Intervention de Sébastien Soriano

Réunion du jeudi 10 décembre 2020 à 17h15
Mission d'information sur le thème « bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Sébastien Soriano, président de l'ARCEP :

Le tout est donc de savoir si, dans le numérique, ces conditions sont remplies, et si tel n'est pas le cas, lesquelles font défaut.

Dans nos sociétés démocratiques modernes, la première souveraineté à laquelle il faut être attentif, c'est celle des individus, en particulier leur capacité à faire des choix. Le citoyen, dans nos institutions, doit pouvoir jouer son rôle, exercer son libre arbitre, dans la sphère réelle comme dans la sphère virtuelle. Or, dans le numérique, cette souveraineté des individus est, selon moi, gravement entravée par le fait que l'on est passé d'un espace public et ouvert à un espace privatisé et cloisonné.

Parfois, j'entends dire qu'il faudrait réguler le « Far West du numérique ». Mais le numérique, c'est justement tout, sauf un Far West : la plupart des problèmes tiennent au fait que l'espace virtuel a été mis en coupe réglée par quelques grands acteurs. Sous leur impulsion, le réseau, qui était extrêmement décentralisé, a connu une recentralisation : alors que, dans les premiers temps d'internet, le pouvoir avait été donné aux individus – c'est à cette époque-là, à la limite, que l'on aurait pu parler de Far West –, les grands acteurs d'internet ont installé de véritables gares de triage. Certes, ils ont permis à chacun de se repérer dans cet espace, ce qui est très important, et de mettre en relation différents acteurs grâce aux plateformes, mais, ce faisant, ils ont pris le pouvoir et recentralisé.

Mon premier souci est là : comment redonner le pouvoir aux individus, notamment par la régulation ? Dans le domaine économique, la logique même de la concurrence conduit à éviter la constitution de monopoles, pour que le seul arbitre soit, in fine, le consommateur. Or, dans le numérique – et même si l'enjeu dépasse l'aspect économique –, force est de constater que le consommateur n'a pas vraiment la possibilité de choisir entre divers acteurs.

Par ailleurs, un certain nombre d'instruments permettant l'expression de la souveraineté sont potentiellement remis en cause par le numérique – cela renvoie notamment à des enjeux de cybersécurité, question qui ne relève pas directement de ma compétence.

Je trouve intéressantes les prises de position récentes du Quai d'Orsay en la matière. Ainsi, l'ambassadeur chargé du numérique a publié un texte dans lequel il pose les bases d'une diplomatie française s'appuyant sur les communs numériques. Il s'agit de renouer avec l'idée d'un numérique dans lequel il n'y aurait pas de contrôle, ni de la part des Big Tech ni de la part des États, d'essayer de se neutraliser mutuellement et de recréer un espace partagé. Le fait que l'on puisse concevoir cela comme un objectif diplomatique m'a beaucoup interpellé. C'est très intéressant, particulièrement à un moment où deux grands modèles s'affrontent : d'une part, le modèle des États-Unis, qui consiste, comme je l'indiquais, à privatiser l'espace numérique ; d'autre part, le modèle de la Chine qui est bâti à partir de l'État, potentiellement synonyme de censure et de surveillance. Le fait que la France et l'Europe – car nous ne réussirons pas seuls – travaillent, au niveau diplomatique, à faire en sorte que le numérique redevienne un espace partagé et ouvert, me semble essentiel pour garantir la souveraineté numérique.

En ce qui concerne le déploiement des réseaux, les progrès sont tout à fait notables. Quand j'ai pris la tête de l'ARCEP, il y a six ans, la France était dernière au classement européen du très haut débit et avant-dernière pour la 4G. Depuis lors, la relance de l'investissement a été extrêmement puissante. L'ARCEP n'a pas ménagé sa peine pour le stimuler, à travers un jeu d'incitations, parfois aussi de contraintes pour les opérateurs. L'investissement dans le secteur des télécoms est passé de 7 milliards d'euros en 2014 à 10,5 milliards d'euros en 2019, soit une augmentation de 50 %.

S'agissant de la fibre optique, environ 16 millions de prises ont été installées au cours des cinq dernières années. Selon les chiffres publiés récemment par l'IDATE DigiWorld, la France est, en valeur absolue, le pays d'Europe où la fibre se déploie le plus. Des pays comme l'Allemagne, le Royaume-Uni ou l'Italie sont quasiment au niveau zéro ; l'Espagne est plus avancée. Parmi les grandes nations européennes, la France fait figure de leader dans le déploiement des réseaux. Cela montre qu'une belle dynamique a été enclenchée.

De la même manière, notre pays a connu un accroissement très fort de la couverture 4G par les quatre opérateurs qui en sont chargés. En surface – nous avons cessé de mesurer la couverture en pourcentage de la population, car les élus locaux nous disaient que cela ne voulait rien dire, et ils avaient raison –, nous sommes passés de 46 % en 2018, au moment de la signature du « New Deal mobile », à 76 % au milieu de l'année 2020. La progression est donc spectaculaire : notre pays était classé vingt-sixième sur vingt-huit, il se situe maintenant en milieu de tableau.

La 5G donne lieu à un débat intense quant à l'intérêt de cette technologie. Le déploiement est désormais engagé. Nous avons invité les opérateurs à travailler en bonne intelligence avec les maires, y compris ceux qui s'opposaient au déploiement, pour avancer dans la concertation, ce qu'ils ont fait. Les difficultés sont en train de se dénouer : en dépit des réticences initiales, notre pays me semble bien engagé dans la 5G. Il n'en faudra pas moins rester à l'écoute des inquiétudes de nos concitoyens. La 5G sera déployée dans les zones denses et dans les zones périurbaines ou rurales accueillant des industries : tel est le schéma que nous avons construit dans les cahiers des charges. En parallèle, le réseau 4G connaîtra un double mouvement dans les zones rurales : d'abord, il continuera à s'étendre grâce au « New Deal mobile » : des milliers de sites seront construits ; ensuite, il montera en capacité avec l'arrivée de la 4G +, qui quadruplera le débit réglementaire. Pour dire les choses simplement, la 5G des villes et la 4G + des champs offriront un service quasiment équivalent dans toute la France. Nous avons ainsi veillé à éviter l'apparition de fractures territoriales.

Quels sont les risques pesant à moyen terme sur ces infrastructures ?

Le réseau mobile a été la cible d'un certain nombre d'attaques, souvent par amalgame avec la 5G. Un réseau de télédiffusion a même été attaqué pour cette raison, alors qu'il n'avait évidemment rien à voir avec cette technologie. Il faut donc être vigilant sur ce point, mais je ne suis pas en mesure de formuler devant vous des préconisations précises à ce propos, monsieur le rapporteur. Sans doute les opérateurs devront-ils sécuriser davantage leurs sites.

S'agissant des réseaux de fibre optique, le risque tient au fait qu'ils ont été construits par une pluralité d'acteurs, contrairement à ce qui s'est passé pour le réseau téléphonique qui s'est développé dans le cadre d'un monopole. Nous soutenons ce modèle pluraliste, car il a produit une saine émulation, permettant de combiner les énergies pour couvrir autant de territoire que possible. Toutefois, il soulève deux questions.

Premièrement, les règles d'ingénierie utilisées pour la construction des premiers réseaux de fibre mériteraient peut-être d'être revues. À cet égard, le secrétaire d'État Cédric O a confié à Benoît Loutrel une mission portant notamment sur les réseaux d'initiative publique. Cela permettra de faire remonter des problèmes éventuels.

Deuxièmement, à moyen terme, on peut s'interroger sur les capacités d'intervention en cas d'accident. Quand des inondations détruisent une route, emportant avec elle l'ensemble des infrastructures, France Télécom est en mesure de mobiliser ses équipes, y compris en les faisant venir d'autres territoires. Pour réparer un réseau purement local, on ne peut compter que sur les équipes d'intervention attachées à sa maintenance. La solidarité entre les réseaux est donc un enjeu essentiel : il faut créer des mécanismes d'intervention permettant de faire face aux crises. Nous interpellons régulièrement le Gouvernement, sans avoir obtenu, jusqu'à présent, un réel suivi de ce problème.

J'en viens à la dimension européenne, qui est évidemment essentielle dès lors que l'on évoque les enjeux numériques. Que penser des projets européens de DSA (Digital Services Act) et de DMA (Digital Markets Act) ? Il importe, au préalable, de bien distinguer les deux.

Pour ce qui est du DSA, la direction choisie est la bonne. Elle consiste, pour la gestion des contenus – notamment sur les réseaux sociaux –, à construire quelque chose à côté des procédures judiciaires. Celles-ci visent à traiter les contenus illicites ; cela doit continuer. Le Gouvernement a d'ailleurs annoncé une augmentation des moyens affectés à cet effet, avec le recrutement de magistrats supplémentaires et le renforcement des équipes de la plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (PHAROS), chargée des interventions administratives sur les contenus. Mais on voit bien que ce n'est pas suffisant : il reste beaucoup de contenus « gris », qu'il n'est pas facile de juger, notamment quand il s'agit de caractériser le discours de haine.

Par ailleurs, l'enjeu n'est pas seulement d'interdire certains contenus : il faut aussi, potentiellement, limiter leur viralité. Pour cela, il ne suffit pas d'édicter un règlement ; on doit également s'appuyer sur l'intelligence des plateformes. Celles-ci doivent être des régulateurs de premier niveau, au-dessus desquels il y aurait un régulateur de second niveau, à savoir une autorité publique s'assurant que le travail a été bien fait au premier niveau. On appelle parfois cela « régulation-supervision ». C'est un peu ce qui existe dans le domaine bancaire : les acteurs ont leur propre modèle de gestion du risque, contrôlé par l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution. Telle est la voie choisie par le DSA. L'ARCEP soutient depuis longtemps cette démarche.

Un point, toutefois, mérite notre vigilance. Un débat va avoir lieu à l'échelon européen pour savoir quels types de contenus doivent faire l'objet de cette supervision. Or il peut y avoir, à cet égard, des différences de culture entre le nord et le sud de l'Europe. Si on se limite aux contenus illicites, le dispositif ne servira à rien : la réponse doit d'abord être judiciaire. Il faut donc élargir le cercle des contenus visés. Il conviendra d'être vigilant sur ce point lors des négociations.

Le deuxième volet, le DMA, vise à renforcer la régulation économique et la concurrence. Je dois partager avec vous ma grande inquiétude sur ce texte : en l'état, il n'apporterait qu'un progrès limité en faisant de la réglementation plutôt que de la régulation. Il viserait à imposer aux grandes plateformes certaines règles pour les empêcher d'écraser les petites et moyennes entreprises (PME) qui travaillent avec elles. Il s'agirait par exemple d'éviter que Google, dans sa plateforme publicitaire Adwords, change les règles de gestion des contenus et des délais de préavis pour le déréférencement de certains acteurs, ou encore d'obliger Amazon à faire preuve de loyauté dans sa relation avec les PME. Tout cela est nécessaire, mais c'est totalement insuffisant pour changer le paysage numérique : on limite la casse en encadrant les interactions des monopoles avec le reste de l'économie, mais on ne règle pas le problème de fond, à savoir l'existence de monopoles.

Pour ce faire, il faut créer des instruments proactifs, comme on l'a fait dans les télécoms il y a vingt-cinq ans. Il faudrait se doter d'un régulateur, d'une agence européenne qui serait chargée de casser les monopoles en établissant des règles de séparation et d'interopérabilité, afin de passer d'un système centralisé à une véritable concurrence entre différentes entités. Le DMA n'en prend pas le chemin, d'où mon inquiétude.

Pour ce qui est des discussions sur la fiscalité du numérique dans le cadre de l'OCDE, ce n'est pas un sujet que je suis de près. La clef se situe aux États-Unis. On peut espérer qu'avec l'arrivée de Joe Biden, les négociations progressent et permettent enfin d'envisager l'adoption d'une fiscalité assise sur la réalité économique locale de l'activité et de ses acteurs.

Le Forum sur la gouvernance d'internet est une enceinte extrêmement utile en ce qu'elle permet de débattre et de conserver un lien avec la société civile, sans laquelle rien n'est possible dès lors qu'internet est en jeu. Pour notre part, nous y sommes très actifs lorsqu'elle se réunit. Nous avons participé cette année à l'émergence d'une prise de conscience sur les enjeux environnementaux du numérique et sur la manière d'accompagner le secteur numérique vers davantage de sobriété.

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