J'ai lu avec attention votre tribune sur l'éducation. Les jeunes des quartiers populaires sont nombreux à aller en IUT ou en lycées technologiques. Le problème est que ces structures n'ont de « technologique » que le nom. Les écoles du numérique sont peut-être déjà présentes dans chaque quartier sous la forme des IUT et des lycées technologiques. Ne devrions-nous pas former nos ouvriers du code dans ces structures ? Les métiers du numérique sont en tension et cela est vraiment dommage. Du point de vue de la souveraineté nationale, cela implique que nous délocalisons ces métiers à l'étranger. Du point de la souveraineté populaire, il est essentiel de réarmer les citoyens, y compris les catégories populaires. En ce sens, l'une des décisions les plus stupides récemment prises par l'Éducation nationale a été, selon moi, l'interdiction des smartphones à l'école. Ne faut-il pas apprendre aux jeunes à s'en servir, à les dompter, à en avoir un usage éclairé, plutôt que de faire comme si cet objet n'existait pas ?
S'agissant de la commande publique, nous avons observé à la fois un problème de compétences et un problème de conscience. Jusqu'à récemment, très peu de décideurs publics comprenaient l'intérêt des questions de souveraineté numérique. France Digitale a monté le programme France Digitale Campus pour conscientiser les décideurs publics sur ce sujet. Je souhaitais créer un institut des hautes études en souveraineté numérique (IHESN), à l'instar de l'institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). L'IHEDN avait été créé par le général de Gaulle pour créer un consensus national parmi les élites autour du programme nucléaire français. Il me désole aujourd'hui qu'aucune structure n'existe pour créer du consensus autour des questions de souveraineté technologique. L'IHESN permettrait de faire émerger du consensus et cela est très important. La France est le seul pays dans lequel le terme de start-up nation est politisé ; il fait l'objet de clivages et de débats. Aux États-Unis, en Israël ou en Corée du Sud, personne ne remettrait en cause une forme de consensus technologique. La formation des catégories populaires et la formation des élites sont donc toutes deux importantes.
Il est très compliqué de passer un marché public quand les start-up et les intégrateurs n'ont pas d'interlocuteur compétent et formé au ministère. Qui plus est, les marchés publics de très grande taille excluent de fait les petites entreprises. Si l'on souhaite que la commande publique s'adresse aux start-up françaises et européennes, il faut procéder à de l'allotissement. Mais cela demande une expertise technologique très conséquente au niveau de l'État pour ensuite assembler les « briques ». Personne au sein de l'État, aujourd'hui, ne sait assembler ces briques technologiques. Comme le montre le rapport de la Cour des comptes, il y a trop peu de polytechniciens ou de data scientists dans les administrations centrales. Nous constatons donc un désarmement de l'État, qui s'en remet aux grands intégrateurs français qui lui fournissent des solutions américaines intégrées. Le cas du Health Data Hub l'illustre bien : les Américains sont entrés dans le projet par le biais d'un intégrateur français qui était titulaire d'un contrat avec l'Union des groupements d'achats publics (UGAP).
La commande publique pose donc à la fois une question de conscience – qui peut être résolue par la création d'un IHESN – et une question de compétence – qui suppose le recrutement d'expertises technologiques au sein de l'État pour permettre l'allotissement des marchés publics et la bonne utilisation des outils légaux en place. La loi ASAP en vigueur permet d'établir qu'un certain pourcentage des marchés publics innovants revient aux PME. Si cette clause était appliquée, cela serait absolument fabuleux.
Au niveau européen, nous travaillons à pousser un Buy European Technology Act, mais nous nous heurtons au sacrosaint droit de la concurrence et à la question des aides d'État. La Commission européenne considère que le fait de privilégier les start-up ou les acteurs communautaires va à l'encontre des traités. Mais un aggiornamento est en cours s'agissant du droit de la concurrence, en raison du COVID. Nous espérons ainsi faire aboutir un certain nombre de nos demandes avant la fin du mandat d'Ursula von der Leyen. Mais nous n'avons pas vraiment le temps d'attendre, car le plan de relance va se déployer dans les dix-huit prochains mois.
Nous sommes favorables au DSA et au DMA. Ces textes donnent des outils pour rééquilibrer les relations commerciales entre les petits acteurs du numérique et les géants technologiques. Apple, par exemple, produit environ 50% des smartphones et commercialise également les applications mobiles à travers son App Store. L'entreprise adopte des pratiques commerciales extrêmement rugueuses, comme l'obligation de passer par son propre système de paiement. Le DMA permettrait de rééquilibrer cette situation en mettant en concurrence différents systèmes de paiement au sein de l'App Store.
Ces textes vont dans le bon sens, néanmoins ils ne doivent pas nous exonérer d'une approche offensive et prospective. Celle-ci passe par l'éducation, la formation et l'orientation de la commande publique vers les start-up. Cela est absolument prioritaire. Cette approche a fait le succès de la Corée du Sud, d'Israël et des États-Unis. Les États-Unis disposent d'un copieux droit de la concurrence, mais ils ont surtout adopté une approche extrêmement offensive : celle-ci s'incarne dans l'agence pour les projets de recherche avancée de défense (DARPA), l'orientation de la commande publique, la présence d'un chief digital officer (CDO) dans chacune des administrations américaines.
Nous avons deux options pour que l'État reprenne le contrôle sur son expertise technologique. Soit l'on recrée cette expertise technologique en nommant un chief digital officer dans chaque administration et ministère – ils formeront un réseau qui permettra de pousser la transformation digitale de l'État de manière offensive. Soit l'on crée enfin une direction générale du numérique qui regrouperait la French Tech, l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), certaines compétences du Conseil national du numérique et de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) ainsi que toutes les directions des systèmes d'information (DSI) de l'État. Cette direction générale serait confiée au ministre du numérique, qui aurait enfin du pouvoir car il disposerait alors d'une administration conséquente.