La question porte sur le flux de compétences qui alimentera l'enseignement supérieur, organisé sous la forme d'une pyramide, dont le sommet correspond aux diplômes les plus élevés.
Elle se pose dans un premier temps pour la base de cette pyramide, qui correspond à ce que les Anglo-saxons appellent Science, technology, engineering, and mathematics (STEM) et que nous désignons par le vocable de « sciences dures ». Tout part du nombre de jeunes de l'enseignement secondaire intéressés par les sciences et technologies, où le numérique fait figure de thématique interdisciplinaire liée à nombre d'autres domaines. C'est la désaffection durable des jeunes pour les sciences et technologies qui doit nous interpeller.
L'Inria s'est engagé voici un an et demi auprès du ministère de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports, par un protocole d'accord que j'ai moi-même signé, dans un programme intitulé « Un scientifique - une classe : chiche ! ». L'Inria le pilote avec d'autres partenaires (universités et acteurs de la recherche). Son objectif est que, d'ici trois ou quatre ans, l'ensemble d'une classe d'âge parvenue en seconde ait eu l'occasion d'échanger avec un ou une scientifique (éventuellement ingénieur) du numérique afin de donner le goût des sciences et technologies par le biais, et dans l'intérêt du numérique.
Le programme vise notamment les jeunes filles. Des statistiques montrent qu'elles pratiquent une forme d'autocensure ou, du moins, témoignent d'une désaffection plus marquée pour ces disciplines scientifiques.
On pourrait penser a priori que l'Inria s'éloigne avec ce programme de sa zone de légitimité. Je ne le crois pas, puisque la priorité doit aller à l'élargissement de la base de cette pyramide de compétences. Ce programme est le premier du genre mis en place depuis ma prise de fonction. Nous avons identifié son objectif de sensibilisation en milieu scolaire comme une préoccupation fondamentale, dont découlera le reste.
Il reste des actions à mener à d'autres niveaux de la pyramide, par exemple, celui des masters dans les domaines touchant aux mathématiques appliquées et à l'informatique. Les entreprises engagées dans la transformation numérique ont, bien entendu, un énorme besoin de talents. Prenons pour hypothèse que, la base de la pyramide une fois élargie, les jeunes poursuivront, en plus grand nombre, un master. Si on ne peut pas garantir qu'une partie de ces diplômés s'engageront dans des travaux de recherche parce que les entreprises, ne pouvant se passer d'eux pour mener à bien leur transformation numérique, les attireront tous à elles, alors nous ne parviendrons jamais à préparer les prochaines révolutions du numérique.
Ce segment du marché du travail connaît une très forte tension. Je ne dis surtout pas qu'il faudrait dissuader des jeunes de rejoindre le monde de l'entreprise. J'ai moi-même été directeur général délégué d'une entreprise de taille intermédiaire du secteur médical en pleine transformation numérique. L'arrivée de talents dans le tissu industriel français relève d'une nécessité vitale. Voilà d'ailleurs pourquoi il faut que tant d'étudiants intègrent des masters. Seulement, si certains d'entre eux ne poursuivent pas une carrière dans la recherche, nous ne serons jamais prêts pour les prochaines évolutions du numérique, qui se renouvelle en permanence.
Si, à un niveau supérieur encore de la pyramide, tous les chercheurs sont happés par les grands acteurs internationaux des nouvelles technologies disposant d'une force de frappe académique comparable, si ce n'est supérieure, à celle de nombreux pays et du secteur public de la recherche, nous ne pourrons pas, là non plus, rester dans la course. Il faut prendre d'autres mesures encore pour que le monde de la recherche continue d'attirer durablement à lui des talents.
Voilà pourquoi je recours à l'image de la pyramide : si la base n'en est pas assez large, des difficultés s'ensuivront à tous les niveaux. Voilà pourquoi aussi il faut mener des politiques dans la durée. Gravir tous les échelons de cette pyramide prend une dizaine d'années. Il s'agit en somme de mener un combat sur le long terme impliquant quantité de parties prenantes : l'enseignement secondaire et supérieur mais aussi les entreprises nationales convaincues de l'importance de disposer d'un vivier de talents et d'être accompagnées par des forces académiques. Des alignements collectifs seront nécessaires.
Venons-en maintenant à la formation continue. Beaucoup d'entreprises du secteur des nouvelles technologies sont déjà parfaitement capables de sélectionner des personnes dotées d'un bagage scientifique (pas nécessairement numérique) pour les former à l'ingénierie du numérique. Nous devons de notre côté mettre en place des programmes similaires, sans parler de la formation continue de ceux qui travaillent déjà dans le numérique, un domaine en constante et rapide évolution, où il faut donc s'adapter en permanence. On le voit : la formation continue apparaît comme un domaine clé.
Ces enjeux de formation sont inscrits dans notre contrat d'objectifs et de performance. L'Inria s'intègre complètement aux dynamiques des universités qui, outre leur rôle de premier plan en matière de recherche, ont une totale légitimité à intervenir dans ces domaines. Les standards internationaux constituent en effet un lien entre recherche et formation de ce point de vue.