Audition, ouverte à la presse, de M. Werner Stengg, membre du cabinet de Mme Margrethe Vestager, vice-présidente exécutive de la Commission européenne, sur « Une Europe adaptée à l'ère du numérique ».
La séance est ouverte à 11 heures.
Présidence de M. Jean-Luc Warsmann, président.
Je suis très heureux de souhaiter la bienvenue à M. Werner Stengg qui est conseiller au cabinet de la vice-présidente exécutive de la Commission européenne, Mme Margrethe Vestager. Comme vous le savez, notre mission d'intervention porte sur les moyens de bâtir une souveraineté numérique française et européenne. L'action de la vice-présidente contribue à atteindre ces objectifs depuis plusieurs années. Dans le cadre de nos travaux, nous sommes évidemment extrêmement sensibles à l'actualité européenne dans le domaine du numérique. Nous avons d'ailleurs initié cette mission en auditionnant Mme Mariya Gabriel, la commissaire européenne chargée de l'innovation, de la recherche, de la culture, de l'éducation et de la jeunesse. Nous attendons beaucoup des auditions de ce jour. Nous souhaitons mieux comprendre comment la souveraineté numérique est envisagée, promue et défendue au sein de l'Union européenne. Nous souhaiterions également que vous nous fassiez un point d'actualité sur les principaux dossiers numériques portés actuellement par la Commission européenne, notamment en ce qui concerne la régulation des plateformes, ainsi que les stratégies de la donnée et de l'intelligence artificielle qui sont des sujets sur lesquels nous avons déjà lu et entendu des prises de position des travaux de la Commission.
Je vous remercie pour cette invitation et aux questions que vous avez bien voulu nous adresser. Je ne suis pas certain d'être en mesure de répondre à toutes, notamment concernant à celles concernant la finance numérique et la fiscalité, dossiers sur lesquels je n'ai jamais travaillé. Au sein du cabinet de Mme Vestager, je m'occupe des plateformes, de l'intelligence artificielle et de la politique sur les données. Je vais donc, si vous le permettez, me concentrer sur ces dossiers. J'ai également beaucoup travaillé sur la stratégie numérique des commissions européennes successives.
Comme vous le savez, nous avons commencé à communiquer sur notre stratégie en février, avant la covid. Nous avons déjà abordé la question de la souveraineté qui est un thème horizontal multidimensionnel. Notre point de départ consiste à savoir comment l'Europe peut façonner la manière dont la transformation numérique nous concerne. Notre premier constat est que nous ne sommes pas uniquement des victimes de la transformation digitale, à laquelle nous devons nous adapter annuellement, mais que nous possédons également les moyens et la volonté politique pour la façonner. Toutes les entreprises européennes, tous les citoyens, et la société en général peuvent en bénéficier.
Je vais commencer par définir ce que nous entendons par souveraineté technologique. C'est un domaine qui concerne l'intégrité de notre infrastructure, de nos réseaux, des infrastructures de données, des communications et des technologies en général. Si nous ne sommes pas en mesure de gérer nous-mêmes toutes ces technologies, alors nous n'aurons pas la chance de pouvoir les influencer. Par exemple, si pour un dossier clé tel que l'intelligence artificielle nous n'arrivons pas à devenir un acteur important dans son développement, il sera difficile de nous assurer que nos valeurs soient mises en avant. En étant seulement consommateurs de cette technologie, il sera en effet compliqué de refuser de l'utiliser si des éléments ne nous conviennent pas. Nous devons être forts et indépendants. Ce n'est pas une question de protectionnisme, mais d'indépendance et de compétitivité de notre industrie.
La nouvelle vague de la transformation concerne les données et l'intelligence artificielle. Nous ne voulons pas encore une fois être en retard par rapport aux Américains. Comme vous le constatez également dans vos questions, aujourd'hui, nous n'avons pas réussi à développer les services visant les consommateurs tels que les grandes plateformes. Cependant, nous pouvons réussir dans la prochaine étape, celle des données et de l'industrie. Le grand moteur de l'Europe a toujours été l'industrie, les petites, moyennes et grandes entreprises. Beaucoup de données sont créées quotidiennement, ce qui représente une ressource considérable. Nous voulons être en mesure de bénéficier de ce développement. Par exemple, nous voulons mettre ces données et les technologies qui y sont liées à la disposition des entreprises et des chercheurs. L'enjeu n'est pas uniquement économique, mais également sociétal. La recherche sur les données nous permettra d'améliorer notre système de santé et de nous battre contre le réchauffement climatique. Le potentiel est énorme pour l'industrie, les entreprises et la société, à condition d'être en mesure de maîtriser toutes ces technologies et de développer les infrastructures qui y sont liées. Nous avons besoin d'une bonne connectivité avec des infrastructures pour partager ces données, mais toujours d'une manière qui corresponde à nos règles et valeurs. C'est donc également une question de confiance, non seulement auprès des citoyens, mais également auprès des entreprises qui envisagent peut-être de partager et d'utiliser les données. Nous devons ainsi établir des règles très claires pour bien protéger nos droits et nos valeurs.
Avec la crise de la covid, nous avons réalisé que, de plus en plus, nous sommes tous dépendants des technologies numériques. Les entreprises doivent les utiliser pour vendre leurs produits car, dans une situation de confinement, c'est la seule façon de trouver des consommateurs. Le gouvernement s'en sert pour fournir des services de base. Les consommateurs les utilisent également. Pourtant, nous dépendons de grandes entreprises, principalement américaines, mais également chinoises. Celles-ci ont été renforcées par la crise car toute la vie économique et privée s'est déplacée sur le monde numérique.
À côté de la souveraineté technologique, le deuxième aspect que je veux aborder est le volet législatif. Au sein de notre Commission, nous prenons beaucoup de mesures pour nous assurer que les grandes entreprises numériques, mais également tout le monde numérique, respectent des règles claires. Les deux initiatives principales que nous publierons le 9 décembre seront le Digital Services Act et le Digital Market Act.
Le Digital Services Act remplacera le cadre établi depuis vingt ans avec la directive sur le commerce électronique. En 2000, nous connaissions déjà Google et un petit peu Amazon, mais tous les services numériques que nous utilisons aujourd'hui et les entreprises qui les fournissent n'existaient pas. Beaucoup d'éléments positifs résultent de ces plateformes : les entreprises peuvent les utiliser afin de trouver des consommateurs plus facilement ; les consommateurs ont accès à un vaste choix de produits et de services à des prix, peut-être, moins élevés qu'avant ; tout le monde peut partager des informations et participer aux débats démocratiques. Nous voulons conserver tous ces avantages. Nous avons néanmoins constaté différents problèmes liés à ces business models : des produits placés sur notre marché qui n'atteignent pas nos standards de qualité, ne respectent pas nos normes de sécurité, ou qui sont contrefaits ; des discours haineux et l'apologie du terrorisme. Ainsi, beaucoup de problèmes ne sont pas traités dans le cadre législatif défini par la directive sur le commerce électronique. Nous connaissons aujourd'hui les risques liés à ces services. Avec le Digital Services Act, nous allons créer un cadre clair avec des responsabilités pour tous les fournisseurs de ces services numériques, de façon à nous assurer que leurs activités ne mettent pas en danger la société, les consommateurs et les citoyens. Il est nécessaire de mettre en place des obligations nettes destinées aux entreprises numériques, notamment les plus importantes. En effet, là où les risques sont les plus prononcés, les obligations doivent être les plus grandes. Je vais donner un exemple qui concerne la démocratie. Quand les grandes plateformes qui gèrent nos informations en ligne prennent une décision, qui nous concerne tous, nous ignorons sur quelle base elle est prise. Ils mettent en place des systèmes de recommandation pour nous donner accès à des informations spécifiques. Pourtant, nous ne savons pas sur quels critères nous sommes ciblés par ces informations et pourquoi nous n'en voyons pas d'autres. Ce flou est négatif et, à l'extrême, peut même exercer une influence sur nos élections. Nous travaillons donc beaucoup pour établir des règles claires et nous diriger vers plus de transparence et de redevabilité.
Le deuxième aspect du Digital Services Act concerne l'application des règles déjà existantes. Dans le monde numérique se passent beaucoup d'activités illégales, mais il est très difficile d'y appliquer les règles. Il faut donc renforcer la coopération entre les autorités, qui mettent en œuvre la législation nationale, et les plateformes, souvent établies dans un autre pays membre. Nous devons également établir des règles claires pour savoir comment donner un ordre à une plateforme et quelles informations nous pouvons lui demander. La plateforme sera évidemment obligée de fournir ces informations. Il est également nécessaire de renforcer la coopération entre les États membres et la Commission pour protéger le marché intérieur. Notre objectif est l'établissement d'un vrai marché intérieur pour les services numériques fondé sur une responsabilité accrue de tous les acteurs et une meilleure coopération entre les autorités dans la mise en œuvre des règles. Ce marché intérieur reste un moteur clé de promotion des acteurs européens. Il a toujours été le point le plus fort de l'Europe et, si nous voulons des entreprises numériques européennes qui grandissent et entrent en concurrence dans d'autres pays tiers, il faut le préserver.
Avec le Digital Market Act, nous visons la mise en place d'un marché intérieur plus sûr et transparent où la concurrence peut avoir lieu. Avec l'émergence des grandes plateformes, nous avons assisté à une dynamique néfaste à la concurrence. Quelques plateformes sont devenues tellement importantes que tout le reste de l'économie dépend d'elles. Des entreprises doivent, d'un côté, travailler avec ces plateformes pour trouver des consommateurs et, de l'autre, entrer en concurrence avec elles. Il leur est presque impossible de se passer du pouvoir de marché accru que permettent ces plateformes. Avec le Digital Market Act, nous nous focalisons sur quelques entreprises qui jouent ce rôle crucial dans l'économie. Très souvent, ces plateformes gèrent des marchés qu'elles ont créés : des appstores, des marketplaces, des moteurs de recherche, des réseaux sociaux. Nous dépendons tous de ces marchés, mais ce sont ces plateformes qui seules édictent les règles et disposent de toutes les informations. Elles peuvent ainsi prendre des décisions sans aucun contrôle extérieur, notamment des autorités. Souvent, elles fournissent leurs propres services à travers ces marchés. C'est l'occasion d'utiliser toutes les informations à leur disposition pour donner la préférence à leur propre service. Elles utilisent beaucoup d'autres méthodes qui rendent plus difficile la vie des entreprises qui dépendent d'elles ou qui veulent entrer en concurrence avec elles.
Ce Digital Market Act établira des critères pour identifier ce type d'entreprise. Lorsqu'une entreprise répond à ces critères, des choses lui deviennent interdites. À travers des listes blanches, noires et grises, nous décrivons les prohibitions et obligations à respecter par ces grandes plateformes numériques. Je pourrai entrer plus en détail sur chaque dossier en fonction de vos questions ultérieures. Voici les deux propositions législatives majeures qui nous attendent.
Comme je le disais précédemment, nous possédons également une stratégie sur les données pour que nous bénéficiions tous des données créées quotidiennement. Nous ne parlons pas seulement des données personnalisées, mais également des données industrielles ou mixtes. Comment créer un cadre pour mieux profiter de cette richesse que représentent les données ? La première étape, peut-être la semaine prochaine, portera sur la gouvernance des données. L'objectif n'est pas, pour le moment, d'établir des obligations de partage des données, mais plutôt de créer les infrastructures dont nous aurons besoin lorsque nous voudrons créer de réels espaces de données européens. Si, l'année prochaine, nous voulions construire des espaces européens dans les domaines de la santé, de l'industrie ou encore de l'agriculture, il faut créer des structures de confiance. Imaginez qu'un groupe d'entreprises ou de chercheurs veuille partager un tel espace de données. Celles-ci doivent être stockées quelque part. Elles doivent être placées dans les mains de quelqu'un qui suit des règles très claires de gouvernance des données. Si, en tant qu'entreprise, je souhaite mettre mes données en commun avec d'autres pour bénéficier de la totalité des données, je ne veux pas que l'intermédiaire les utilise à d'autres fins. Il faut établir une claire séparation de l'activité. Un intermédiaire qui héberge ces données ne peut faire autre chose que mettre cette infrastructure à disposition des participants. Il doit protéger ces données. Certaines peuvent être confidentielles et il faut rassurer les entreprises sur le fait qu'elles ne seront pas utilisées à d'autres fins et qu'elles sont sécurisées. C'est un point que nous abordons dans cet acte de gouvernance.
Vers la fin de l'année prochaine, nous proposerons un deuxième acte législatif, le Data Act, où nous aborderons des questions plus spécifiques sur les moyens de promouvoir le partage des données et sur leur portabilité. Nous nous demandons, par exemple, s'il existe des domaines où le partage des données doit être obligatoire ou, au contraire, des domaines où le partage avec le public doit être interdit. Nous aborderons ces questions difficiles l'année prochaine.
Pour terminer ce tour d'horizon des propositions importantes, j'aborderai notre travail sur l'intelligence artificielle. Vous avez tous lu le livre blanc paru ce printemps. Nous le traduisons actuellement en actions législatives pour répondre aux problèmes posés par l'intelligence artificielle à haut risque. Nous avons organisé une consultation dans le cadre de laquelle nous avons reçu beaucoup de contributions. Nous ferons une proposition vers la fin du premier trimestre 2021 pour rassurer tout le monde sur les hauts risques de l'intelligence artificielle au niveau de la sécurité, la discrimination, la protection de nos droits fondamentaux. Nous établirons des règles claires pour, d'un côté, être plus transparents afin que chacun comprenne sur quelles bases sont prises nos décisions et, de l'autre, éviter que les résultats de ces machines aboutissent à une discrimination ou à une violation de nos droits fondamentaux.
Je ne m'occupe pas personnellement de la fiscalité numérique, mais nous avons dit qu'à la fin de l'année, nous travaillerons dans le cadre international. Si cela n'aboutit pas, nous proposerons quelque chose nous-mêmes, possiblement pendant la première moitié de l'année prochaine. Les travaux sont en cours et nos collègues de la Commission évaluent actuellement les options dont ils disposent. Je n'ai pas d'information supplémentaire à apporter.
Vous avez, au cours de votre intervention, commencé à évoquer les problèmes de position extrêmement dominante des GAFAM et des possibilités d'essayer d'aider à l'émergence de concurrents européens. Vous avez dit au détour d'une phrase que vous pourriez entrer davantage dans les détails. Pourriez-vous nous apporter plus d'informations ? C'est un sujet sur lequel notre mission travaille beaucoup.
Deuxièmement, avez-vous eu l'occasion de travailler sur la cybersécurité et la cyberdéfense, qui sont des domaines qui nous paraissent particulièrement importants ? Quelles sont les conditions à créer pour développer un écosystème public et privé qui permette de renforcer les atouts européens en matière de cybersécurité et cyberdéfense ?
Je ne peux malheureusement pas répondre à cette seconde question car je ne suis pas en charge de ce dossier. La cybersécurité est une très grande priorité et un « paquet » est prévu pour la fin de l'année.
Concernant les GAFAM, l'instrument le plus pertinent est le Digital Market Act. Ils sont également concernés par le Digital Services Act, mais la question centrale n'est pas leur pouvoir de marché, mais plutôt l'impact négatif qu'ils peuvent exercer sur la société. Une grande entreprise comme AliExpress qui transporte des centaines de milliers de colis depuis la Chine possède un impact évidemment bien supérieur à celui d'une petite plateforme. Sur Facebook ou Twitter, d'éventuelles manipulations d'élections ou le partage de discours haineux possèdent un impact considérable. Des régulations plus strictes sont donc mises en place pour ces grandes plateformes. Nous y trouvons donc déjà une dimension concurrentielle. Si vous êtes une entreprise européenne, que vous soyez en ligne ou non, vous devez respecter nos règles et nos normes, c'est-à-dire que vous ne pouvez pas vendre des produits qui ne respectent pas nos acquis communautaires sur la protection des consommateurs et que vous devez payer des taxes. Pour autant, vous êtes en concurrence avec Amazon, Alibaba et Ebay, avec des produits qui viennent de l'étranger, et notamment de la Chine, qui ne respectent pas ces règles et des entreprises qui ne payent pas de taxe. En augmentant la responsabilité des plateformes à travers ces importations, en retirant du marché des produits illégaux, vous n'êtes plus en concurrence avec autant de produits contrefaits ou non sécurisés. Nous avons défini des critères neutres pour déterminer les entreprises couvertes par le Digital Market Act. Les GAFAM y répondent, mais également d'autres entreprises seront concernées.
Le Digital Market Act est le moyen principal pour améliorer la situation actuelle. Une de vos questions dans votre questionnaire portait sur notre expérience dans la législation des plateformes. Nous en avons peu puisque nous avons commencé au mandat précédent, mais j'avais moi-même négocié le règlement promouvant l'équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices de services d'intermédiation en ligne, dit « Platform to Business ». De nombreux vendeurs dépendent des plateformes, par exemple les hôtels dépendent de booking.com, les PME dépendent d'Amazon, les développeurs des applications dépendent de l'Apple Store et du Google Play Store. Nous avions commencé à introduire davantage de transparence dans les méthodes de travail de ces plateformes, mais nous avions également accru la possibilité pour les entreprises de contester les décisions prises par elles. Je parle, par exemple, du cas où votre produit est retiré de la plateforme cinq semaines avant Noël sans que vous ne sachiez pourquoi et sans recours possible. Nous avions abordé ces points dans ce règlement. Politiquement, c'était un pas important pour lancer cette dynamique en Europe. Quand nous avions commencé la préparation de cet acte législatif, la moitié des États membres considéraient que nous n'avions pas réellement besoin d'un règlement sur les plateformes. Nous avions alors discuté avec beaucoup de PME dont les représentants craignaient que nous tuions ce modèle, qui était le seul moyen pour elles de vendre dans toute l'Europe et ailleurs, car elles ne possédaient pas les infrastructures pour le faire elles-mêmes. Nous avions au départ rencontré beaucoup d'opposition, mais au fur et à mesure des négociations, presque tous les États membres ont compris que quelque chose avait changé dans notre monde et notre économie et que nous devions en tenir compte. Le Parlement européen a également beaucoup appris de cette expérience. Les questions liées au numérique sont parfois très techniques et tout le monde ne se sent pas tout à fait à l'aise. Mais, après deux ans de négociation avec le Parlement et les États membres, tout le monde a mieux saisi les enjeux. C'était la première fois dans le monde qu'une telle réglementation a été établie. En parallèle, nous avons observé les actions de Mme Vestager dans le monde de la concurrence avec l'application de la loi sur la concurrence. Nous avons également beaucoup appris à travers ces investigations sur les manières dont travaillent les grandes entreprises, mais nous avons également constaté que cet instrument possède des limites. Après quatre ou cinq ans d'investigation, de nouvelles problématiques sont apparues et d'autres entreprises ont disparu. Ce sont ces deux leçons du mandat dernier qui nous ont menés à franchir la nouvelle étape. Lorsque je consulte les États membres et les membres du Parlement européen, c'est devenu un élément que, je pense, tout le monde appuie.
J'ai une question pointue sur la musique en ligne. Dans le cadre de la préparation des textes Digital Services Act, est-ce que vous travaillez à l'évolution du régime actuel de responsabilité limitée des services passifs, inscrit à l'article 14 de la directive sur le commerce en ligne ? L'intervention de la Commission en la matière ne risque-t-elle pas d'aboutir à un affaiblissement généralisé de la responsabilité de certaines plateformes, à l'opposé de l'objectif affiché ? Peut-on, au contraire, espérer un renforcement du rôle de ces services notamment en matière de lutte contre le piratage ? Par exemple, dans le secteur de la musique enregistrée, plus de 88 % des procédures de notification et demandes de retraits de contenus illicites portent sur des contenus déjà notifiés au même service.
Je voudrais vous faire part, dans le cadre du Digital Services Act, d'une crainte de déresponsabilisation des hébergeurs en mettant peut-être à leur charge un mouvement d'autolimitation et d'autorégulation qui conduirait en réalité plutôt à un effet de déresponsabilisation. Cela fait partie des éléments qui ont « fuité » ces derniers temps, à tort ou à raison, et je voulais à mon tour poser cette question-là qui est peut-être un peu plus étroite que celle de ma collègue, mais qui me semble dans le même esprit.
Le but principal de ce projet est de responsabiliser les acteurs, pas de les déresponsabiliser. J'espère que nous atteindrons cet objectif. Si vous examinez le régime actuellement en vigueur, la directive sur le commerce électronique, la responsabilité est un mécanisme très indirect, d'où son manque d'efficacité. La directive prévoit que les plateformes ne sont pas directement responsables. Elles doivent agir lorsque des agissements illégaux leur sont signalés. Elles peuvent décider de ne pas le faire et d'accepter le risque de ne plus être protégé par l'article 14 et donc, éventuellement, d'être pénalisées devant un tribunal. Nous allons renverser ce mode de fonctionnement. Dorénavant, en plus de conserver le risque pour les plateformes de devenir responsables de cette manière, nous allons définir des obligations directes. Les plateformes devront avoir un système de notification et retrait, agir en cas de comportement illégal et suivre des procédures, le tout avec plus de transparence. Les marketplaces devront mieux identifier les vendeurs qui utilisent leur plateforme. Souvent, nous rencontrons le cas où une autorité sait qu'un vendeur chinois vend à travers Amazon en Europe. Celui-ci disparaît et se réinscrit à la plateforme pour continuer à vendre. Avec de tels mécanismes, nous exercerons plus de contrôle sur l'identité des vendeurs qui utilisent les plateformes et nous pourrons implémenter des systèmes pour empêcher qu'une même entreprise se réinscrive plusieurs fois.
Le Digital Market Act contient également des règles concrètes sur la coopération avec les autorités concernant, par exemple, le transfert d'information et l'obligation de répondre aux ordres donnés. Ces obligations positives visent à montrer le sérieux de ces plateformes dans le combat contre les contenus illicites. Si elles ne sont pas respectées, les plateformes seront pénalisées. En parallèle, l'ancien système reste en place. Si, malgré les efforts et les systèmes mis en place, du contenu illicite apparaît, la plateforme aura à agir rapidement sous peine de devenir responsable juridiquement. L'un ne remplacera pas l'autre, les deux risques seront présents pour les plateformes.
Merci, cela répond à ma question. Nous verrons les modalités et le détail, mais le principe me paraît clair. Concernant le Digital Services Act, il a été dit que nous devions avoir une présentation publique le 9 décembre. Est-ce que cette date est confirmée ?
Au début, nous avions prévu la date du 2 décembre pour présenter les deux projets en même temps, mais nous avons pris un peu de retard sur le deuxième. La date du 9 décembre est confirmée.
Non, je serais plutôt intéressé par votre propre appréciation du sujet, et savoir si nous aurions dû aborder certains sujets différemment.
Nous sommes dans une logique de soutien aux démarches de la Commission européenne. Vous avez rappelé l'évolution depuis le mandat précédent. J'avais travaillé sur ces sujets-là lors du précédent mandat et nous avions l'impression d'être très loin de l'opinion majoritaire en Europe à la Commission. Nous considérons que l'évolution est très positive. L'analyse que vous avez eue en détail sur les GAFAM correspond tout à fait à la réalité. La conception que nous avons en France de la souveraineté numérique ne correspond pas à celle de tous les pays européens. C'est exactement, avec des mots différents, ce que vous avez dit tout à l'heure. Il faut un travail de pédagogie.
Vous dites qu'en France, votre définition de la souveraineté numérique est différente. Quelles sont les différences entre votre conception et celles d'autres pays membres ?
Nous avons l'impression que d'autres pays membres adoptent davantage l'attitude que vous avez évoquée, en faisant passer en premier la liberté d'action du privé au détriment des intérêts européens stratégiques de santé, de données et économiques avec l'abus de position dominante des GAFAM. Nous avons l'impression que certains pays se demandent quelle conséquence aurait un raidissement de l'Europe. Nous avons le sentiment que nous jouons notre avenir et la crise de la covid a encore montré à quel point le sujet était sensible. J'ajoute également que je dois vous présenter des excuses, car notre collègue Philippe Latombe, notre rapporteur, est actuellement à l'hémicycle pour défendre des amendements.
J'approuve ce que vous venez d'énoncer. Je suis d'accord avec le fait que nous avons encore aujourd'hui des divergences et des différences de perception sur la souveraineté numérique et notre rapport au numérique extra-européen, notamment les GAFAM. Il y a des divergences très profondes car, en plus de l'aspect économique, elles sont culturelles. Je considère, comme Jean-Luc Warsmann, que nous avons quand même, grâce à la crise actuelle, à toute chose malheur est bon, une conscience qui converge non pas vers une souveraineté nationale, qui aurait un sens limité, mais vers une souveraineté européenne car nous partageons un espace culturel et économique avec des valeurs communes qui valent la peine d'être mises en avant. C'est justement cette notion de valeur commune qui fait qu'aujourd'hui encore subsistent des divergences. De grands progrès ont été réalisés ces dernières années, notamment avec le RGPD (règlement général sur la protection des données), dont la France a été motrice, le Privacy Act et les études d'impact. Un corpus devient de plus en plus cohérent, ce qui commence à me rendre enthousiaste.
Pour votre information, notre collègue Philippe Gosselin représente depuis des années l'Assemblée nationale à la Commission nationale de l'informatique et des libertés en France, qui existe depuis 1978. Il possède une compétence, une connaissance et une sensibilité à ces sujets particulièrement développées.
Je n'ai pas dit cela, en effet, par hasard car je suis commissaire à la CNIL depuis presque dix ans maintenant.
Au début de ce mandat, nous avons apporté un ensemble de valeurs et de règles qui sont le fondement de notre stratégie numérique. Quand je disais « shaping Europe stages the future », cela signifiait que notre point de départ est constitué de nos valeurs et de nos règles. Je crois qu'avec la covid, cela s'est encore plus accentué. Une autre dimension est celle de la résistance. Au début, nous disions qu'il faut être indépendant et fort pour imposer nos valeurs. Maintenant, nous avons aussi pu assister à la dépendance d'autres pays d'autres régions du monde. Sur le plan technologique également, nous devons nous renforcer pour ne pas être dépendants lorsque nous voulons nous-mêmes fournir les technologies. Je dis cela pour apporter une certaine nuance au concept de souveraineté numérique. Nous pouvons avoir de grands débats politiques sur la souveraineté numérique, être d'accord ou non, mais nous verrons négociation après négociation si les États membres nous suivent ou non. Lorsque nous parlons de gouvernance de données, nous nous demandons s'il y a des données qui ne doivent pas être partagées avec les pays tiers. Sur le sujet de l'intelligence artificielle, nous ne sommes pas protectionnistes, mais si quelqu'un veut placer un produit fondé sur l'intelligence artificielle sur notre marché, il devra respecter les mêmes règles que les nôtres.
Dans tout ce que nous faisons, l'aspect souveraineté apparaît. Les entreprises couvertes par le Digital Market Act et le Digital Services Act sont surtout originaires de pays tiers. Ce n'est pas par protectionnisme, mais parce que les grandes entreprises ne sont pas européennes. Les grandes entreprises européennes auront également à respecter ces règles. Nous verrons dans les mois et années qui viennent si ce que nous proposons arrive à maturité. J'ai assisté à beaucoup de discours, négociations et réunions de Mme Vestager, qui a toujours trouvé un écho très positif. J'ai l'impression que les choses se dirigent dans la bonne direction.
La séance est levée à 11 heures 50.
Membres présents ou excusés
Mission d'information de la Conférence des Présidents « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »
Réunion du jeudi 19 novembre 2020 à 11 heures
Présents. - Mme Virginie Duby-Muller, M. Philippe Gosselin, M. Denis Masséglia, M. Jean-Luc Warsmann
Excusés. - Mme Frédérique Dumas, M. Philippe Latombe