J'occupe, dans l'entreprise estonienne Skeleton Technologies, le poste de directeur de la communication et des affaires publiques. Auparavant, j'ai travaillé pour le gouvernement estonien en lien avec le programme e-Residency. Avant cela, j'ai été chargé de communication numérique à l'Élysée sous la présidence de M. François Hollande. J'ai donc évolué à la fois dans le secteur privé et dans le secteur public, en France comme en Estonie.
J'en ai tiré le constat qu'il n'existe pas, en matière de numérique, un seul modèle qui vaille. Chaque pays peut s'inspirer des autres, mais aussi s'avérer pour eux source d'inspiration. Ce que je dirai du modèle estonien du numérique n'implique pas que je l'estime supérieur au modèle français. De fait, il se heurte à des limites. La France comme l'Union européenne n'en gagneraient pas moins à s'en inspirer.
La question, fort intéressante, de la souveraineté numérique ne s'envisage pas de la même manière d'un pays à l'autre. La France reste sans doute le pays d'Europe à y avoir le plus réfléchi. Longtemps envisagée sous le seul angle du protectionnisme, cette question englobe désormais un champ beaucoup plus large. La meilleure définition, à mon sens, de la souveraineté numérique assimile cette notion à la capacité d'effectuer des choix en toute liberté. Je considère donc la souveraineté numérique synonyme d'autonomie stratégique, ce qui ne signifie pas qu'il faille à tout prix privilégier des solutions numériques françaises ou européennes. La coopération avec le reste du monde n'est pas à écarter a priori, à condition d'en décider librement et en toute connaissance de cause.
L'actualité de cette question s'explique par l'émergence de puissantes entreprises du numérique comme Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft (les GAFAM). La notion de souveraineté numérique recoupe désormais de plus en plus celle de souveraineté industrielle, très liée à ces enjeux technologiques du futur, qui mêlent la science à l'innovation, tels que la 5G, la 6G (cinquième et sixième générations des standards pour la téléphonie mobile), l'ordinateur quantique ou les nouvelles solutions de stockage d'énergie. À très long terme, la question de la souveraineté numérique cédera toutefois la place aux débats sur l'autonomie stratégique, notion qui recoupe d'ailleurs celle d'indépendance industrielle.
Pourquoi l'Estonie constitue-t-elle un modèle intéressant en matière de numérique ? L'Américain Andrew Keen, dans son livre How to fix the future, identifie plusieurs modèles numériques étatiques différents de par le monde : le modèle chinois, le modèle russe, le modèle occidental, commun à la plupart des démocraties avancées, et enfin, le modèle estonien. Unique en son genre, ce modèle n'a été appliqué que dans un seul pays. Compte tenu des valeurs qui ont contribué à son émergence, il mériterait néanmoins de devenir plus influent à l'échelle européenne. Il repose en effet sur des principes apparentés à ceux de la France et de l'Europe, justifiant de s'y intéresser.
Le développement de la société numérique estonienne ne repose pas autant qu'on pourrait le penser sur des avancées technologiques. Le modèle numérique estonien mérite donc moins l'attention en raison de la technologie qui le soutient que du fait de la confiance sur laquelle il se fonde. Cette confiance, établie et à établir, entre l'administration et les citoyens, découle de la transparence, notamment de l'infrastructure, qu'il convient, il est vrai, d'attribuer à la technologie mise en œuvre. C'est cette transparence qui constitue la clé de compréhension du modèle numérique estonien.
Le développement continu du modèle numérique estonien a débuté voici une vingtaine d'années. Le lancement du premier programme numérique Tiigrihüpe ou Tiger Leap date de 1996. Ce programme avait pour objectif de raccorder toutes les écoles et les lycées du pays à Internet par l'achat d'ordinateurs et l'enseignement, aux élèves comme aux professeurs, du maniement des solutions numériques. À partir de là, chaque année, de nouveaux pans de l'administration se sont numérisés. L'Estonie a retrouvé son indépendance en 1991. Elle a dès lors dû construire ex nihilo toute son administration et n'a donc pas eu à numériser une structure déjà existante. Les services publics ont vu le jour sous une forme numérique au fur et à mesure de leur naissance, ce qui explique que le modèle de l'infrastructure numérique estonienne ne soit pas forcément transposable tel quel partout dans le monde.
En 2000 a été créé un dispositif de déclaration et de paiement d'impôts en ligne. En 2001 a été mise en place une infrastructure, baptisée X-Road, essentielle à l'accès et à l'interopérabilité des données. L'année 2002 a coïncidé avec l'apparition de la carte d'identité numérique, reposant sur une technologie relativement simple, puisqu'une puce y autorise l'accès à un portail unique groupant l'ensemble des services publics. La même année a été proposée la signature numérique puis, en 2005, le vote en ligne. En 2010, ce sont les ordonnances médicales qui sont devenues disponibles en ligne. L'énumération pourrait encore se poursuivre.
La volonté de développer des services publics numériques fait l'objet d'un large consensus politique en Estonie. Pour cette raison, les plans d'action établis sur dix ans ne varient pas selon l'alternance des partis au pouvoir. Comme dans n'importe quel pays, le lancement d'un service public sous sa forme numérique ne signifie pas que l'ensemble de la population y adhère tout de suite. Seuls 5 % des électeurs ont voté en ligne lors de la première élection où cela leur était possible en 2007. En 2019, la proportion des citoyens à exprimer leur suffrage sous forme numérique était toutefois passée à 47 %.
Certains Estoniens continuent à effectuer leurs démarches comme avant l'ère numérique. Rien ne les oblige à recourir aux nouvelles technologies. Seulement, les démarches en ligne leur apparaissent plus faciles et pratiques, ce qui compte énormément à leurs yeux. Le lancement du dispositif de vote électronique n'avait pas pour objectif que 100 % des citoyens y recourent. Il visait uniquement à proposer aux électeurs une solution la plus facile possible d'utilisation.
Le modèle numérique estonien repose pour une part essentielle sur la notion de redevabilité mutuelle. Il s'agit là d'un élément clé de la confiance réciproque entre l'administration et les citoyens. Chaque interaction d'un citoyen estonien avec un service public implique l'usage d'une identité numérique unique, ce qui facilite la traque des abus. En contrepartie, tout usager de l'administration peut savoir qui a eu accès à ses données personnelles et à quel moment. La transparence s'exerce dans les deux sens. Constitue-t-elle un prérequis à la confiance ou en est-elle le fruit ? La question apparaît sujette à débat. En tout cas, l'enjeu des données personnelles ne porte pas, en Estonie, sur leur protection, entendue comme l'interdiction de les communiquer d'une administration à une autre, mais sur leur intégrité, à savoir l'usage qui leur est réservé.
En résumé, le modèle numérique estonien s'inscrit moins dans l'histoire des évolutions technologiques qu'il ne résulte de la construction d'une confiance réciproque entre l'administration et les administrés. L'infrastructure numérique mise en place n'a servi qu'à consolider cette confiance.
Pourquoi l'Estonie a-t-elle développé un modèle numérique innovant ? Pourquoi l'État a-t-il favorisé l'épanouissement d'une culture numérique et d'innovation à l'échelle du pays entier ? Le gouvernement estonien souhaitait avant tout créer puis fertiliser un écosystème favorable à l'émergence d'entreprises innovantes. L'Estonie est surtout connue pour son administration numérique et ses start-up, dont certaines se classent aujourd'hui parmi les plus importantes entreprises du pays. Le logiciel Skype a été en partie développé par un Estonien. Nous pourrions citer d'autres exemples de réussite plus récents, tels que Bolt, une entreprise de transport avec chauffeur sur le modèle d'Uber, TransferWise ou encore TomTom MyDrive. L'écosystème des start-up estoniennes a souvent manifesté la volonté de rendre à l'Estonie ce que le pays lui avait apporté. D'anciens employés ont ainsi créé leur propre entreprise, trouvant des financements auprès de créateurs de sociétés ayant vendu la leur. L'écosystème estonien des start-up apparaît comme l'un des plus dynamiques d'Europe.
C'est d'ailleurs pour favoriser sa croissance que l'Estonie a lancé en 2014 le programme e-Residency. D'une grande simplicité, il offre une identité numérique estonienne à des ressortissants étrangers, à la fois dans une optique de soft power et, de manière plus pragmatique, pour favoriser la création d'entreprises en Estonie par des personnes qui, sans y vivre, ressentent le besoin et l'envie de bénéficier des services publics estoniens numérisés.
Les activités de Skeleton Technologies s'articulaient initialement autour du nanomatériau mis au point par ses créateurs, le graphène courbé (ou curved graphene ). L'entreprise fabrique à partir de ce nanomatériau des supercondensateurs, parfois appelés ultracondensateurs. Ces dispositifs de stockage d'énergie s'apparentent assez aux batteries électriques, dont ils se distinguent toutefois par leur densité de puissance, souvent plus de soixante fois supérieure. Les supercondensateurs se heurtent toutefois à la limite de leur densité d'énergie, moindre que celle des batteries électriques. Les supercondensateurs sont donc souvent utilisés en complément de celles-ci, sans s'y substituer. Ils présentent l'avantage de ne pas comporter de lithium ni de cobalt ou autre métal rare toxique. Leur durée de vie dépasse en outre les quinze ans. Cette technologie, mise au point voici plusieurs décennies, n'a réussi à atteindre de performances notables que ces dernières années, notamment grâce aux avancées dans le champ des nanomatériaux.
La principale entreprise au monde à fabriquer des supercondensateurs se situe aux États-Unis et se nomme Maxwell Technologies. Tesla l'a rachetée voici un peu plus d'un an. Skeleton technologies, qui domine le marché européen des supercondensateurs, a donc pour principal concurrent Tesla. Au fur et à mesure des innovations qu'elle mettra au point, notre société produira des solutions aux propriétés de plus en plus proches de celles des batteries, notamment en lithium. Notre technologie est utilisée dans le secteur automobile et des transports au sens large (tramway, train ou bus) mais aussi dans le champ des énergies renouvelables, puisqu'elle offre une solution au problème posé par l'intermittence de ces énergies.
En termes de capital, notre entreprise se classe au deuxième rang, après Bolt, des sociétés ayant leur siège en Estonie. Nous avons en effet levé plus de 150 millions d'euros de fonds. L'intégralité de notre chaîne de production et de valeur se situe en Europe. Skeleton Technologies illustre le prochain défi qui se pose à l'Estonie : permettre, hors du domaine des logiciels, l'émergence de géants des nouvelles technologies à l'impact industriel suffisant pour créer des emplois à tous les niveaux de compétences. L'Estonie doit relever l'enjeu de créer des synergies entre ces sociétés en croissance et d'autres entreprises européennes plus traditionnelles.
La principale difficulté à laquelle se confronte l'Europe a trait à la réussite de son pari sur les technologies de demain, telles que les microprocesseurs, l'informatique quantique et l'Intelligence artificielle, mais surtout à sa capacité, par sa quête de souveraineté numérique et d'autonomie stratégique, d'initier des synergies entre les start-up et les secteurs qui constituent ses points forts, comme la santé, la mobilité, l'urbanisme et l'agriculture. De ces synergies émergeront les géants de l'innovation de demain, à même de soutenir la croissance de notre économie.