Je suis partner et membre du comité exécutif de la société Wavestone. Par mes activités de conseil, j'accompagne mes clients, depuis un peu plus de vingt-cinq ans, dans leur transformation numérique. Je suis également administrateur au sein de Syntec Numérique, où je suis chargé notamment d'animer la communication sur le secteur et le marché du numérique. Je préside par ailleurs la commission des relations institutionnelles de Syntec Numérique.
J'ajouterais quelques points à votre brève introduction de Syntec Numérique. Nos 2 000 entreprises adhérentes représentent environ 57 milliards d'euros de chiffres d'affaires en France et 80% des entreprises du secteur du numérique. Elles regroupent un panel d'entreprises varié : des entreprises de services, des entreprises d'édition de logiciels et des entreprises de conseil en technologies. Elles se composent d'une trentaine de très grands comptes, de 150 entreprises de taille intermédiaire (ETI) ainsi que d'un maillage très fin de mille PME, mille start-up et très petites entreprises (TPE) sur tout le territoire. Nous couvrons ainsi l'écosystème sur ses différents métiers et dans ses différentes tailles, et prenons connaissance de ses différents besoins et préoccupations.
Nous espérons que vos travaux permettront de clarifier les débats autour du terme de souveraineté numérique et d'apporter des propositions permettant de renforcer l'écosystème numérique français et européen.
La souveraineté suppose à mon sens trois choses : tout d'abord, un support de financement, ensuite, un cadre réglementaire, et, enfin, des opérations de formation et d'attractivité sur les sujets de la transformation numérique.
La souveraineté suppose tout d'abord un support de financement : comme dans tout projet public ou privé, les ambitions et les lignes stratégiques de développement doivent être soutenues par des moyens. Nous devons déclencher la capacité à encourager davantage l'investissement public et privé vers des technologies de pointe, choisies comme des cibles majeures pour la France et l'Europe, ainsi que vers des sujets plus généraux comme la cybersécurité.
La souveraineté soulève également un sujet d'ordre réglementaire. Disposer d'un écosystème européen fort dans le domaine du numérique suppose de pouvoir mettre l'ensemble du marché européen à disposition de notre écosystème et de construire la capacité de nos acteurs à recourir au marché européen le plus facilement possible. Le marché européen représente environ 500 millions d'habitants : en ce sens, il constitue un bien meilleur terrain de jeu que chaque marché domestique. Plus nous donnerons la possibilité à nos entreprises de se développer rapidement sur l'ensemble du marché européen, plus nous verrons émerger de grands acteurs qui concourront à notre autonomie, à notre performance et donc à notre souveraineté dans le monde du numérique.
Enfin, la formation constitue un vecteur essentiel de souveraineté. Des plans de reconversion importants, intervenant au cours de l'évolution des parcours professionnels des personnes, peuvent amener de nouvelles compétences dans le domaine du numérique. Nous devons également construire l'attractivité du secteur auprès des futures générations. Certaines avancées ont eu lieu en la matière ces dernières années, mais nous devons aller plus loin dans l'attractivité des activités du numérique.
Les États et l'Europe doivent donc continuer à investir dans les nouvelles technologies et favoriser l'accompagnement de tous les secteurs – car le numérique n'est pas seulement constitué par les entreprises que Syntec Numérique représente : le numérique concerne toutes les entreprises. Il faut absolument accompagner la transformation dans tous les secteurs et pour toutes les tailles d'entreprises. Il convient également de répondre à un certain nombre de défis au sujet du numérique, notamment en matière d'inclusion, de mixité et de transition écologique. Toutes ces conditions garantissent notre propre souveraineté technologique et numérique, et permettront de faire émerger et d'installer durablement des acteurs européens clés qui constitueront des alternatives aux acteurs actuellement en place dans le monde du numérique.
Je répondrai maintenant aux questions que vous avez posées. Je commencerai par faire un point sur la situation actuelle des entreprises du numérique. Le secteur du numérique représente environ 57 milliards d'euros de chiffres d'affaires. Il a connu une très forte croissance ces dernières années, se situant entre trois à cinq points de croissance annuelle. Il a généré un nombre important d'emplois : il a permis 175 000 créations nettes d'emplois ces dix dernières années, dont 23 000 créations en 2019, selon les données statistiques de l'emploi de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS). Ce secteur connaît donc une importante dynamique de croissance, alimentée par les activités du numérique, les réseaux sociaux, les technologies mobiles, les problématiques d'analytique, de cloud et de sécurité. Nous rassemblons ces problématiques tractant une forte croissance sous le terme de SMACS (acronyme de Social – Mobility – Analytics – Cloud & Security ).
Les difficultés, suite à la crise sanitaire, sont réelles. Puisque le numérique a été essentiel pour le télétravail, l'idée s'est répandue dans l'imaginaire collectif que le secteur passait au travers de la crise sanitaire sans encombre, voire en en retirant des contributions positives. Cela n'est pas du tout le cas. Nos prévisions établissaient un taux de croissance d'un peu moins de 5% pour l'année 2020 : en réalité, nous sommes en décroissance de 4,6%. Nous prévoyons un redécollage extrêmement léger, de l'ordre de 1%, de l'ensemble de notre secteur en 2021.
Les fonctionnements diffèrent à l'intérieur du secteur. L'édition de logiciels a plutôt bien résisté à la crise : elle ne connaît pas de décroissance, mais a maintenu un taux de croissance flat pendant l'année 2020. Elle repartira plus fortement que les autres en 2021, avec une perspective au-delà de 3% de croissance – cette perspective est inférieure à la dynamique de la croissance de l'édition de logiciels, qui se situait autour de 6% l'année précédente. Les activités des entreprises de services numériques connaîtront une légère reprise de la croissance l'année prochaine. Enfin, les entreprises de conseil en technologies ont été les plus durement touchées pendant l'année 2020 : elles ont subi une baisse d'activité de 7 %. Cela s'explique par le fait qu'elles servent énormément les secteurs de l'aéronautique et de l'automobile, qui ont été durement impactés par la crise sanitaire. En conséquence, nos entreprises de conseil en technologies, sous-traitantes de ces industries, ont été fortement touchées. Leur situation devrait encore être décroissante l'année prochaine.
Évidemment, nous ne sommes pas aussi touchés que l'aéronautique, l'automobile, l'hôtellerie ou la restauration. Néanmoins, nous subissons un réel impact de la crise. Nous sommes passés d'une situation de croissance soutenue à une décroissance structurante au cours de l'année 2020. Nous espérons une reprise aux alentours de 1% en 2021, mais ces perspectives de croissance sont encore assujetties aux évolutions de la crise sanitaire.
J'en viendrai maintenant à la définition de la souveraineté numérique. Nous devons dépasser les débats manichéens. Il est essentiel que l'Union européenne dispose d'un cadre réglementaire propice au développement d'un leadership technologique européen à portée mondiale, tout en préservant son attractivité pour des investissements étrangers, afin d'exploiter des capacités d'innovation qui proviennent d'autres pays que les pays européens. Le terme de souveraineté technologique, sur la définition duquel tous les États européens ne se sont pas encore alignés, devrait, à notre sens, renvoyer à l'ambition de retrouver la compétitivité de nos économies. Cela demande d'investir massivement dans les individus et dans les compétences en matière de technologiques numériques. Cette ambition de servir des économies compétitives au niveau mondial suppose d'investir massivement dans la recherche européenne, pour lui permettre de trouver des débouchés industriels et pour disposer d'un marché européen qui constituera la première base d'émergence et de passage à l'échelle pour les entreprises du secteur.
Nous pensons qu'il faut saisir l'opportunité ouverte par la stratégie numérique de la Commission européenne. Cette stratégie vise à créer les conditions favorables à l'innovation en Europe sans tomber dans le piège du protectionnisme. Il ne faut pas priver les entreprises de leurs perspectives de développement à l'international au-delà des frontières européennes, ni priver les entreprises de pouvoir recourir à des technologies provenant d'autres périmètres. Le protectionnisme ne rendrait donc pas service à la compétitivité ni au développement des entreprises. Nous pensons qu'une entreprise doit développer des services avec une proposition de valeur différenciante et utiliser l'ensemble des technologies et des éléments de compétitivité à sa disposition pour procéder à sa différenciation dans son propre secteur. L'Union européenne ne doit donc pas se fermer à la collaboration avec les autres régions du monde en matière d'innovation et de numérique. Elle ne doit pas non plus réglementer son marché et les activités de toutes les entreprises qui en sont issues. Nous ne devons pas subir de choc lourd de mise en réglementation en Europe qui restreindrait la capacité de développement de nos entreprises. Nous devons trouver un équilibre entre la coopération avec des acteurs internationaux et la capacité à fournir un marché européen pour l'ensemble des acteurs européens, tout en trouvant les moyens de répondre aux attentes des utilisateurs sur le territoire européen. Il ne faut donc pas entrer dans des débats manichéens. Il serait bon de mettre en place des règles et de veiller au respect strict de ces règles sur le marché unique, notamment en matière de distorsion de la concurrence, d'obstacles au marché du numérique et de pratiques commerciales déloyales à l'échelle européenne. Ces règles seraient respectées par tous les acteurs, y compris par les acteurs étrangers qui viendraient travailler sur le marché européen. Ces règles doivent être renforcées afin de mettre en place un environnement économique propice au développement du numérique, lequel constitue, pour nous, la clé de l'émergence d'une souveraineté technologique et numérique.
Je répondrai maintenant à votre question sur le niveau de maturité des entreprises françaises, leurs forces et leurs faiblesses. Si l'on veut créer des champions numériques européens, nous devons continuer à penser en écosystèmes. Il ne faut pas comprendre la souveraineté technologique comme une logique de fabrication de produits de souche européenne, qui seraient constitués à 100% de sujets de souche européenne. Cela n'est pas faisable. À titre d'exemple, nous sommes en train de mettre en place un certain nombre d'investissements publics dans le domaine de l'informatique quantique afin de pouvoir disposer d'un ordinateur quantique opérationnel. Être détenteur d'une telle technologie représente un axe stratégique extrêmement important en termes de souveraineté technologique, c'est-à-dire d'autonomie. Pour autant, il n'est pas nécessaire que cet ordinateur soit constitué de composants exclusivement européens de souche. En revanche, nous devons être autonomes dans notre capacité à sourcer les composants dont nous avons besoin pour intégrer cet ordinateur quantique. L'autonomie dans la fabrication des batteries de véhicules nécessite, elle aussi, d'étudier l'ensemble de la filière d'extraction des minerais, et du cobalt notamment. L'autonomie dans la fabrication de l'ordinateur quantique se mesure, de la même manière, par notre capacité à disposer de plusieurs filières de fournitures de pièces électroniques comme les microcontrôleurs. Cela est une manière d'éviter d'être lié et menotté à un seul fournisseur. Créer une autonomie stratégique et une souveraineté technologique suppose donc de se doter de capacités différenciantes sans avoir besoin de tout monter par soi-même. Nous devons donc regarder où se situe notre différence, puis maîtriser notre sourcing, c'est-à-dire notre capacité à diversifier nos sources d'approvisionnement.
Nous devons également apporter aux écosystèmes la maîtrise des données sensibles. Il est légitime, pour certaines données, d'avoir recours à des solutions qui proposent des protections supplémentaires en matière d'hébergement, de chiffrement ou même de protection juridique. Cela doit passer par des capacités d'encadrement ainsi que par des services de sécurisation technologique et juridique pour installer ces données particulièrement sensibles, qu'elles soient publiques ou privées.