Intervention de Nicolas Brien

Réunion du jeudi 25 février 2021 à 11h00
Mission d'information sur le thème « bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Nicolas Brien, directeur général de France Digitale :

La souveraineté, pour nous, est assez simple : elle consiste à avoir le choix. Une personne est souveraine quand elle a le choix.

En entrant dans le détail, j'identifie un piège, qui dépend du point de vue auquel on se place pour aborder la notion de souveraineté. Parle-t-on de la souveraineté nationale ou bien de la souveraineté populaire ? J'entends par souveraineté populaire l'idée selon laquelle chaque citoyen est en capacité de faire des choix face aux grandes orientations technologiques que la révolution numérique induit dans son quotidien. Je prendrai un exemple simple : la 5G. Les citoyens ont-ils le choix, ou du moins, ont-ils l'impression d'avoir le choix sur ces questions ? Cela est très important car le numérique est une vague technologique et elle n'est pas anodine. Elle influence notre conception de la démocratie. Nous le verrons lors de la prochaine campagne présidentielle de 2022 : le débat public a lieu de manière croissante dans le champ numérique et à travers des plateformes.

J'attire l'attention sur la souveraineté populaire en ayant recours à une référence historique. Gutenberg a inventé la presse au XVème siècle et a, de cette manière, commencé à démocratiser le livre. Jules Ferry a rendu l'instruction laïque obligatoire à la fin du XIXème siècle et a, de cette manière, démocratisé notre capacité à lire. Nous sommes exactement face au même sujet avec le numérique aujourd'hui : nous inventons des solutions numériques absolument remarquables, notamment en intelligence artificielle, mais avons-nous vraiment démocratisé la capacité des citoyens à comprendre ces solutions technologiques ? Je schématiserai de la façon suivante : en matière de numérique, nous avons connu la révolution de Gutenberg, mais nous ne connaissons pas encore la révolution de Jules Ferry. Cela pose problème du point de vue de la souveraineté populaire.

J'explorerai maintenant la problématique de la souveraineté nationale. Nous sommes confrontés à un enjeu intrigant, et pourtant pas très neuf. Avec l'émergence des géants technologiques, notamment américains, les États n'ont plus le monopole des attributs régaliens de la souveraineté comme le cadastre, le fait de battre monnaie, le monopole de la violence physique légitime, l'état civil. Il est de notoriété publique que le fisc grec préfère aujourd'hui utiliser Google Maps plutôt que son propre cadastre. Il est de notoriété publique que Facebook détient davantage de photos d'identité de chacun d'entre nous que n'importe quel service de renseignement. Sur le continent africain, l'on préfère aujourd'hui utiliser Libra plutôt que n'importe quelle autre monnaie émise par un État. Enfin, dans le cadre de la protection de la campagne électorale américaine, il est de notoriété publique que Microsoft a mené l'équivalent de cyberattaques préventives sur des acteurs étatiques russes, iraniens et nord-coréens notamment. Les acteurs privés se dotent aujourd'hui d'attributs régaliens et sont tout à fait capables de se substituer à la souveraineté nationale.

Cela n'est pas nouveau. J'aime à dire que l'on vit un moment « Compagnie des Indes orientales ». Des acteurs privés se sont, par le passé, dotés d'attributs régaliens : cela a soit très bien, soit très mal fini. Que faire face à ces compagnies des Indes numériques ? Je suis d'avis que Mark Zuckerberg finira soit président des États-Unis, soit en prison.

J'en viendrai aux préoccupations concrètes. Plusieurs problématiques liées à la souveraineté ont été posées récemment, notamment du fait des confinements et du COVID. Nous venons de vivre, du fait des confinements, des moments d'accélération digitale sans précédents dans l'histoire de l'humanité. Ces moments d'accélération ont permis de réaliser que le roi était nu. Nous connaissons tous des exemples de décrochage scolaire en raison de la fracture numérique, d'institutions de santé qui n'ont pas pu partager les données car elles n'étaient pas équipées pour le faire, de cyberattaques contre des collectivités locales, de commerçants qui ont basculé dans le digital sans y être préparé, ou d'administrations qui n'étaient pas prêtes au télétravail.

Que fait-on maintenant ? Depuis plusieurs mois, nous nous sommes équipés avec des solutions américaines, ce qui pose problème. Nous ne l'avons d'ailleurs pas tellement fait par choix, mais plutôt par paresse. Nous avons constaté qu'un processus grave était à l'œuvre : le désarmement technologique de l'État. L'État, les administrations, la haute fonction publique sont aujourd'hui extrêmement démunis d'un point de vue technologique. Le dernier rapport annuel de la Cour des comptes le montre très bien : des monographies sur Pôle Emploi, l'Éducation nationale et Bercy mettent en valeur la perte grave d'expertises technologiques au sein de ces administrations. Cela a un effet pervers, car cela conduit à l'externalisation de l'apport d'expertises technologiques, notamment via des contrats. Sur les 450 millions d'euros de contrats pour des prestations de conseil passés par l'État, l'immense majorité concerne des cabinets de conseil technologique. Cela se traduit de la manière suivante : dans les administrations, les personnes ne savent plus expertiser des solutions technologiques et se contentent de passer des contrats avec des intégrateurs (Capgemini, Sopra Steria, Onepoint). Cela peut donner l'illusion, comme ces intégrateurs sont français, que l'on achète français. Cela n'est pas du tout le cas : ces entreprises intègrent des solutions qu'ils ne produisent pas eux-mêmes et qui sont souvent des solutions sur étagère américaines. Devoteam, par exemple, est le premier intégrateur de solutions Google en France. Tout cela est dramatique. Puisque les ministères manquent d'expertises technologiques, personne n'est capable d'expertiser des solutions de start-up françaises ou européennes et de travailler à monter des consortiums et des assemblages technologiques qui pourraient permettre de résoudre un certain nombre de problèmes.

S'agissant des réglementations européennes, j'attire l'attention sur le fait qu'il ne faut pas construire de lignes Maginot numériques. Vous connaissez sûrement la plaisanterie suivante : « Les Américains innovent, les Chinois copient, les Européens régulent ». Nous ne devons pas nous contenter d'une approche défensive. Cette approche est nécessaire : nous devons rééquilibrer nos relations commerciales avec un certain nombre de géants technologiques, notamment américains et chinois. En revanche, nous avons besoin de nos deux jambes pour avancer : la jambe offensive et la jambe défensive.

Je mettrai cela en lien avec la question de la souveraineté populaire. Nous avons aujourd'hui un gros problème d'éducation et de formation : « science sans conscience n'est que ruine de l'âme ». Je vous invite collectivement à relire le rapport Villani à ce sujet, qui esquissait quelques pistes intéressantes, notamment sur l'enseignement des mathématiques et de l'algorithmique. Les élèves ne devraient pas quitter le système éducatif français sans savoir ce qu'est exactement le smartphone qu'ils tiennent dans la main toute la journée. En matière de souveraineté populaire, cela devrait être un objectif central de nos politiques afin de réarmer le citoyen.

S'agissant de la formation, la France forme les meilleurs, mais elle en forme peu. Il est très bon d'avoir des médailles Fields, des Prix Nobel, mais il ne peut pas y avoir que des ingénieurs du code. Nous avons également besoin d'ouvriers du code : il s'agit de tous ces métiers qui sont aujourd'hui délocalisés vers la Tunisie, l'Inde, la Roumanie car nous sommes confrontés à une pénurie terrible des métiers du numérique. Les quelques écoles formant ces ouvriers du code en France – Simplon, Epitech, école 42 – ne sont le fruit que d'initiatives privées. Il n'existe pas d'initiative publique en la matière. La Grande école du numérique existe certes, mais elle est arrivée trop tard. En ce sens, il me paraît essentiel de redonner ses lettres de noblesse au terme de « technologie » dans les instituts universitaires de technologie (IUT). L'apprentissage des compétences numériques est extrêmement faible dans les IUT. Cela devrait pourtant être le canal de formation de nos ouvriers du code.

La commande publique est également fondamentale. Nous nous situons à un tournant en la matière : le plan de relance européen de 750 milliards d'euros prévoit d'allouer 20% de son budget, soit 150 milliards d'euros, à la transformation numérique. Il serait dommage que ces 150 milliards d'euros, plutôt que de dynamiser notre écosystème de start-up européen, aillent gonfler le cours boursier des Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM). France Digitale milite ardemment pour un Buy European Technology Act (BETA) : nous devons établir une forme de préférence européenne, ou de préférence start-up, dans la commande publique. Partout ailleurs dans le monde, il existe un lien extrêmement fort entre la commande publique et les écosystèmes d'innovation. La commande publique y est utilisée comme un levier pour développer les start-up. Nous, Européens, sommes les seuls à ne pas le faire. Cela est assez dramatique.

La loi d'accélération et simplification de l'action publique (ASAP) constitue une initiative intéressante en France. Un de ses articles prévoit de réserver une part de chaque marché public aux PME et aux artisans. Les start-up appartiennent aux PME. Il serait donc ainsi possible de flécher une part des achats publics innovants vers les écosystèmes des start-up. Cela constitue une forme de protectionnisme déguisé : il y a peu de chance pour que les start-up américaines ou malaisiennes étudient les notices de marchés publics en Europe, et ainsi ce seront vraisemblablement les start-up françaises, allemandes ou italiennes qui y répondront.

Pour conclure, il me paraît essentiel de ne pas nous enfermer seulement dans une approche défensive de régulation de l'existant. Nous devons être capables de nous développer grâce à une approche offensive et prospective, qui nous permettra de faire émerger des champions européens.

Je ferai enfin le lien avec la question de la souveraineté nationale et des attributs régaliens grâce à une métaphore historique. Si tout le monde a en tête que la Révolution française de 1789 a entraîné un changement de régime politique, peu de gens ont à l'esprit que la Révolution française a également engendré un changement de normes technologiques. Nous avons évolué des systèmes monarchistes de l'once et du pied vers le mètre et le kilogramme, des systèmes inventés par les Encyclopédistes. Dès lors, la France passera des décennies à exporter son modèle politique et ses normes technologiques, à savoir le système métrique et le kilogramme. Cela a permis à notre pays de dominer la scène scientifique internationale pendant des décennies. Aujourd'hui, les normes technologiques et scientifiques internationales sont imposées par des acteurs non étatiques américains et chinois. Si nous voulons projeter notre propre système de valeurs, nous devons être en mesure de disposer d'acteurs européens en mesure d'exporter des normes scientifiques et technologiques internationales. Cet enjeu est au cœur de la création de champions technologiques européens. Il n'est pas seulement question de créer des emplois et de réussir des levées de fonds à plusieurs centaines de millions d'euros. La question est bien plutôt de savoir si notre continent dispose d'acteurs non étatiques capables de créer et de projeter des normes scientifiques et technologiques internationales. Les normes internationales ne sont pas neutres. Elles sont toujours enracinées dans des systèmes de valeurs. L'émergence des champions technologiques européens est au cœur de l'enjeu d'exportation de normes scientifiques internationales, et cette question doit être prise très au sérieux par nos décideurs.

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