trouver des consommateurs plus facilement ; les consommateurs ont accès à un vaste choix de produits et de services à des prix, peut-être, moins élevés qu'avant ; tout le monde peut partager des informations et participer aux débats démocratiques. Nous voulons conserver tous ces avantages. Nous avons néanmoins constaté différents problèmes liés à ces business models : des produits placés sur notre marché qui n'atteignent pas nos standards de qualité, ne respectent pas nos normes de sécurité, ou qui sont contrefaits ; des discours haineux et l'apologie du terrorisme. Ainsi, beaucoup de problèmes ne sont pas traités dans le cadre législatif défini par la directive sur le commerce électronique. Nous connaissons aujourd'hui les risques liés à ces services. Avec le Digital Services Act, nous allons créer un cadre clair avec des responsabilités pour tous les fournisseurs de ces services numériques, de façon à nous assurer que leurs activités ne mettent pas en danger la société, les consommateurs et les citoyens. Il est nécessaire de mettre en place des obligations nettes destinées aux entreprises numériques, notamment les plus importantes. En effet, là où les risques sont les plus prononcés, les obligations doivent être les plus grandes. Je vais donner un exemple qui concerne la démocratie. Quand les grandes plateformes qui gèrent nos informations en ligne prennent une décision, qui nous concerne tous, nous ignorons sur quelle base elle est prise. Ils mettent en place des systèmes de recommandation pour nous donner accès à des informations spécifiques. Pourtant, nous ne savons pas sur quels critères nous sommes ciblés par ces informations et pourquoi nous n'en voyons pas d'autres. Ce flou est négatif et, à l'extrême, peut même exercer une influence sur nos élections. Nous travaillons donc beaucoup pour établir des règles claires et nous diriger vers plus de transparence et de redevabilité.

Le deuxième aspect du Digital Services Act concerne l'application des règles déjà existantes. Dans le monde numérique se passent beaucoup d'activités illégales, mais il est très difficile d'y appliquer les règles. Il faut donc renforcer la coopération entre les autorités, qui mettent en œuvre la législation nationale, et les plateformes, souvent établies dans un autre pays membre. Nous devons également établir des règles claires pour savoir comment donner un ordre à une plateforme et quelles informations nous pouvons lui demander. La plateforme sera évidemment obligée de fournir ces informations. Il est également nécessaire de renforcer la coopération entre les États membres et la Commission pour protéger le marché intérieur. Notre objectif est l'établissement d'un vrai marché intérieur pour les services numériques fondé sur une responsabilité accrue de tous les acteurs et une meilleure coopération entre les autorités dans la mise en œuvre des règles. Ce marché intérieur reste un moteur clé de promotion des acteurs européens. Il a toujours été le point le plus fort de l'Europe et, si nous voulons des entreprises numériques européennes qui grandissent et entrent en concurrence dans d'autres pays tiers, il faut le préserver.

Avec le Digital Market Act, nous visons la mise en place d'un marché intérieur plus sûr et transparent où la concurrence peut avoir lieu. Avec l'émergence des grandes plateformes, nous avons assisté à une dynamique néfaste à la concurrence. Quelques plateformes sont devenues tellement importantes que tout le reste de l'économie dépend d'elles. Des entreprises doivent, d'un côté, travailler avec ces plateformes pour trouver des consommateurs et, de l'autre, entrer en concurrence avec elles. Il leur est presque impossible de se passer du pouvoir de marché accru que permettent ces plateformes. Avec le Digital Market Act, nous nous focalisons sur quelques entreprises qui jouent ce rôle crucial dans l'économie. Très souvent, ces plateformes gèrent des marchés qu'elles ont créés : des appstores, des marketplaces, des moteurs de recherche, des réseaux sociaux. Nous dépendons tous de ces marchés, mais ce sont ces plateformes qui seules édictent les règles et disposent de toutes les informations. Elles peuvent ainsi prendre des décisions sans aucun contrôle extérieur, notamment des autorités. Souvent, elles fournissent leurs propres services à travers ces marchés. C'est l'occasion d'utiliser toutes les informations à leur disposition pour donner la préférence à leur propre service. Elles utilisent beaucoup d'autres méthodes qui rendent plus difficile la vie des entreprises qui dépendent d'elles ou qui veulent entrer en concurrence avec elles.

Ce Digital Market Act établira des critères pour identifier ce type d'entreprise. Lorsqu'une entreprise répond à ces critères, des choses lui deviennent interdites. À travers des listes blanches, noires et grises, nous décrivons les prohibitions et obligations à respecter par ces grandes plateformes numériques. Je pourrai entrer plus en détail sur chaque dossier en fonction de vos questions ultérieures. Voici les deux propositions législatives majeures qui nous attendent.

Comme je le disais précédemment, nous possédons également une stratégie sur les données pour que nous bénéficiions tous des données créées quotidiennement. Nous ne parlons pas seulement des données personnalisées, mais également des données industrielles ou mixtes. Comment créer un cadre pour mieux profiter de cette richesse que représentent les données ? La première étape, peut-être la semaine prochaine, portera sur la gouvernance des données. L'objectif n'est pas, pour le moment, d'établir des obligations de partage des données, mais plutôt de créer les infrastructures dont nous aurons besoin lorsque nous voudrons créer de réels espaces de données européens. Si, l'année prochaine, nous voulions construire des espaces européens dans les domaines de la santé, de l'industrie ou encore de l'agriculture, il faut créer des structures de confiance. Imaginez qu'un groupe d'entreprises ou de chercheurs veuille partager un tel espace de données. Celles-ci doivent être stockées quelque part. Elles doivent être placées dans les mains de quelqu'un qui suit des règles très claires de gouvernance des données. Si, en tant qu'entreprise, je souhaite mettre mes données en commun avec d'autres pour bénéficier de la totalité des données, je ne veux pas que l'intermédiaire les utilise à d'autres fins. Il faut établir une claire séparation de l'activité. Un intermédiaire qui héberge ces données ne peut faire autre chose que mettre cette infrastructure à disposition des participants. Il doit protéger ces données. Certaines peuvent être confidentielles et il faut rassurer les entreprises sur le fait qu'elles ne seront pas utilisées à d'autres fins et qu'elles sont sécurisées. C'est un point que nous abordons dans cet acte de gouvernance.

Vers la fin de l'année prochaine, nous proposerons un deuxième acte législatif, le Data Act, où nous aborderons des questions plus spécifiques sur les moyens de promouvoir le partage des données et sur leur portabilité. Nous nous demandons, par exemple, s'il existe des domaines où le partage des données doit être obligatoire ou, au contraire, des domaines où le partage avec le public doit être interdit. Nous aborderons ces questions difficiles l'année prochaine.

Pour terminer ce tour d'horizon des propositions importantes, j'aborderai notre travail sur l'intelligence artificielle. Vous avez tous lu le livre blanc paru ce printemps. Nous le traduisons actuellement en actions législatives pour répondre aux problèmes posés par l'intelligence artificielle à haut risque. Nous avons organisé une consultation dans le cadre de laquelle nous avons reçu beaucoup de contributions. Nous ferons une proposition vers la fin du premier trimestre 2021 pour rassurer tout le monde sur les hauts risques de l'intelligence artificielle au niveau de la sécurité, la discrimination, la protection de nos droits fondamentaux. Nous établirons des règles claires pour, d'un côté, être plus transparents afin que chacun comprenne sur quelles bases sont prises nos décisions et, de l'autre, éviter que les résultats de ces machines aboutissent à une discrimination ou à une violation de nos droits fondamentaux.

Je ne m'occupe pas personnellement de la fiscalité numérique, mais nous avons dit qu'à la fin de l'année, nous travaillerons dans le cadre international. Si cela n'aboutit pas, nous proposerons quelque chose nous-mêmes, possiblement pendant la première moitié de l'année prochaine. Les travaux sont en cours et nos collègues de la Commission évaluent actuellement les options dont ils disposent. Je n'ai pas d'information supplémentaire à apporter.

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