Intervention de Bruno Sportisse

Réunion du jeudi 18 mars 2021 à 11h30
Mission d'information sur le thème « bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Bruno Sportisse, président-directeur général de l'Inria :

Vous avez évoqué la notion d'autonomie stratégique, d'ailleurs inscrite en tête de notre contrat d'objectifs et de performance. J'assimile pour ma part la souveraineté numérique à la capacité de maîtriser le cadre de développement de la société numérique, les valeurs qui la fondent et les normes technologiques qui la régissent. Je l'illustrerai par quelques exemples, sachant qu'une telle capacité s'étend à tous les domaines.

Dans la sphère privée, où le numérique apparaît fortement lié à la question des données personnelles, la souveraineté numérique implique de savoir qui maîtrise ces données. Elle revient à les encadrer au niveau juridique et législatif. Je songe au Règlement général sur la protection des données (RGPD). L'existence d'un tel cadre, en tant que telle, ne suffit pas. Encore faut-il s'assurer de son application, ce qui ne va pas sans implications technologiques. C'est le sens de notre partenariat avec la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL).

Il en est de même dans la sphère de l'éducation, où l'enjeu consiste à déterminer qui accédera aux contenus et aux plateformes. En matière de santé où le numérique joue un rôle croissant dans l'aide à la décision et au diagnostic, la souveraineté implique de décider qui définit les algorithmes utilisés et à partir de quand ces algorithmes d'aide au médecin se substituent à lui dans une partie de son métier. Il s'agit là d'une question éminemment politique, qu'il conviendra de trancher à l'issue d'un débat. Il est en tout cas impératif de maîtriser les technologies en jeu pour apporter une réponse adéquate. Il faut en outre impliquer des acteurs industriels français et européens si l'on ne veut pas se contenter de postures incantatoires. La remarque s'applique à l'ensemble des politiques publiques où le numérique joue un rôle clé en lien avec des données ou l'aide à la décision. Quels sont les outils mobilisés ? Selon quels algorithmes les politiques publiques s'orientent-elles dans telle direction plutôt que telle autre ?

La souveraineté numérique nécessite, selon moi, d'agir dans deux directions.

La première, de laquelle dépend tout le reste, vise à s'assurer un vivier de talents et de compétences. La transformation numérique ne se réussira pas autrement. Du fait que le numérique évolue en permanence, il est nécessaire de se former à ces changements tout au long de la vie. Si j'aborde en premier lieu l'enjeu de la formation initiale et continue, c'est parce qu'il constitue d'après moi la clé de voûte de toute politique à mener dans ce domaine.

Il faut s'attaquer au problème par la base en attirant plus de jeunes vers les filières scientifiques et technologiques, puis en poussant une part significative d'entre eux vers le numérique. Il faut ensuite mettre à profit leur expertise de haut niveau, sanctionnée par des diplômes de master et au-delà, pour construire les prochaines révolutions numériques en évitant la captation des compétences par les Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM) et les Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi (BATX). Sans combattants, nous ne mènerons pas la bataille pour la souveraineté numérique.

Nous devons en second lieu diriger notre action sur les infrastructures critiques, dont un certain nombre sont bien connues. On met généralement en avant les moyens de calculs en tant qu'exemple d'infrastructure numérique clé, ce à quoi je souscris entièrement. S'y ajoutent, de mon point de vue, les infrastructures logicielles, moins palpables et moins aisément visualisables que celles que nous avons l'habitude de considérer comme critiques (routes, télescopes, etc.). Concrètement, il s'agit de systèmes d'exploitation, c'est-à-dire de ce qui rend intelligents les terminaux et les smartphones. Nous avons largement abandonné ce terrain au fil du temps, si bien que quelques acteurs dominants du numérique, tels que Google ou Apple, contrôlent aujourd'hui en grande partie les terminaux et leurs fonctionnalités, à travers Android et iOS. Il faudra absolument réinvestir dans ce domaine.

Les boîtes à outils permettant d'œuvrer dans le domaine de l'Intelligence artificielle fournissent un autre exemple d'infrastructure critique. Pour manipuler des données ou utiliser des algorithmes qui leur apportent de la valeur, il faut des plateformes logicielles. Quelques-unes sont disponibles en open source au niveau mondial. Autour d'elles se constituent des écosystèmes de développeurs de logiciels, de formations et d'entreprises créatrices de valeur.

Bien que ces boîtes à outils soient en open source, celui qui les maîtrise maîtrisera du même coup l'écosystème entier, qu'il pourra orienter dans telle direction plutôt que telle autre, en ayant accès au vivier de compétences. PyTorch fait partie de tels écosystèmes. Facebook y assume un rôle clé. TensorFlow en est un autre et, là, c'est Google qui y joue un rôle majeur. La France a la chance de disposer d'une telle boîte à outils avec Scikit-learn, développée par l'Inria. Il apparaît capital de continuer à soutenir son développement pour rester dans la course. Sinon, demain, ces écosystèmes de compétences en entreprise et de nouvelles perspectives technologiques offertes par l'Intelligence artificielle, passeront entièrement sous le contrôle d'autres acteurs.

Je donnerai un autre exemple d'infrastructure logicielle critique : le futur du web, qui repose sur des technologies logicielles que l'on désigne en général par le vocable de standards ouverts du web. Ces technologies, déterminantes du point de vue de l'interopérabilité, assurent la capacité de naviguer sur la toile. Un certain nombre de standards fixe ainsi un niveau minimal de sécurité des transactions en ligne.

C'est l'organisme de standardisation W3C Europe (World Wide Web Consortium) créé voici une trentaine d'années, et dont je suis moi-même le président, qui les définit en s'appuyant sur trois piliers technologiques : un au Japon, un aux États-Unis bâti autour du Massachusetts Institute of Technology (MIT), et un en Europe qui regroupe des acteurs de la recherche autour de l'Inria.

L'un des enjeux qui se posent actuellement consiste à garantir dans la durée qu'un consortium chargé d'imprimer une direction à l'avenir du web, et donc de décider des valeurs qui le sous-tendront, demeurera dans un cadre multilatéral ouvert, sans passer sous le contrôle d'une poignée d'entreprises. W3C est appelé à déterminer le niveau d'interopérabilité du web et à y imposer des normes en matière de sécurité ou de respect de la vie privée.

De la capacité à mener une politique d'infrastructures logicielles critiques dépend tout le reste. C'est elle qui drainera en effet les talents et les entreprises. Le numérique et sa valeur se construisent autour du logiciel. Pour citer l'un des grands investisseurs de la Silicon Valley, Marc Andreessen : « le logiciel dévore le monde ».

En résumé, celui qui maîtrise les infrastructures logicielles critiques maîtrise l'ensemble de la chaîne de valeur. Le problème vient ici en partie de ce qu'en Europe, l'importance du logiciel n'a, historiquement, pas toujours été clairement perçue.

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