Mission d'information sur le thème « bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Réunion du jeudi 18 mars 2021 à 11h30

Résumé de la réunion

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  • dynamique
  • inria
  • souveraineté
  • talents
  • technologie
  • technologique
  • écosystème
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La réunion

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Audition ouverte à la presse, de M. Bruno Sportisse, président-directeur général de l'institut national de recherche en sciences et technologie du numérique (Inria)

La séance est ouverte à 11 heures 45.

Présidence de M. Philippe Latombe, rapporteur.

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Nous recevons M. Bruno Sportisse, président-directeur général de l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria).

Établissement public à caractère scientifique et technologique (EPST), l'Inria soutient la recherche et l'innovation numérique en France et en Europe depuis cinquante ans. Il rassemble une large communauté scientifique (près de 200 équipes-projets réunissant 3 500 scientifiques). Sans entrer dans le détail de ses différentes actions, je signalerai son rôle central dans la stratégie française en matière d'Intelligence artificielle, son soutien au développement de l'écosystème technologique et enfin son engagement en vue du partage des connaissances et des compétences numériques, via le Class'Code notamment.

Je vous poserai d'abord la question rituelle qui ouvre chacune de nos auditions : que recouvre selon vous la notion, assez vaste, de souveraineté numérique ? Les pouvoirs publics y portent une attention croissante depuis la crise sanitaire. Nous en avons entendu de multiples définitions. Certains la rapprochent d'une forme d'autonomie stratégique ou décisionnelle. Comment l'appréhendez-vous personnellement ? Comment l'action de l'Inria contribue-t-elle à la promotion de notre souveraineté numérique nationale ou européenne ?

Je vous interrogerai en second lieu sur les forces et les faiblesses de la France et de l'Europe dans votre domaine de compétence, c'est-à-dire les technologies numériques ( cloud, Intelligence artificielle, etc.). Votre positionnement d'acteur de la recherche soutenant par ailleurs le développement de start-up technologiques me semble conférer une pertinence particulière à votre point de vue. L'écosystème numérique français rencontre-t-il selon vous des difficultés que nous pourrions contribuer à lever, le cas échéant ?

Nous souhaiterions aussi un point d'étape sur la stratégie nationale en matière d'Intelligence artificielle, où l'Inria joue un rôle clé. Nous n'ignorons pas que les instituts 3IA ont dû faire face à la crise sanitaire dès le lendemain de leur implantation.

Enfin, j'aimerais que nous échangions sur l'une de vos thématiques de recherche : la cybersécurité. L'actualité est régulièrement marquée par la révélation de cyberattaques de plus en plus sophistiquées. La crise sanitaire a donné une visibilité nouvelle aux menaces qu'elles font peser sur la France. Quelles réflexions vous inspirent-elles, tant du point de vue de la formation, de l'acculturation des acteurs privés et publics, qu'en termes de doctrine stratégique, de capacité d'action et de réaction ? Nous aborderons, à partir de là, plus généralement, la transmission des savoirs et des compétences numériques, qui doit constituer une priorité pour notre pays.

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Bruno Sportisse, président-directeur général de l'Inria

L'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique occupe, du fait de certaines de ses spécificités, une place unique dans le paysage français et européen de la recherche, où il n'existe pas d'autre organisme national de recherche entièrement dédié au numérique. Placé sous la double tutelle des ministères de la recherche et de l'industrie, il porte, de longue date, une attention soutenue à sa mission en matière de souveraineté. Il repose sur un modèle organisationnel unique d'une extrême fécondité dans le champ du numérique.

L'unité de base n'en est autre que l'équipe-projet. Cette structure de petite taille, groupant quinze à vingt personnes, se concentre sur un projet de recherche et d'innovation, explicité par une feuille de route, pendant une période de quatre ans, à l'issue de laquelle ses travaux sont évalués. Son agilité permet à l'équipe-projet d'avancer sur un sujet précis en produisant des résultats. Elle se prête en outre aux partenariats aussi bien académiques qu'industriels. L'Inria compte 220 de ces équipes-projets, dont 90 % communes aux grandes universités de recherche françaises. Elles emploient près de 3 500 chercheurs, enseignants-chercheurs, ingénieurs, doctorants et post-doctorants, répartis sur neuf centres de recherche dans tout le territoire.

En plus de ces équipes-projets, l'INRIA porte des dispositifs destinés :

– à exercer un impact, notamment économique, sur l'ensemble de la recherche publique, dont nos partenaires ;

– à la production de contenu en ligne massif de type massive online open course (MOOC) au travers de l'Inria Learning Lab ;

– au développement de plateformes technologiques (InriaSoft) ;

– à la formation continue au logiciel à destination du tissu industriel avec Inria Academy ;

– et, enfin, à l'accompagnement à la création de start-up technologiques par le biais d'Inria Startup Studio.

L'actualité de l'Inria est marquée par deux dynamiques cohérentes.

La première n'est autre que la signature, le 18 février 2020, par Mme Frédérique Vidal, ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, et M. Cédric O, secrétaire d'État en charge du numérique, d'un nouveau plan stratégique de l'Inria, sous la forme d'un contrat d'objectifs et de performance couvrant la période de 2019 à 2023.

L'Inria y est présenté comme le bras armé de l'État pour construire, par la recherche, la souveraineté numérique de la nation, comme l'indique le préambule : « l'ambition stratégique de l'Inria est d'accélérer la construction d'un leadership scientifique, technologique et industriel, dans et par le numérique, de la France engagée dans la dynamique européenne. L'Inria doit ainsi assumer qu'il est un outil de la souveraineté et de l'autonomie stratégique numérique de la nation. ». Ce positionnement n'est pas anodin dans le contexte académique aussi bien national qu'international. Quatre axes structurent ce plan stratégique :

– La cristallisation de moyens, en fonction de choix scientifiques, sur des thèmes stratégiques à la composante technologique pleinement assumée : la cybersécurité, une Intelligence artificielle de confiance au bénéfice de notre industrie et l'informatique quantique. À ces thèmes d'actualité dans le plan de relance, s'en ajoutent d'autres, d'application du numérique à la santé et aux objectifs de développement durable. Ceci pose d'ailleurs le problème de la frugalité du numérique et de son empreinte énergétique sur l'environnement ;

– L'Inria doit accorder la priorité à son impact économique sur le tissu industriel français au travers de ses partenariats bilatéraux, de ses équipes-projets communes avec des industriels français, de la formation continue par le transfert de compétences et, enfin, de son ambition entrepreneuriale renouvelée. L'Inria compte en effet accompagner 100 projets de start-up de logiciels par an à partir de 2023 ;

– L'appui aux politiques publiques passe par le développement d'infrastructures logicielles critiques grâce à des unités conjointes avec des départements ministériels en pleine transformation numérique. Un bon exemple en est le projet pilote Regalia, en appui de la direction générale des entreprises, en vue de la régulation des plateformes numériques. L'Inria assume en outre un rôle d'assistance à maîtrise d'ouvrage auprès de l'administration et notamment auprès de la direction générale de la santé dans sa gestion numérique de la crise à travers le projet TousAntiCovid, piloté par un consortium public/privé inédit. Les opérations menées par le LabIA conjointement avec la direction interministérielle du numérique ont apporté une expertise scientifique et technologique à des projets portés par des départements ministériels et tournant autour de l'Intelligence artificielle. La mission Inria Défense incarne notre volonté de nouer un partenariat ambitieux répondant aux besoins numériques, et plus largement scientifiques et technologiques liés au numérique, du ministère des armées, en accord avec l'Agence de l'innovation de défense et la toute nouvelle Agence du numérique de défense. Ces exemples montrent qu'il n'existe pas de recette unique en matière de numérique pour soutenir les politiques publiques et qu'on ne saurait se passer d'une pluralité d'approches largement expérimentales ;

– L'axe territorial, d'une importance considérable, place l'Inria au service du développement des grandes universités de recherche sur chacun des sites d'implantation de l'institut. Avant l'été, nos centres de recherche deviendront des centres Inria des universités qui les hébergent, ce qui souligne l'intense participation de notre organisme national de recherche à la dynamique universitaire, en matière, notamment, de formation. Celle-ci constitue l'une des clés de construction de la souveraineté technologique.

La seconde dynamique à se manifester dans l'actualité de l'Inria est bien sûr liée à la forte implication de notre institut dans le plan de relance. L'Inria pilote la partie recherche de la stratégie nationale sur l'Intelligence artificielle, tout en s'engageant pleinement dans les stratégies nationales d'accélération où le numérique joue un rôle clé. À ce titre, l'Inria copilote avec d'autres acteurs, comme le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) ou le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), les programmes prioritaires de recherche associés aux stratégies nationales d'accélération en matière de cybersécurité ou encore d'informatique quantique. L'Inria copilote également avec le CNRS et l'université d'Aix-Marseille un programme prioritaire de recherche dédié à la transformation numérique de l'enseignement. L'implication structurante de l'Inria dans les réflexions au long cours sur les stratégies d'accélération (et les programmes de recherche associés en cours d'élaboration) en matière de santé numérique, de cloud et de mobilité intelligente est parfaitement cohérente avec les perspectives stratégiques ouvertes par notre nouveau contrat d'objectifs et de performance.

En somme, notre actualité entre tout à fait en résonance avec les questions qui agitent la mission parlementaire sur la souveraineté technologique et numérique.

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Revenons justement sur ce terme de souveraineté numérique (française ou européenne). Quelle définition en proposez-vous ?

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Bruno Sportisse, président-directeur général de l'Inria

Vous avez évoqué la notion d'autonomie stratégique, d'ailleurs inscrite en tête de notre contrat d'objectifs et de performance. J'assimile pour ma part la souveraineté numérique à la capacité de maîtriser le cadre de développement de la société numérique, les valeurs qui la fondent et les normes technologiques qui la régissent. Je l'illustrerai par quelques exemples, sachant qu'une telle capacité s'étend à tous les domaines.

Dans la sphère privée, où le numérique apparaît fortement lié à la question des données personnelles, la souveraineté numérique implique de savoir qui maîtrise ces données. Elle revient à les encadrer au niveau juridique et législatif. Je songe au Règlement général sur la protection des données (RGPD). L'existence d'un tel cadre, en tant que telle, ne suffit pas. Encore faut-il s'assurer de son application, ce qui ne va pas sans implications technologiques. C'est le sens de notre partenariat avec la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL).

Il en est de même dans la sphère de l'éducation, où l'enjeu consiste à déterminer qui accédera aux contenus et aux plateformes. En matière de santé où le numérique joue un rôle croissant dans l'aide à la décision et au diagnostic, la souveraineté implique de décider qui définit les algorithmes utilisés et à partir de quand ces algorithmes d'aide au médecin se substituent à lui dans une partie de son métier. Il s'agit là d'une question éminemment politique, qu'il conviendra de trancher à l'issue d'un débat. Il est en tout cas impératif de maîtriser les technologies en jeu pour apporter une réponse adéquate. Il faut en outre impliquer des acteurs industriels français et européens si l'on ne veut pas se contenter de postures incantatoires. La remarque s'applique à l'ensemble des politiques publiques où le numérique joue un rôle clé en lien avec des données ou l'aide à la décision. Quels sont les outils mobilisés ? Selon quels algorithmes les politiques publiques s'orientent-elles dans telle direction plutôt que telle autre ?

La souveraineté numérique nécessite, selon moi, d'agir dans deux directions.

La première, de laquelle dépend tout le reste, vise à s'assurer un vivier de talents et de compétences. La transformation numérique ne se réussira pas autrement. Du fait que le numérique évolue en permanence, il est nécessaire de se former à ces changements tout au long de la vie. Si j'aborde en premier lieu l'enjeu de la formation initiale et continue, c'est parce qu'il constitue d'après moi la clé de voûte de toute politique à mener dans ce domaine.

Il faut s'attaquer au problème par la base en attirant plus de jeunes vers les filières scientifiques et technologiques, puis en poussant une part significative d'entre eux vers le numérique. Il faut ensuite mettre à profit leur expertise de haut niveau, sanctionnée par des diplômes de master et au-delà, pour construire les prochaines révolutions numériques en évitant la captation des compétences par les Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM) et les Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi (BATX). Sans combattants, nous ne mènerons pas la bataille pour la souveraineté numérique.

Nous devons en second lieu diriger notre action sur les infrastructures critiques, dont un certain nombre sont bien connues. On met généralement en avant les moyens de calculs en tant qu'exemple d'infrastructure numérique clé, ce à quoi je souscris entièrement. S'y ajoutent, de mon point de vue, les infrastructures logicielles, moins palpables et moins aisément visualisables que celles que nous avons l'habitude de considérer comme critiques (routes, télescopes, etc.). Concrètement, il s'agit de systèmes d'exploitation, c'est-à-dire de ce qui rend intelligents les terminaux et les smartphones. Nous avons largement abandonné ce terrain au fil du temps, si bien que quelques acteurs dominants du numérique, tels que Google ou Apple, contrôlent aujourd'hui en grande partie les terminaux et leurs fonctionnalités, à travers Android et iOS. Il faudra absolument réinvestir dans ce domaine.

Les boîtes à outils permettant d'œuvrer dans le domaine de l'Intelligence artificielle fournissent un autre exemple d'infrastructure critique. Pour manipuler des données ou utiliser des algorithmes qui leur apportent de la valeur, il faut des plateformes logicielles. Quelques-unes sont disponibles en open source au niveau mondial. Autour d'elles se constituent des écosystèmes de développeurs de logiciels, de formations et d'entreprises créatrices de valeur.

Bien que ces boîtes à outils soient en open source, celui qui les maîtrise maîtrisera du même coup l'écosystème entier, qu'il pourra orienter dans telle direction plutôt que telle autre, en ayant accès au vivier de compétences. PyTorch fait partie de tels écosystèmes. Facebook y assume un rôle clé. TensorFlow en est un autre et, là, c'est Google qui y joue un rôle majeur. La France a la chance de disposer d'une telle boîte à outils avec Scikit-learn, développée par l'Inria. Il apparaît capital de continuer à soutenir son développement pour rester dans la course. Sinon, demain, ces écosystèmes de compétences en entreprise et de nouvelles perspectives technologiques offertes par l'Intelligence artificielle, passeront entièrement sous le contrôle d'autres acteurs.

Je donnerai un autre exemple d'infrastructure logicielle critique : le futur du web, qui repose sur des technologies logicielles que l'on désigne en général par le vocable de standards ouverts du web. Ces technologies, déterminantes du point de vue de l'interopérabilité, assurent la capacité de naviguer sur la toile. Un certain nombre de standards fixe ainsi un niveau minimal de sécurité des transactions en ligne.

C'est l'organisme de standardisation W3C Europe (World Wide Web Consortium) créé voici une trentaine d'années, et dont je suis moi-même le président, qui les définit en s'appuyant sur trois piliers technologiques : un au Japon, un aux États-Unis bâti autour du Massachusetts Institute of Technology (MIT), et un en Europe qui regroupe des acteurs de la recherche autour de l'Inria.

L'un des enjeux qui se posent actuellement consiste à garantir dans la durée qu'un consortium chargé d'imprimer une direction à l'avenir du web, et donc de décider des valeurs qui le sous-tendront, demeurera dans un cadre multilatéral ouvert, sans passer sous le contrôle d'une poignée d'entreprises. W3C est appelé à déterminer le niveau d'interopérabilité du web et à y imposer des normes en matière de sécurité ou de respect de la vie privée.

De la capacité à mener une politique d'infrastructures logicielles critiques dépend tout le reste. C'est elle qui drainera en effet les talents et les entreprises. Le numérique et sa valeur se construisent autour du logiciel. Pour citer l'un des grands investisseurs de la Silicon Valley, Marc Andreessen : « le logiciel dévore le monde ».

En résumé, celui qui maîtrise les infrastructures logicielles critiques maîtrise l'ensemble de la chaîne de valeur. Le problème vient ici en partie de ce qu'en Europe, l'importance du logiciel n'a, historiquement, pas toujours été clairement perçue.

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Plusieurs de nos auditions ont porté sur les données de santé. Vous avez vous-même évoqué les algorithmes utilisés dans le domaine de la santé. Faudrait-il nous doter d'un système de validation de tels algorithmes, sur le modèle de ce qui existe déjà pour les médicaments ? Est-il nécessaire de s'en préoccuper dès aujourd'hui ? A-t-on besoin d'une loi pour encadrer ces algorithmes de santé ?

Ces questions valent pour la santé, mais elles pourraient très bien s'appliquer, à terme, à l'Intelligence artificielle. J'ai conscience que ma question porte sur un point très précis mais je profite de nos récentes auditions sur ce thème pour vous la soumettre, puisque vous l'avez mentionné.

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Bruno Sportisse, président-directeur général de l'Inria

Votre question dépasse à mon sens le cadre strict de la santé. Elle revient à s'interroger sur ce que recouvre la notion d'IA de confiance : des algorithmes certifiés, prouvés, validés, s'insérant dans des chaînes de traitement de la donnée. Il faut garder en tête le continuum entre les données disponibles et les algorithmes qui évoluent, justement, en fonction de ces données disponibles et apprennent grâce à elles. C'est l'ensemble de cette chaîne de traitement continue, où l'on assiste à des allers-retours, des échanges et des adaptations entre algorithmes et données, qu'il convient de certifier.

La notion d'IA de confiance s'étend à tout un outillage et à la possibilité de s'appuyer sur des tiers de confiance pour garantir les résultats. Elle englobe aussi des normes et un cadre mis en place par le législateur. Ceci dit, il faut prendre garde, vu la plasticité du numérique et sa rapide évolution, à ne pas lui imposer de règles trop rigides au risque d'empêcher la naissance de l'innovation. C'est là toute la difficulté que pose le numérique : il faut à la fois l'encadrer par souci de transparence, sans pour autant étouffer l'innovation, puisque c'est sur elle qu'il repose, autant que sur la confiance.

Ma réponse s'est éloignée du cadre strict de la santé, dans la mesure où votre question allait elle-même bien au-delà.

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Pour en revenir aux talents et aux compétences, où doit commencer notre effort ? Les initiatives prises à l'école, au collège, au lycée vous paraissent-elles suffisantes ? Où s'enracine le problème ? Comment amorcer un cercle vertueux qui nous permettrait de disposer des talents et des compétences nécessaires ? Vous paraît-il urgent d'intervenir dès maintenant dans certains domaines ? Quelles actions faudrait-il selon vous mettre en place à moyen et à long terme ?

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Bruno Sportisse, président-directeur général de l'Inria

La question porte sur le flux de compétences qui alimentera l'enseignement supérieur, organisé sous la forme d'une pyramide, dont le sommet correspond aux diplômes les plus élevés.

Elle se pose dans un premier temps pour la base de cette pyramide, qui correspond à ce que les Anglo-saxons appellent Science, technology, engineering, and mathematics (STEM) et que nous désignons par le vocable de « sciences dures ». Tout part du nombre de jeunes de l'enseignement secondaire intéressés par les sciences et technologies, où le numérique fait figure de thématique interdisciplinaire liée à nombre d'autres domaines. C'est la désaffection durable des jeunes pour les sciences et technologies qui doit nous interpeller.

L'Inria s'est engagé voici un an et demi auprès du ministère de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports, par un protocole d'accord que j'ai moi-même signé, dans un programme intitulé « Un scientifique - une classe : chiche ! ». L'Inria le pilote avec d'autres partenaires (universités et acteurs de la recherche). Son objectif est que, d'ici trois ou quatre ans, l'ensemble d'une classe d'âge parvenue en seconde ait eu l'occasion d'échanger avec un ou une scientifique (éventuellement ingénieur) du numérique afin de donner le goût des sciences et technologies par le biais, et dans l'intérêt du numérique.

Le programme vise notamment les jeunes filles. Des statistiques montrent qu'elles pratiquent une forme d'autocensure ou, du moins, témoignent d'une désaffection plus marquée pour ces disciplines scientifiques.

On pourrait penser a priori que l'Inria s'éloigne avec ce programme de sa zone de légitimité. Je ne le crois pas, puisque la priorité doit aller à l'élargissement de la base de cette pyramide de compétences. Ce programme est le premier du genre mis en place depuis ma prise de fonction. Nous avons identifié son objectif de sensibilisation en milieu scolaire comme une préoccupation fondamentale, dont découlera le reste.

Il reste des actions à mener à d'autres niveaux de la pyramide, par exemple, celui des masters dans les domaines touchant aux mathématiques appliquées et à l'informatique. Les entreprises engagées dans la transformation numérique ont, bien entendu, un énorme besoin de talents. Prenons pour hypothèse que, la base de la pyramide une fois élargie, les jeunes poursuivront, en plus grand nombre, un master. Si on ne peut pas garantir qu'une partie de ces diplômés s'engageront dans des travaux de recherche parce que les entreprises, ne pouvant se passer d'eux pour mener à bien leur transformation numérique, les attireront tous à elles, alors nous ne parviendrons jamais à préparer les prochaines révolutions du numérique.

Ce segment du marché du travail connaît une très forte tension. Je ne dis surtout pas qu'il faudrait dissuader des jeunes de rejoindre le monde de l'entreprise. J'ai moi-même été directeur général délégué d'une entreprise de taille intermédiaire du secteur médical en pleine transformation numérique. L'arrivée de talents dans le tissu industriel français relève d'une nécessité vitale. Voilà d'ailleurs pourquoi il faut que tant d'étudiants intègrent des masters. Seulement, si certains d'entre eux ne poursuivent pas une carrière dans la recherche, nous ne serons jamais prêts pour les prochaines évolutions du numérique, qui se renouvelle en permanence.

Si, à un niveau supérieur encore de la pyramide, tous les chercheurs sont happés par les grands acteurs internationaux des nouvelles technologies disposant d'une force de frappe académique comparable, si ce n'est supérieure, à celle de nombreux pays et du secteur public de la recherche, nous ne pourrons pas, là non plus, rester dans la course. Il faut prendre d'autres mesures encore pour que le monde de la recherche continue d'attirer durablement à lui des talents.

Voilà pourquoi je recours à l'image de la pyramide : si la base n'en est pas assez large, des difficultés s'ensuivront à tous les niveaux. Voilà pourquoi aussi il faut mener des politiques dans la durée. Gravir tous les échelons de cette pyramide prend une dizaine d'années. Il s'agit en somme de mener un combat sur le long terme impliquant quantité de parties prenantes : l'enseignement secondaire et supérieur mais aussi les entreprises nationales convaincues de l'importance de disposer d'un vivier de talents et d'être accompagnées par des forces académiques. Des alignements collectifs seront nécessaires.

Venons-en maintenant à la formation continue. Beaucoup d'entreprises du secteur des nouvelles technologies sont déjà parfaitement capables de sélectionner des personnes dotées d'un bagage scientifique (pas nécessairement numérique) pour les former à l'ingénierie du numérique. Nous devons de notre côté mettre en place des programmes similaires, sans parler de la formation continue de ceux qui travaillent déjà dans le numérique, un domaine en constante et rapide évolution, où il faut donc s'adapter en permanence. On le voit : la formation continue apparaît comme un domaine clé.

Ces enjeux de formation sont inscrits dans notre contrat d'objectifs et de performance. L'Inria s'intègre complètement aux dynamiques des universités qui, outre leur rôle de premier plan en matière de recherche, ont une totale légitimité à intervenir dans ces domaines. Les standards internationaux constituent en effet un lien entre recherche et formation de ce point de vue.

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J'entends bien qu'alimenter la base de la pyramide prendra du temps. Pour autant, voyez-vous, dans l'immédiat, des lacunes à combler parmi les compétences et les talents sur lesquels nous devons nous appuyer ? La mise en place de la politique que vous appelez de vos vœux prendra entre une dizaine et une quinzaine d'années. Repérez-vous dès aujourd'hui des compétences qui nous manqueraient et justifieraient que l'on organise des formations accélérées au cours des deux ou trois années à venir, voire que l'on fasse venir en France des talents à même de nous aider à franchir un cap difficile ?

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Bruno Sportisse, président-directeur général de l'Inria

Je ne pense pas qu'il nous manque des compétences spécifiques dans tel ou tel domaine. Nous devons mener une politique d'attractivité du territoire. Nous y œuvrons notamment dans la première version du plan Intelligence artificielle, au travers d'une action portée par l'Inria et qui s'intitule « Choose France ». Elle consiste en pratique, et nous l'assumons, à cibler les talents que nous attirons en France.

Il ne me semble pas pertinent de chiffrer précisément des besoins en cybersécurité, en Intelligence artificielle, en cloud ou encore en robotique, car le numérique touche à de multiples domaines. On note parfois une tendance à le segmenter alors qu'il s'intègre à d'autres champs de compétences. Les grands acteurs des nouvelles technologies américaines ont, eux, bien en tête les implications, en termes de commerce et d'affaires, des dynamiques scientifiques et technologiques du numérique. Je n'ai donc pas envie de cibler telle ou telle sous-partie du numérique, de telles découpes m'apparaissant le plus souvent artificielles.

En résumé, il convient de mener dès aujourd'hui, ce que nous faisons d'ailleurs, des actions inscrites dans une dynamique internationale en vue de l'implantation en France de talents et de compétences. Des actions de formation continue, souvent perçue comme le parent pauvre de l'enseignement en France, sont également en cours. J'ai déjà évoqué l'initiative de l'Inria en la matière. Il faut savoir inventer, avec des entreprises, des actions pour que des compétences scientifiques puissent évoluer vers des compétences numériques. Je suis extrêmement impressionné par les programmes mis en place dans cet esprit par certains grands éditeurs de logiciels, qui transforment des physiciens, des chimistes ou encore des mécaniciens désireux de changer de branche en développeurs et en ingénieurs du numérique.

Il me paraît par ailleurs important de ne pas s'en tenir à l'idée d'un mur à construire. C'est à mes yeux le flux qui compte. J'ai conscience que tout le monde ne partage pas ma position, mais je ne m'inquiète pas particulièrement d'une fuite des cerveaux, de la recherche publique, vers d'autres acteurs. Il me semble surtout crucial de veiller au maintien constant d'un flux entrant. Il est normal qu'il existe en contrepartie un flux sortant et aussi un flux de mobilité au bénéfice d'un tissu industriel, que j'espère en premier lieu français puis européen. Ce n'est pas en élevant des cloisons que nous résoudrons le problème mais en augmentant les flux, qui devront atteindre un équilibre entre les entreprises et la recherche publique. Les positions que celles-ci partagent apparaissent, dans ce contexte, déterminantes. Plusieurs dispositions récentes, telles que la loi relative à la croissance et à la transformation des entreprises (loi PACTE), facilitent heureusement leur entente.

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Au sujet de la formation continue, vous avez rappelé que des éditeurs de logiciels sélectionnent des scientifiques aux profils divers pour en faire des développeurs. Vaut-il mieux les laisser agir indépendamment les uns des autres ou vous paraît-il préférable de structurer leurs initiatives ?

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Bruno Sportisse, président-directeur général de l'Inria

Il faut selon moi structurer la filière. Des programmes comme ceux que vous évoquez me semblent une bonne chose. Il ne m'en paraît pas moins bon de les organiser plus systématiquement.

Le sens de ma remarque était que, puisque de grands éditeurs de logiciels parviennent à mener à bien des actions de formation continue, alors il doit être possible de généraliser leurs efforts.

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La population dispose-t-elle aujourd'hui, selon vous, d'un niveau de connaissances suffisant sur le numérique ? Le terme de fracture numérique a d'abord une acception territoriale, mais n'observe-t-on pas aussi une fracture au niveau des usages et de la compréhension du numérique ?

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Bruno Sportisse, président-directeur général de l'Inria

Je suis entièrement d'accord avec vous. Une politique de souveraineté repose à mon avis sur une dynamique d'innovation, qui repose elle-même sur des viviers de compétences et sur la capacité à comprendre ce que sont les infrastructures technologiques critiques. Il faut aussi s'appuyer sur un consensus politique et citoyen à ce sujet.

C'est en tout cas ce qu'a montré l'année qui vient de s'écouler dans le contexte très particulier de la crise sanitaire. J'ai déjà eu l'occasion de m'exprimer, lors d'auditions devant le Parlement, sur les outils numériques mis en place à cette occasion. Je songe au projet TousAntiCovid que l'Inria a eu l'honneur de piloter auprès de la direction générale de la santé. Il a été mis en œuvre dans un contexte de souveraineté de la politique sanitaire. Il faut être capable de déterminer dans quelles conditions on déploie un tel outil et selon quels paramètres, en s'appuyant sur l'expérience tirée de la gestion de la crise par la France. L'adoption de ces outils par la population s'avère évidemment décisive. On ne peut construire de la souveraineté technologique que sur la base d'un consensus politique et citoyen, c'est-à-dire, qu'à condition que les enjeux du numérique soient bien perçus.

Il faut comprendre ce qu'est le web et ce qui se joue derrière, qui le contrôle et ce qui se passe dans un smartphone. Il faut aussi mesurer l'enjeu du respect de la vie privée et ce qui se cache derrière les mots pompeux de gouvernance algorithmique. Le numérique est présent dans de multiples domaines de la vie quotidienne. Nous avons parlé du rôle des algorithmes dans la santé. Il est capital de savoir qui les détermine. En somme, il faut communiquer sur les enjeux du numérique et les arracher à la sphère de ceux qui détiennent le savoir, à la sphère technologique. Le numérique s'immisce aujourd'hui dans les moindres aspects de notre vie. Qu'est-ce qui se joue à travers le choix d'un outil de visioconférence ? Qu'est-ce qu'implique le recours à Zoom ? Le partage des enjeux du numérique, qui fait désormais partie du quotidien des entreprises et intervient jusque dans les politiques publiques, doit déboucher sur leur compréhension pour que la notion de souveraineté numérique ne s'apparente pas à un bombage de torse ou un concept creux. Elle recouvre en réalité des éléments très concrets.

C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, au titre de mes fonctions à l'Inria, suite à un retour d'expérience sur le projet TousAntiCovid, j'ai pris la décision de faire de l'année 2021 celle du dialogue entre les sciences et technologies, et la société, autour du numérique. Je n'aime pas ce terme de dialogue, car les sciences et technologies ne se situent pas hors de, mais bien dans la société. Ceci dit, je n'en dispose pas de meilleur. Voilà en tout cas l'autre pilier de la construction d'une souveraineté technologique, en plus d'une politique d'innovation menée en cohérence avec des acteurs industriels et l'État.

Il reviendra ensuite à la société d'opérer des arbitrages, selon l'importance qu'elle attachera à l'autonomie stratégique et aux enjeux associés. Quoi qu'il en soit, le partage des enjeux du numérique et la compréhension de ce qu'il signifie ne me semblent pas complètement étrangers à la question de la sensibilisation en milieu scolaire évoquée tout à l'heure. Il faut sortir ces problématiques d'un cercle de spécialistes et des milieux d'affaires et dissiper les écrans de fumée dont les entourent certains acteurs du numérique.

La société m'y paraît aujourd'hui préparée. Voici dix ans, dans d'autres fonctions, j'ai été frappé par l'idée fort répandue, jusque dans les états-majors, que le numérique se résumait à une affaire de tuyaux. Le milieu entrepreneurial n'était pas forcément conscient alors qu'avec le numérique se jouaient la maîtrise de la chaîne de valeur, les modèles économiques des entreprises, la relation au client, les cycles d'innovation et de conception des produits et des services, et jusqu'aux politiques en matière de ressources humaines. Voici dix ans, soulever la question du numérique renvoyait encore à une simple consultation avec la direction des services informatiques.

Nous sommes évidemment sortis de cette situation. Il faut étendre une telle évolution au reste de la société, faute de quoi nous ne parviendrons jamais à un consensus sur le sens à donner à la notion de souveraineté numérique. Ce terme pour l'heure encore assez vague n'est pas exempt de connotations péjoratives, à en juger par les dernières tentatives de l'affirmer, pas vraiment couronnées de succès.

Il me paraît fondamental de lui donner une signification, dans la vie quotidienne, qui permette d'en mesurer les enjeux.

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La France a fait avec TousAntiCovid (à l'origine StopCovid) un choix singulier, la distinguant de certains de ses voisins européens. Existe-t-il des divergences en Europe, aussi bien dans la définition de la souveraineté que dans une forme de soumission (ou de refus de soumission) ou encore dans le développement de solutions ? La France a choisi de se passer des briques iOS et Android, contrairement à d'autres pays. Un tel choix vous semble-t-il révélateur et, si oui, de quoi ? Faut-il en déduire que nous peinerons en Europe à nous accorder sur une vision commune de ce type de sujets ?

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Bruno Sportisse, président-directeur général de l'Inria

La problématique de la souveraineté touche à la volonté politique et la capacité aussi bien de parvenir à un consensus citoyen et politique sur l'ensemble des enjeux que de se donner les moyens de ses ambitions. TousAntiCovid l'illustre parfaitement. Des acteurs industriels et des instituts de recherche s'y sont impliqués ensemble. Ils disposaient des moyens de réaliser leurs ambitions. Celles-ci étaient certes limitées car, dans le cas contraire, nous ne débattrions pas de souveraineté numérique. Cela étant, sans recherche, notamment sur les protocoles ayant permis la création de StopCovid, aucune application mobile n'aurait vu le jour.

La souveraineté numérique suppose donc d'avoir investi dans une politique de recherche et d'innovation. Je répondrai donc à votre question en vous confiant mon sentiment qu'une telle ambition existe bel et bien au niveau européen.

En vertu d'un hasard du calendrier, ce matin a été officiellement lancé le Conseil européen de l'innovation (European Innovation Council, EIC), qui existait en réalité depuis déjà deux ans à l'état de prototype. J'ai l'honneur de siéger à son conseil consultatif et il se trouve que j'ai pris part à sa conception, voici deux ans et demi, dans une mission que m'avaient confiée les ministres Frédérique Vidal, Bruno Le Maire, Mounir Mahjoubi et Florence Parly, à la suite du discours du Président de la République, dit de la Sorbonne, où il appelait de ses vœux la création d'une agence européenne de l'innovation.

Ce Conseil européen de l'innovation assume parfaitement son positionnement d'outil de la souveraineté technologique européenne, selon une ambition d'ailleurs rappelée par les commissaires ou la présidente de la Commission européenne. Le Président de la République, dans son allocution, ce matin, a lui aussi parlé de souveraineté technologique au travers de la planification technologique.

La volonté d'une souveraineté numérique existe selon moi. Seulement, elle doit s'incarner dans des projets concrets. Une période de crise sanitaire ne fournit pas le contexte le plus favorable pour la traduire sereinement dans la réalité et dans la durée. Ceci passera par des actions très concrètes. Nous avons évoqué le plan de relance et l'informatique quantique. Qu'adviendrait-il, en termes de cybersécurité, au cas où un ordinateur quantique verrait le jour ? Il n'est pas envisageable que la France ou l'Europe quittent la course engagée pour garder la maîtrise d'outils de cybersécurité. Il faut s'attaquer à un tel enjeu au niveau français, en coordination avec des partenaires européens.

J'ai évoqué un peu plus tôt les infrastructures logicielles de l'IA. Elles aussi doivent figurer sur des feuilles de route technologiques conçues avec des partenaires européens. Le lancement d'un Conseil européen de l'innovation apporte déjà, en soi, un élément de réponse. En assumant sans ambiguïté l'importance des technologies et des feuilles de route technologiques, il prouve notre capacité à avancer sur de vrais projets.

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Vous ne souhaitez peut-être pas répondre à ma question, mais, selon vous, pourquoi la France n'a-t-elle pas réussi à entraîner avec elle dans les projets StopCovid ou TousAntiCovid au moins quelques-uns des pays qui l'entourent ? Cet échec s'explique-t-il par l'urgence générée par la crise sanitaire ? Le temps nous aurait-il manqué de soulever toutes les questions voulues et de bâtir ensemble un projet convaincant ? Ou, au contraire, une volonté existait-elle, chez les Allemands notamment, d'opter pour des solutions différentes ?

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Bruno Sportisse, président-directeur général de l'Inria

Je rappellerai d'abord que StopCovid et TousAntiCovid reposent sur des technologies franco-allemandes issues d'un important projet mené au titre d'un programme européen, monté en quelques jours, avec l'ensemble des acteurs européens, autour d'une collaboration de l'Inria avec l'institut Fraunhofer-Gesellschaft. Les protocoles qui en ont résulté sont donc issus de travaux de scientifiques français et allemands.

Par la suite, plusieurs gouvernements souverains ont résolu de privilégier d'autres solutions. Une multiplicité de facteurs sont entrés en jeu. Le contexte d'une crise sanitaire, contraignant à prendre, en l'espace de quelques jours ou semaines, des décisions de poids, ne prédisposait pas à un tel exercice. Par ailleurs, il ne m'appartient pas de commenter les décisions prises par chaque pays. Il me paraît plus intéressant de poser la question à froid, ce pourquoi j'ai rebondi sur le terme de planification technologique employé par le Président de la République dans son discours en honneur du lancement de l' EIC.

Il faut que de grandes feuilles de route technologiques prennent en compte les enjeux que nous devrons affronter au cours des années qui viennent. Celui de l'informatique quantique prendra sa pleine mesure d'ici cinq à dix ans. Quand on parle d'IA de confiance sans se contenter d'effets d'annonce un peu creux, il faut bien songer que se tiennent derrière des socles technologiques et des chaînes de traitement des données couplées à des algorithmes maîtrisés de bout en bout. Des normes et des standards devront encadrer ces technologies. N'oublions pas non plus que les systèmes de détection en cybersécurité, dont nous devrons nous équiper avec nos partenaires, reposent sur des infrastructures logicielles.

La nécessité d'établir des feuilles de route communes sur ces sujets a, selon moi, bien été perçue. Des partenariats se mettront en place, car la volonté d'y parvenir est présente. Les acteurs à mobiliser sont déjà là. Il est enfin admis que parler de souveraineté technologique et de technologie, et des modes d'intervention requis pour la garantir ne revient pas qu'à se gorger de grands mots.

Envoyer une fusée sur la lune ou construire une bombe nucléaire résulte de démarches que nos pays ont été capables de mener à bien lors des cinquante dernières années, et qui se prêtent parfaitement à la planification telle qu'on se la représente d'ordinaire. Le numérique n'obéit pas aux mêmes dynamiques. La planification technologique du numérique s'inscrit dans des logiques d'écosystème où les démarches spontanées, entrepreneuriales et les écosystèmes ouverts jouent un rôle clé.

Il n'en convient pas moins de l'organiser, même si on ne recourra pas pour cela aux mêmes outils que pour envoyer une navette dans l'espace ou mettre au point un dispositif d'armement. Il est d'autant plus impératif d'ordonner la planification technologique qu'elle mobilise une pléthore d'acteurs (de la recherche, de la formation, des start-up, des entreprises, sans compter les usagers) mal coordonnés.

Les feuilles de route bilatérales et multilatérales relatives à des objets technologiques clairement identifiés prennent dès lors une extrême importance. Vous avez évoqué tout à l'heure la stratégie européenne en matière d'Intelligence artificielle. Nous avons fait le choix à l'Inria d'un partenariat stratégique avec un acteur allemand, le DFKI ( Deutsches Forschungszentrum für Künstliche Intelligenz GmbH - Centre de recherche allemand sur l'Intelligence artificielle). Nous recourons dans ce cadre à tous les types d'action à notre portée en vue du développement de ces feuilles de route conjointes. Il faut à mon avis aller jusqu'à s'accorder sur une feuille de route technologique autour des infrastructures logicielles critiques que j'ai évoquées plus tôt.

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On nous informe, ces derniers temps, d'un nombre accru de cyberattaques et surtout de leur niveau technologique de plus en plus avancé. A-t-on suffisamment pris en compte, dans l'espace économique français et européen, la menace qu'elles représentent ? Vous semble-t-il que les entreprises ont intégré ces possibilités de cyberattaques à leur plan de risque, de manière à investir en conséquence ? Ou estimez-vous qu'il reste encore des progrès à accomplir dans ce domaine ?

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Bruno Sportisse, président-directeur général de l'Inria

Je sortirais de ma zone de légitimité en émettant un avis définitif sur ce sujet. L'Inria est engagé dans un partenariat étroit avec l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI). La cybersécurité a été le premier des axes stratégiques de développement de l'institut identifié. Nous avons annoncé, M. Guillaume Poupard, le directeur général de l'ANSSI et moi-même, à l'occasion du dixième anniversaire de l'agence, le lancement d'équipes-projets conjointes, ce qui prouve l'intensité de notre collaboration.

Un plan cybersécurité, incarnant une stratégie d'accélération de la cybersécurité, a été annoncé voici quelques semaines. Il repose sur diverses actions portées par l'ANSSI, dont la constitution d'un campus cybersécurité, à l'issue de la mission de M. Michel Van Den Berghe, le dirigeant d'Orange Cyberdefense. Une perspective d'écosystème le sous-tend. Un plan de recherche est en cours d'élaboration. Son pilotage a été confié à l'Inria, au CEA et au CNRS. Il mobilise en tout cas beaucoup d'acteurs, ce qui prouve l'existence d'un mouvement en ce sens.

Quant à savoir si, au cours des cinq ou dix dernières années, la menace des cyberattaques a suffisamment été prise en compte, je ne suis pas habilité à en juger. Je constate en revanche une dynamique extrêmement forte, incluant aussi bien les acteurs de la recherche que les entreprises de toutes tailles, ce qui nous ramène à la question du vivier de compétences.

Il faut pouvoir compter sur des personnes formées à la cybersécurité pour diffuser les technologies et les savoir-faire associés dans toutes les organisations concernées.

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Comment voyez-vous le rôle d'innovation des GAFAM et leur volonté de promouvoir le développement des nouvelles technologies du numérique, aussi bien en interne que par le biais d'acquisitions ? Faut-il y voir une réelle menace ? Par quel moyen, si ce n'est contrôler ces GAFAM, en tout cas parvenir à un équilibre ?

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Bruno Sportisse, président-directeur général de l'Inria

Vous soulevez la question des écosystèmes. L'emporte dans le numérique, celui qui parvient à construire un écosystème alimenté par des flux : de compétences, comme je l'évoquais tout à l'heure, et de start-up, dans la mesure où une start-up constitue un excellent vecteur technique d'innovation.

Très souvent, un tel écosystème se structure autour d'infrastructures logicielles. Les GAFAM, qui maîtrisent parfaitement ces dynamiques, disposent de leurs propres écosystèmes et y piochent les outils, les talents et les start-up nécessaires au développement de nouveaux produits ou services à commercialiser.

Voilà ce que nous devons à notre tour maîtriser : les ingrédients, les mécanismes de l'innovation dans le numérique – d'où l'importance du renouvellement de nos pratiques dans la durée – et des politiques publiques en faveur de l'innovation. C'est d'ailleurs en vue de la construction d'un écosystème qu'a été lancée la French Tech ou encore qu'a été créé l' EIC, afin de partager le risque au niveau européen. Les stratégies d'accélération du plan de relance vont dans le même sens. Nous devons éviter toute solution de continuité et tout cloisonnement, si nous voulons disposer de véritables écosystèmes technologiques. Par ailleurs, il ne faudrait pas qu'ils soient rythmés par des appels à projets au financement public. Un écosystème doit suivre sa propre dynamique, sur laquelle s'accordent l'ensemble de ses acteurs.

On ne construit pas la souveraineté numérique à coups d'appels à projets, mais grâce à des écosystèmes opérationnels non cloisonnés. Les outils d'intervention de l'État revêtent une importance capitale. Bpifrance a de ce point de vue assumé un rôle majeur ces dernières années par le financement d'écosystèmes où les start-up jouent un rôle clé et dont les acteurs doivent comprendre la nécessité d'une proximité avec les acteurs de la recherche et les universités, de même que celle d'identifier les nouveaux concepts et les équipes dotées de fortes compétences autour de start-up.

Ceux qui ne comprendront pas cette mécanique éprouveront des difficultés à avancer dans le numérique.

Je trouve personnellement que les outils d'intervention français et européens ont très bien évolué dans la durée. Mon propos ne se veut pas lénifiant. Je souhaite seulement faire observer que la dynamique a bel et bien été enclenchée. Reste à voir comment les politiques initiées évolueront au fil du temps. C'est une question de constance. Nous n'en disposons pas moins de tous les ingrédients nécessaires.

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Ma question s'apparente à un constat. Depuis le discours de la Sorbonne, nous voyons qu'une dynamique s'est bel et bien amorcée, comme l'illustrent les annonces de ce matin à propos de l'Agence européenne de l'innovation.

J'aimerais que l'on revienne sur vos propos concernant les acteurs systémiques (GAFAM et BATX) et la possibilité, grâce à l'important fonds de l'agence européenne, de toucher plutôt les start-up ou scale-up à l'origine d'une technologie de rupture susceptible, par un effet d'entraînement, de changer la situation actuelle.

Quel regard portez-vous de ce point de vue sur la feuille de route française ? Nous assumerons la présidence de l'Union européenne au 1er janvier prochain. Est-il encore possible de franchir un palier, au-delà de l'agence, en vue d'une synergie entre souverainetés française et européenne ? Nous comptons en revendiquer notre part en proportion de ce que représentent nos écosystèmes. Comment voyez-vous cette volonté de financer en priorité les deep tech porteuses d'innovations de rupture, dans l'espoir, si ce n'est de combler notre retard, de trouver de nouveaux relais de croissance basés sur des modèles économiques nouveaux ? Estimez-vous la France capable d'incarner une doctrine relative aux enjeux de la souveraineté ?

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Bruno Sportisse, président-directeur général de l'Inria

Il existe une profonde cohérence entre tous ces éléments, d'où mon emploi du terme de planification technologique, utilisé ce matin par le président Emmanuel Macron. Les start-up sont des vecteurs. Ce qui compte, c'est la feuille de route globale qui porte sur quelques grandes technologies. Un travail colossal a été réalisé autour de DigitalEurope au niveau européen. Au niveau français, d'importants efforts ont été consentis au travers du plan de relance. Il en va de même dans d'autres pays. Il faudra bien sûr articuler un effort tel que notre plan de relance avec la feuille de route DigitalEurope et ses instruments comme l' EIC. Tout ceci se joue dès aujourd'hui.

Pour prendre l'exemple de l'Intellligence artificielle, nous avons avancé sur la version 1 de la stratégie nationale en la matière. Une version 2 est en cours d'élaboration. L'un des enjeux n'en est autre que la création de liens avec des partenaires européens. Il faut s'engager à suivre des feuilles de route technologiques conjointes, c'est-à-dire à livrer des résultats concrets dans un horizon de quelques années.

Il ne faut pas se contenter, je m'excuse de revenir encore là-dessus, de réagir à des appels à projets communautaires, mais pouvoir s'appuyer sur tout un écosystème.

Soucieux d'inscrire son action dans le long terme, l'Inria multiplie actuellement les partenariats avec d'autres organismes européens. Se contenter des interventions publiques comporte le risque de l'opportunisme. Les sommes débloquées pour le numérique sont colossales. Un décideur politique doit être en mesure de distinguer ce qui relève de stratégies opportunistes d'accès au financement (dont tous les chercheurs ont besoin), de l'engagement, selon des feuilles de route, d'acteurs coordonnés en faveur de la souveraineté.

Vous avez raison, M. le député, de soulever ce point : nous vivons une année difficile néanmoins intéressante à plus d'un titre. Elle apparaît comme une année charnière, à l'issue de laquelle la présidence de l'Union européenne reviendra à la France au premier semestre 2022, ce qui nous ouvre bien des perspectives. Il faudra d'autant mieux s'y préparer que le rôle moteur de la France dans le domaine numérique est bien connu.

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Vous parliez également de coopération et des implantations régionales de l'Inria. Pourrait-on, selon vous, imaginer, dans les thématiques que nous évoquons, des coopérations interrégionales, ou estimez-vous absurde de réfléchir à l'échelle de bassins géographiques, sachant que nous devons veiller à l'intégrité de nos territoires et ne pas nous contenter, pour cette raison, de quelques « silos » implantés en région parisienne ?

Comment envisager des coopérations de haut niveau qui ne soient pas uniquement politiques, c'est-à-dire qui ne suscitent pas seulement de l'intérêt pour l'innovation ou les ambitions que nous nous fixons en termes de souveraineté ? Peut-on envisager des collaborations réellement pertinentes en Europe en matière de recherche et d'innovation, permettant le maintien, sur l'ensemble des territoires, de ces enjeux technologiques ?

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Bruno Sportisse, président-directeur général de l'Inria

Les cadres de coopération possibles sont multiples. Des enjeux se mélangent, liés à la formation, à la mobilité des talents, aux programmes de recherche, sans parler des enjeux industriels relatifs aux plateformes technologiques. Même si tous sont liés, ils obéissent à des dynamiques subtilement différentes.

La dynamique qui porte l'informatique quantique peut-elle s'épanouir autrement que dans un cadre planifié ? Je ne crois pas trop à la pertinence de la notion de territoire par rapport à cette dynamique précise.

Cela étant, la notion de souveraineté numérique recouvre un tel nombre d'enjeux que les outils de coopération incluent de fait ceux que vous évoquez, dont certains sont d'ailleurs déjà en place. Ainsi, en matière de coopération transfrontalière, le centre Inria de Nancy a noué des partenariats avec d'autres acteurs de la recherche en Sarre, autour de la cybersécurité notamment.

Quoi qu'il en soit, il n'existe pas de recette unique concernant le numérique, où prévaut simplement un plan général supposant le recours à différents vecteurs d'action.

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Vous viendrait-il à l'esprit d'autres sujets que nous devrions aborder dans notre mission d'information ?

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Bruno Sportisse, président-directeur général de l'Inria

Il me semble que nous avons fait le tour des thématiques auxquelles touchaient vos questions. Je vous enverrai par écrit mes réponses à la partie de votre questionnaire que nous n'avons pas abordée, à propos du rôle de l'Inria et du numérique dans la réponse à la crise sanitaire, au-delà du projet TousAntiCovid. Nous avions mis en place des modes de fonctionnement intéressants en matière de souveraineté.

La séance est levée à 12 heures 50.

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur le thème « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Réunion du jeudi 18 mars 2021 à 11 heures 30

Présents. – Mme Danièle Hérin, MM. Philippe Latombe, Jean-Michel Mis.

Excusée. – Mme Frédérique Dumas.