Intervention de Éric Baissus

Réunion du mardi 30 mars 2021 à 10h00
Mission d'information sur le thème « bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »

Éric Baissus, président-directeur général de Kalray :

Je tiens à vous remercier de me donner cette opportunité de partager notre expérience. Je vous propose, après avoir présenté notre société, de partager deux éléments importants. Il s'agit d'un nouveau marché au cœur de la problématique de la souveraineté numérique et de l'accès à des composants permettant d'avoir de très grandes puissances de calcul. Cette industrie est au cœur de nos industries de demain, au cœur de pans de l'industrie européenne très importants. Ce marché est extrêmement stratégique et fait l'objet d'enjeux géopolitiques monstrueux, en particulier entre les États-Unis et la Chine.

Nous sommes une spin-off, c'est-à-dire un essaimage du CEA. Nous sommes une deep tech, qui est issue d'un laboratoire, qui a une avance sur la concurrence, mais qui doit maintenant devenir leader mondial. Je vais partager notre parcours, pour pouvoir vous expliquer nos réussites et nos challenges de demain.

J'aimerais vous expliquer qui nous sommes et, personnellement, comment je me suis retrouvé à la tête de Kalray. Je suis ingénieur de formation. J'ai commencé ma carrière dans les années 90 chez Texas Instrument, une société américaine, dans un grand centre de développement basé dans le sud de la France. C'est dans ce contexte que j'ai appris à développer des processeurs. J'ai passé dix ans à apprendre ce métier.

Ensuite, j'ai créé ma propre société. Là, j'ai commencé à apprendre un nouveau métier, qui est le monde de l'entrepreneuriat. J'ai cédé cette société à Alcatel Lucent. Suite à ce rachat, j'ai passé quelques années dans la Silicon Valley. Quand je suis revenu en France, en 2014, j'ai eu l'opportunité de rencontrer Kalray. Kalray a été créée en 2008 par des personnes qui venaient du CEA et de STMicroelectronics. Kalray était en redressement judiciaire. Des actionnaires qui me connaissaient m'ont demandé de transformer cette société en une société qui puisse avoir son mot à dire sur le marché. C'est ce à quoi nous nous attelons avec toute l'équipe, depuis six ans.

Aujourd'hui, Kalray a un positionnement très intéressant sur un marché qui a de l'avenir. Nous avons maintenant une technologie mature, le temps est venu d'appuyer sur l'accélérateur pour la déployer commercialement, tout en continuant à investir en R&D.

Nous sommes une société qui développe un nouveau type de processeur, qui a vocation à « adresser » le marché des systèmes intelligents ou de l'intelligence artificielle embarquée. Pourquoi ce marché est-il aussi important ?

Je vais prendre l'exemple de la voiture autonome. Une voiture autonome est une voiture bardée de capteurs qui filment la route et qui envoient un flot d'informations. Il faut extraire de ce flot de données des informations pertinentes (un panneau de signalisation, un feu rouge, un piéton qui traverse…). Pour faire cela, nous avons besoin d'un nouveau type de processeurs, les processeurs intelligents, qui analysent en temps réel ce flot d'informations, souvent en utilisant des algorithmes d'Intelligence artificielle, pour pouvoir diriger la voiture.

Il s'agit d'un nouveau marché, qui correspond à un besoin de nos sociétés modernes, qui génèrent de plus en plus de données. Certains rapports montrent que ce flot de données a été multiplié par dix en deux ans. Dans beaucoup de cas, ce flot de données n'a de valeur que si on l'analyse tout de suite. L'exemple de la voiture est pertinent.

Cette problématique est valable pour un très grand nombre d'industries, qui sont importantes pour la France et pour l'Europe : le marché automobile, le marché des data centers, le marché des télécoms, de la 5 G, le marché de l'aérospatial. L'un de nos actionnaires est Safran, avec qui nous travaillons à implanter nos processeurs dans les moteurs d'avion de demain pour analyser à la volée ce qui se passe dans le moteur et améliorer de 30 % à 50 % la consommation du moteur.

Un autre pan de l'industrie est aussi très intéressant : l'industrie 4.0. Il y a une volonté de rapatrier dans notre pays des usines, mais cela nécessite des usines qui sont beaucoup plus automatisées. Pour cela, il est nécessaire d'avoir des technologies qui vont analyser à la volée les chaînes de production pour prendre des décisions.

Enfin, un marché est évident : le marché de la défense. La défense a besoin de technologies comme celle-ci pour pouvoir fournir les solutions les plus performantes possible.

Aujourd'hui, Kalray est une société qui emploie à peu près une centaine de personnes. Nous sommes basés à Grenoble. Nous avons développé un type de processeur breveté qui amène des capacités de calcul et qui permet d'être au cœur de ces nouvelles technologies. Nous sommes le seul acteur aussi avancé en France et en Europe et nous nous confrontons à de gros mastodontes, qui sont essentiellement américains, israéliens et, de plus en plus, chinois.

Comment le « Petit Poucet » Kalray peut-il avoir la moindre chance par rapport à ces mastodontes ? Si vous regardez l'histoire du monde des processeurs, vous constatez qu'à chaque vague, à chaque nouveau besoin, émergent de nouveaux acteurs. La première vague est celle des processeurs pour les ordinateurs et les serveurs. Intel, le mastodonte américain, détient aujourd'hui 95 % du marché mondial.

La deuxième vague a été la vague des processeurs pour téléphones portables. L'Europe était très en avance dans les années 90 et la plupart des centres de développement des puces pour téléphone portable étaient en Europe. Il se trouve que, petit à petit, l'Europe a abandonné ce marché parce qu'il était très orienté consommateurs, end-users, BtoC. Petit à petit, les fleurons européens ont arrêté d'investir dans ce marché, estimant qu'ils ne pouvaient pas y conserver un rôle de leaders. Les leaders de ce marché des téléphones portables sont de nouveaux acteurs. Ils étaient de nouveaux acteurs dans les années 90 et sont devenus aujourd'hui des poids lourds : Qualcomm, Samsung, Apple.

Dans ce nouveau marché de l'Intelligence artificielle embarquée, du edge computing, les cartes sont rebattues, ce qui constitue une opportunité pour un acteur comme Kalray et, plus largement, pour la France et pour l'Europe de prendre le leadership. Pourquoi ? Parce que ce marché nécessite des technologies que l'Europe a aujourd'hui, qui sont proches de l'embarqué et qui sont poussées par des donneurs d'ordres français et européen.

Kalray est une deep tech, comme je vous l'ai dit. En dix ans, nous avons investi 100 millions d'euros pour créer notre produit. Nous sommes encore au balbutiement commercial puisque notre chiffre d'affaires est autour d'un million d'euros. Pourquoi seulement un million d'euros ? Parce que nous vendons nos microprocesseurs à des acteurs qui sont en train de les tester et de développer leurs propres produits. Pour cela, ils n'ont pas besoin d'acheter des milliers de puces. En revanche, une fois que ces clients se déploieront sur le marché, ils développeront leurs produits avec nos processeurs, ce qui générera de plus en plus de chiffre d'affaires. Aujourd'hui, nous avons essentiellement deux marchés : le marché des data centers et le marché de l'embarqué (aérospatiale, automobile). Nous avons également comme actionnaire l'alliance Renault-Nissan-Mitsubishi.

Kalray est au cœur de cette problématique de souveraineté, et ce, pour plusieurs raisons. La souveraineté numérique est essentiellement la souveraineté technologique. Être souverain, cela veut dire être libre d'accéder à cette technologie. Nous nous en apercevons tous les jours quand nous parlons à nos clients. L'accès libre à ces technologies est crucial pour déployer leurs produits. Les acteurs de la défense sont soucieux d'avoir la liberté d'accès à ces technologies.

Deuxièmement, la souveraineté numérique, c'est avoir l'accès à la compétence. On parle de technologies qui sont complexes. Il est important, pour avoir cette souveraineté numérique, de comprendre ces technologies, de les maîtriser, d'avoir de l'expertise locale.

Enfin, la souveraineté numérique, c'est contrôler ce que font ces technologies. Si l'on ne sait pas ce qui se passe dedans, cela pose un vrai problème de souveraineté.

Chez Kalray, nous sommes au cœur de ces problématiques, puisque nous sommes l'un des rares acteurs aujourd'hui à fournir ces puces de calcul intensif. Si Safran, Renault, le fonds Definvest, créé par la direction générale de l'armement (DGA), investissent dans Kalray, c'est pour s'assurer que ces technologies seront accessibles dans les cinq, dix, quinze ans qui viennent.

Dans notre approche, nous poussons un modèle ouvert (open source, open hardware), afin de créer un écosystème autour de nous et de permettre à nos clients d'avoir une garantie d'accès à ces technologies, quel que soit notre futur.

Enfin, nous avons un rôle en vue de préserver la compétence. Nous sommes l'un des rares acteurs à développer des puces de calcul intensif. Nous formons notre personnel. Nous avons créé une compétence que nous essayons d'élargir petit à petit, pour l'utiliser pour nos propres besoins et afin qu'elle soit disponible plus largement.

Sur le marché de l'intelligence embarquée, l'acteur le plus important est Nvidia, une société américaine. Quand vous utilisez une technologie de Nvidia, vous utilisez un langage propriétaire, qui a été développé par Nvidia : CUDA. Par conséquent, tous les acteurs qui utilisent les technologies de Nvidia développent un historique en utilisant un langage propriétaire. Si demain, ils passent à un autre fournisseur que Nvidia, ils devront tout redévelopper. Nvidia a une stratégie de « locker », en imposant aux différents acteurs de l'industrie d'utiliser un langage propriétaire. Je pense que, dans ce contexte de souveraineté numérique, il est très important d'aider nos industriels à disposer d'un accès ouvert à ces technologies, en particulier en sponsorisant des technologies ouvertes.

Kalray est une société fabless, qui n'a pas d'usine. Aujourd'hui, aucune usine en Europe n'est capable de fabriquer nos processeurs. Seuls Intel, TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Compagny) et Samsung en sont capables. Nous travaillons avec TSMC. Nous dépendons d'usines de fabrication qui ne sont pas sur le sol européen.

Il est très difficile de financer une société de semi-conducteurs comme Kalray. Jusqu'à il y a un ou deux ans, il était quasiment impossible de financer une telle société en Europe, car ce type de société était considéré comme trop risqué. Heureusement, il existe une vraie prise de conscience de l'importance de cette industrie. Dans notre cas, nous avons levé autour de 100 millions d'euros. Nous investissons 15 millions d'euros par an. Nous avons encore un chiffre d'affaires relativement faible. Ce ne sont pas des sociétés faciles pour des investisseurs parce qu'elles demandent un investissement à long terme, avec des risques associés.

Je tiens à signaler l'effort qui est fait par la Bpifrance pour que les deep techs françaises puissent devenir les champions de demain.

Sur la formation et sur la compétence, aujourd'hui, nous sommes à la croisée des chemins. Il existe encore de la compétence en France dans les semi-conducteurs parce qu'il y en avait il y a une vingtaine d'années. En revanche, je pense que, si l'on n'investit pas massivement aujourd'hui dans ce secteur, petit à petit, cette expertise va partir. Il est donc très important d'investir, de faire que l'on ait des acteurs qui soient des leaders pour créer aussi des offres d'emplois et enclencher un cercle vertueux offre-demande.

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