Audition, ouverte à la presse, de M. Arnaud Castaignet, directeur de la communication et des affaires publiques de Skeleton Technologies, ancien directeur des relations publiques du programme e-Residency du gouvernement estonien.
Présidence de M. Jean-Luc Warsmann, président de la mission d'information
La séance est ouverte à dix heures.
M. Arnaud Castaignet est directeur de la communication et des affaires publiques de Skeleton Technologies, et ancien directeur des relations publiques du programme e-Residency du gouvernement estonien.
La création de la société Skeleton Technologies, spécialisée dans la fabrication de supercondensateurs, remonte à 2009. Si la technologie que cette entreprise a mise au point permet de stocker de l'énergie plus efficacement qu'une batterie classique, il convient de noter que les supercondensateurs se chargent et se déchargent aussi plus rapidement. Principalement utilisés à ce jour dans les batteries de voitures électriques, et devenus une référence dans l'industrie automobile, ces supercondensateurs marquent l'une des avancées technologiques majeures de ces vingt dernières années. L'entreprise Skeleton Technologies a connu une croissance exponentielle. Son chiffre d'affaires a triplé en 2019. Elle a enregistré plus de 100 millions d'euros de commandes.
Je souhaiterais aborder trois sujets à titre liminaire.
Le premier n'est autre que votre conception de la notion de souveraineté numérique, question rituelle de nos auditions, procédant de la grande diversité de définitions données à ce concept. Comment l'appréhendez-vous ? Comment peut-elle se traduire concrètement en termes de politique publique ?
J'aimerais également qu'en tant qu'ancien directeur des relations publiques du programme e-Residency, vous nous parliez des politiques numériques menées en Estonie. Quelles raisons attribuez-vous à l'avance estonienne dans le domaine du numérique ? Comment jugez-vous l'action de l'Union européenne dans ce secteur ? Les vingt-sept États membres défendent parfois des positions différentes en la matière. L'Union européenne vous semble-t-elle capable de jouer un rôle de levier de souveraineté numérique pour les États somme toute assez divers qui la composent ?
J'aimerais enfin vous interroger sur vos fonctions actuelles au sein de la société Skeleton Technologies. Si les supercondensateurs sont pour l'heure surtout utilisés dans l'industrie automobile, il ne subsiste aucun doute qu'ils joueront à l'avenir un rôle stratégique majeur, à l'instar des semi-conducteurs. L'Europe vous semble-t-elle en mesure de prendre le virage technologique des supercondensateurs ? Les autres grandes puissances mondiales, dont les États-Unis et la Chine, ont-elles déjà pris de l'avance dans ce domaine ?
J'occupe, dans l'entreprise estonienne Skeleton Technologies, le poste de directeur de la communication et des affaires publiques. Auparavant, j'ai travaillé pour le gouvernement estonien en lien avec le programme e-Residency. Avant cela, j'ai été chargé de communication numérique à l'Élysée sous la présidence de M. François Hollande. J'ai donc évolué à la fois dans le secteur privé et dans le secteur public, en France comme en Estonie.
J'en ai tiré le constat qu'il n'existe pas, en matière de numérique, un seul modèle qui vaille. Chaque pays peut s'inspirer des autres, mais aussi s'avérer pour eux source d'inspiration. Ce que je dirai du modèle estonien du numérique n'implique pas que je l'estime supérieur au modèle français. De fait, il se heurte à des limites. La France comme l'Union européenne n'en gagneraient pas moins à s'en inspirer.
La question, fort intéressante, de la souveraineté numérique ne s'envisage pas de la même manière d'un pays à l'autre. La France reste sans doute le pays d'Europe à y avoir le plus réfléchi. Longtemps envisagée sous le seul angle du protectionnisme, cette question englobe désormais un champ beaucoup plus large. La meilleure définition, à mon sens, de la souveraineté numérique assimile cette notion à la capacité d'effectuer des choix en toute liberté. Je considère donc la souveraineté numérique synonyme d'autonomie stratégique, ce qui ne signifie pas qu'il faille à tout prix privilégier des solutions numériques françaises ou européennes. La coopération avec le reste du monde n'est pas à écarter a priori, à condition d'en décider librement et en toute connaissance de cause.
L'actualité de cette question s'explique par l'émergence de puissantes entreprises du numérique comme Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft (les GAFAM). La notion de souveraineté numérique recoupe désormais de plus en plus celle de souveraineté industrielle, très liée à ces enjeux technologiques du futur, qui mêlent la science à l'innovation, tels que la 5G, la 6G (cinquième et sixième générations des standards pour la téléphonie mobile), l'ordinateur quantique ou les nouvelles solutions de stockage d'énergie. À très long terme, la question de la souveraineté numérique cédera toutefois la place aux débats sur l'autonomie stratégique, notion qui recoupe d'ailleurs celle d'indépendance industrielle.
Pourquoi l'Estonie constitue-t-elle un modèle intéressant en matière de numérique ? L'Américain Andrew Keen, dans son livre How to fix the future, identifie plusieurs modèles numériques étatiques différents de par le monde : le modèle chinois, le modèle russe, le modèle occidental, commun à la plupart des démocraties avancées, et enfin, le modèle estonien. Unique en son genre, ce modèle n'a été appliqué que dans un seul pays. Compte tenu des valeurs qui ont contribué à son émergence, il mériterait néanmoins de devenir plus influent à l'échelle européenne. Il repose en effet sur des principes apparentés à ceux de la France et de l'Europe, justifiant de s'y intéresser.
Le développement de la société numérique estonienne ne repose pas autant qu'on pourrait le penser sur des avancées technologiques. Le modèle numérique estonien mérite donc moins l'attention en raison de la technologie qui le soutient que du fait de la confiance sur laquelle il se fonde. Cette confiance, établie et à établir, entre l'administration et les citoyens, découle de la transparence, notamment de l'infrastructure, qu'il convient, il est vrai, d'attribuer à la technologie mise en œuvre. C'est cette transparence qui constitue la clé de compréhension du modèle numérique estonien.
Le développement continu du modèle numérique estonien a débuté voici une vingtaine d'années. Le lancement du premier programme numérique Tiigrihüpe ou Tiger Leap date de 1996. Ce programme avait pour objectif de raccorder toutes les écoles et les lycées du pays à Internet par l'achat d'ordinateurs et l'enseignement, aux élèves comme aux professeurs, du maniement des solutions numériques. À partir de là, chaque année, de nouveaux pans de l'administration se sont numérisés. L'Estonie a retrouvé son indépendance en 1991. Elle a dès lors dû construire ex nihilo toute son administration et n'a donc pas eu à numériser une structure déjà existante. Les services publics ont vu le jour sous une forme numérique au fur et à mesure de leur naissance, ce qui explique que le modèle de l'infrastructure numérique estonienne ne soit pas forcément transposable tel quel partout dans le monde.
En 2000 a été créé un dispositif de déclaration et de paiement d'impôts en ligne. En 2001 a été mise en place une infrastructure, baptisée X-Road, essentielle à l'accès et à l'interopérabilité des données. L'année 2002 a coïncidé avec l'apparition de la carte d'identité numérique, reposant sur une technologie relativement simple, puisqu'une puce y autorise l'accès à un portail unique groupant l'ensemble des services publics. La même année a été proposée la signature numérique puis, en 2005, le vote en ligne. En 2010, ce sont les ordonnances médicales qui sont devenues disponibles en ligne. L'énumération pourrait encore se poursuivre.
La volonté de développer des services publics numériques fait l'objet d'un large consensus politique en Estonie. Pour cette raison, les plans d'action établis sur dix ans ne varient pas selon l'alternance des partis au pouvoir. Comme dans n'importe quel pays, le lancement d'un service public sous sa forme numérique ne signifie pas que l'ensemble de la population y adhère tout de suite. Seuls 5 % des électeurs ont voté en ligne lors de la première élection où cela leur était possible en 2007. En 2019, la proportion des citoyens à exprimer leur suffrage sous forme numérique était toutefois passée à 47 %.
Certains Estoniens continuent à effectuer leurs démarches comme avant l'ère numérique. Rien ne les oblige à recourir aux nouvelles technologies. Seulement, les démarches en ligne leur apparaissent plus faciles et pratiques, ce qui compte énormément à leurs yeux. Le lancement du dispositif de vote électronique n'avait pas pour objectif que 100 % des citoyens y recourent. Il visait uniquement à proposer aux électeurs une solution la plus facile possible d'utilisation.
Le modèle numérique estonien repose pour une part essentielle sur la notion de redevabilité mutuelle. Il s'agit là d'un élément clé de la confiance réciproque entre l'administration et les citoyens. Chaque interaction d'un citoyen estonien avec un service public implique l'usage d'une identité numérique unique, ce qui facilite la traque des abus. En contrepartie, tout usager de l'administration peut savoir qui a eu accès à ses données personnelles et à quel moment. La transparence s'exerce dans les deux sens. Constitue-t-elle un prérequis à la confiance ou en est-elle le fruit ? La question apparaît sujette à débat. En tout cas, l'enjeu des données personnelles ne porte pas, en Estonie, sur leur protection, entendue comme l'interdiction de les communiquer d'une administration à une autre, mais sur leur intégrité, à savoir l'usage qui leur est réservé.
En résumé, le modèle numérique estonien s'inscrit moins dans l'histoire des évolutions technologiques qu'il ne résulte de la construction d'une confiance réciproque entre l'administration et les administrés. L'infrastructure numérique mise en place n'a servi qu'à consolider cette confiance.
Pourquoi l'Estonie a-t-elle développé un modèle numérique innovant ? Pourquoi l'État a-t-il favorisé l'épanouissement d'une culture numérique et d'innovation à l'échelle du pays entier ? Le gouvernement estonien souhaitait avant tout créer puis fertiliser un écosystème favorable à l'émergence d'entreprises innovantes. L'Estonie est surtout connue pour son administration numérique et ses start-up, dont certaines se classent aujourd'hui parmi les plus importantes entreprises du pays. Le logiciel Skype a été en partie développé par un Estonien. Nous pourrions citer d'autres exemples de réussite plus récents, tels que Bolt, une entreprise de transport avec chauffeur sur le modèle d'Uber, TransferWise ou encore TomTom MyDrive. L'écosystème des start-up estoniennes a souvent manifesté la volonté de rendre à l'Estonie ce que le pays lui avait apporté. D'anciens employés ont ainsi créé leur propre entreprise, trouvant des financements auprès de créateurs de sociétés ayant vendu la leur. L'écosystème estonien des start-up apparaît comme l'un des plus dynamiques d'Europe.
C'est d'ailleurs pour favoriser sa croissance que l'Estonie a lancé en 2014 le programme e-Residency. D'une grande simplicité, il offre une identité numérique estonienne à des ressortissants étrangers, à la fois dans une optique de soft power et, de manière plus pragmatique, pour favoriser la création d'entreprises en Estonie par des personnes qui, sans y vivre, ressentent le besoin et l'envie de bénéficier des services publics estoniens numérisés.
Les activités de Skeleton Technologies s'articulaient initialement autour du nanomatériau mis au point par ses créateurs, le graphène courbé (ou curved graphene ). L'entreprise fabrique à partir de ce nanomatériau des supercondensateurs, parfois appelés ultracondensateurs. Ces dispositifs de stockage d'énergie s'apparentent assez aux batteries électriques, dont ils se distinguent toutefois par leur densité de puissance, souvent plus de soixante fois supérieure. Les supercondensateurs se heurtent toutefois à la limite de leur densité d'énergie, moindre que celle des batteries électriques. Les supercondensateurs sont donc souvent utilisés en complément de celles-ci, sans s'y substituer. Ils présentent l'avantage de ne pas comporter de lithium ni de cobalt ou autre métal rare toxique. Leur durée de vie dépasse en outre les quinze ans. Cette technologie, mise au point voici plusieurs décennies, n'a réussi à atteindre de performances notables que ces dernières années, notamment grâce aux avancées dans le champ des nanomatériaux.
La principale entreprise au monde à fabriquer des supercondensateurs se situe aux États-Unis et se nomme Maxwell Technologies. Tesla l'a rachetée voici un peu plus d'un an. Skeleton technologies, qui domine le marché européen des supercondensateurs, a donc pour principal concurrent Tesla. Au fur et à mesure des innovations qu'elle mettra au point, notre société produira des solutions aux propriétés de plus en plus proches de celles des batteries, notamment en lithium. Notre technologie est utilisée dans le secteur automobile et des transports au sens large (tramway, train ou bus) mais aussi dans le champ des énergies renouvelables, puisqu'elle offre une solution au problème posé par l'intermittence de ces énergies.
En termes de capital, notre entreprise se classe au deuxième rang, après Bolt, des sociétés ayant leur siège en Estonie. Nous avons en effet levé plus de 150 millions d'euros de fonds. L'intégralité de notre chaîne de production et de valeur se situe en Europe. Skeleton Technologies illustre le prochain défi qui se pose à l'Estonie : permettre, hors du domaine des logiciels, l'émergence de géants des nouvelles technologies à l'impact industriel suffisant pour créer des emplois à tous les niveaux de compétences. L'Estonie doit relever l'enjeu de créer des synergies entre ces sociétés en croissance et d'autres entreprises européennes plus traditionnelles.
La principale difficulté à laquelle se confronte l'Europe a trait à la réussite de son pari sur les technologies de demain, telles que les microprocesseurs, l'informatique quantique et l'Intelligence artificielle, mais surtout à sa capacité, par sa quête de souveraineté numérique et d'autonomie stratégique, d'initier des synergies entre les start-up et les secteurs qui constituent ses points forts, comme la santé, la mobilité, l'urbanisme et l'agriculture. De ces synergies émergeront les géants de l'innovation de demain, à même de soutenir la croissance de notre économie.
Pourriez-vous préciser, à l'intention de nos auditeurs, en quoi consiste le programme e-Residency ? À quelle stratégie obéissait son lancement ?
Ce programme, unique au monde lorsqu'il a vu le jour, en 2014, propose à des non-résidents de disposer d'une identité numérique estonienne et de ses avantages. Il présente surtout l'intérêt, pour ceux qui y adhèrent, de pouvoir créer en quelques minutes une entreprise, dès lors gérable entièrement en ligne. L'État estonien y trouve comme intérêt de faire connaître l'Estonie et son modèle numérique auprès du plus grand nombre, tout en offrant des opportunités aux entreprises locales de services à d'autres sociétés.
Dans la pratique, tout entrepreneur, indépendamment de sa nationalité ou de son lieu de résidence, peut bénéficier des services numérisés de l'administration estonienne en devenant e-résident en Estonie. La société qu'il crée est européenne. Le programme a rencontré un certain succès, même s'il se heurte à des limites. On dénombre à ce jour plus de 70 000 e-résident estoniens, principalement originaires de pays n'appartenant pas à l'Union européenne comme l'Ukraine, la Turquie ou la Russie, mais aussi d'Allemagne ou de France. Dans ces derniers cas, ces e-résidents voyagent en général sans cesse, partout dans le monde, d'où la nécessité pour eux de pouvoir gérer leur société entièrement à distance.
Il convient de relativiser les avantages de nature fiscale que l'Estonie a retirés de ce programme. En réalité, les entrepreneurs e-résidents continuent de payer leurs impôts sur le revenu à leur pays de résidence fiscale. Quant à l'impôt sur les sociétés, il est acquitté sur le lieu de la création de valeur, c'est-à-dire, dans la plupart des cas, hors du territoire estonien. L'argument fiscal n'apparaît pas non plus comme le plus convaincant du point de vue des entrepreneurs. En revanche, diriger une entreprise européenne comporte des avantages de taille pour des non-Européens. Ce programme a permis à l'Estonie de soutenir l'émergence d'entreprises spécialisées dans les services aux e-résidents, tels que la comptabilité, la prospection de clients ou le secrétariat en ligne. Au final, c'est tout un écosystème d'entreprises qui a vu le jour grâce au programme e-Residency.
L'Estonie compte 1,3 million d'habitants. Les sociétés du pays peineraient à se développer uniquement dans les limites physiques du territoire, ce qui explique leur volonté de nouer des relations d'affaires avec des entreprises internationales.
Au fil du temps, le programme e-Residency a gagné en importance en tant qu'outil de soft power au service de la diplomatie estonienne. L'Estonie développe de plus en plus ses activités de conseil aux autres États désireux d'étendre et de consolider leur infrastructure numérique afin d'attirer les entrepreneurs internationaux.
D'autres États ont-ils tenté de copier le modèle estonien ? Y sont-ils parvenus ? Certains pays y ont-ils apporté des modifications ou des innovations ? Les États qui se sont inspirés de l'Estonie partageaient-ils comme point commun leur petite taille ? Ont-ils dû, eux aussi, créer leur administration ex nihilo ? Existe-t-il un exemple d'administration préexistante qui aurait développé un programme similaire ?
Pour l'instant, ce sont plutôt de petits États ou des États émergents qui ont copié le programme e-Residency, comme la Lituanie, cette année. L'Ukraine a annoncé son intention de l'imiter, ainsi que Dubaï. Pourquoi le programme estonien e-Residency reste-t-il indéniablement plus populaire que ces autres versions ? D'abord, parce qu'il n'aurait pas vu le jour sans l'existence préalable d'une administration entièrement numérique. L'autorisation, pour un entrepreneur étranger, de créer une entreprise en ligne ne présente pas d'intérêt sans la possibilité d'en assurer la gestion en ligne également.
Le lancement du programme e-Residency remonte toutefois à 2014 et la technologie qu'utilise l'administration estonienne date de 2002. Les pays qui lanceront des programmes semblables dans un avenir proche en profiteront sans doute pour corriger certains défauts. Ni la Lituanie ni l'Ukraine, me semble-t-il, ne prévoient de passer par une carte d'identité numérique. L'identité numérique ne requiert pas forcément de support physique, comme l'illustre celle développée par FranceConnect. Seule une ambassade estonienne est habilitée à délivrer la carte d'identité indispensable aux e-résidents, en recueillant pour ce faire leurs empreintes digitales, or l'Estonie ne compte qu'une trentaine d'ambassades à travers le monde, dont une seule en Afrique. Il apparaît donc difficile aux habitants de ce continent de souscrire au programme e-Residency. Les pays qui adapteront ce programme, sans pour autant en modifier les principes, privilégieront, à mon avis, le recours à une identité numérique dématérialisée.
Comment jugez-vous le niveau de numérisation de l'administration française ? Comment évaluez-vous l'écart entre l'Estonie et la France ?
Tout dépend de l'angle sous lequel on aborde la question. L'administration française se révèle beaucoup plus avancée que l'Estonie en matière de données ouvertes. L'Estonie ne considère pas ce sujet comme une priorité, à la différence de la France, comme l'a montré la gestion de la crise sanitaire dans notre pays. Les données publiques y sont présentées en toute transparence, de manière à ce que des experts en analyse de données puissent les réutiliser. Certains dispositifs français gagneraient à s'étendre à l'échelle européenne. Je serais ravi que l'Estonie s'en inspire.
Notre pays paraît moins avancé en ce qui concerne l'interopérabilité des données, pourtant essentielle en Estonie, où toute donnée transmise à une administration doit pouvoir être exploitée par une autre. La France accuse un retard dans ce domaine.
Les interactions avec l'administration, plus faciles en Estonie, passent par un seul et même portail « eesti.ee » permettant de se connecter à l'ensemble des services publics à l'aide de deux codes PIN et d'une carte d'identité numérique. Les citoyens estoniens utilisent ce portail aussi bien pour voter ou vendre leur voiture que pour consulter leurs prescriptions médicales en ligne. Par curiosité, j'ai entré dans mon navigateur l'adresse « france.fr ». Elle renvoie à une page qui propose la recette du clafoutis et répertorie les meilleures routes touristiques de notre pays.
L'habitude est vite prise de n'utiliser qu'un seul système d'authentification pour toutes les démarches, qu'elles relèvent du fisc ou de la santé, ce qui rend le recours à la version numérique des services publics estoniens particulièrement pratique. L'une des clés de la réussite de l'Estonie en matière d'administration numérique vient de la prise de conscience que la numérisation obligerait les agents à modifier leur façon de travailler. Sans verser dans les discours convenus préconisant une gestion du service public selon les mêmes principes qu'une entreprise privée, par l'imposition d'une culture du résultat, notamment, il faut bien comprendre que la dématérialisation des démarches peut aussi faciliter les échanges. En Estonie, quand je pose une question à un agent du service public, je reçois généralement une réponse sous deux ou trois jours. En France, la réactivité des agents n'est pas forcément perçue comme une priorité lorsqu'on envisage la dématérialisation des démarches. Il reste à former les fonctionnaires français pour qu'ils adaptent leur mode de travail au numérique de manière à favoriser les interactions avec le public. En réalité, le recours au numérique ne signifie pas forcément le recul de l'humain dans l'administration. Au contraire, la numérisation doit garantir une plus grande agilité dans les interactions entre les citoyens et leur administration.
Vous avez parlé de redevabilité mutuelle. À vous entendre, le numérique permet à l'administration de vérifier certaines informations en les mutualisant. En contrepartie, chaque citoyen peut savoir qui accède à ses données et à quel moment. Ces deux aspects de la transparence du traitement des données vont-ils nécessairement de pair ? Une telle réciprocité vous semble-t-elle indispensable à une numérisation réussie ? Nous avons l'impression qu'il existe en France une mutualisation des informations entre les administrations sans pour autant que s'impose une culture de la transparence. L'ouverture des données dans notre pays ne concerne bien sûr que les données publiques et non personnelles, dont la protection reste un sujet de préoccupation essentiel.
J'estime pour ma part nécessaire que la transparence s'applique dans les deux sens. Pourquoi construire une infrastructure numérique ? Pour accroître l'efficacité du service public, mais aussi pour développer la confiance des citoyens en leur administration. Les dirigeants politiques ne bénéficient pas d'une meilleure image en Estonie qu'en France ou dans d'autres pays d'Europe. Les gouvernements qui se succèdent en Estonie doivent eux aussi relever le défi de gagner la confiance des citoyens. En revanche, les institutions, elles, sont davantage perçues comme transparentes, ce que l'on doit selon moi à la notion de redevabilité mutuelle.
Il n'existe pas, en Estonie, de base de données centralisée. Chaque administration dispose de la sienne. Cependant, les données sont interopérables et n'importe quel service public peut accéder à celles que détiennent les autres. Nul ne dispose malgré tout d'une vision globale des données relatives à une personne en particulier. Si un citoyen estime illégitime une consultation de ses données, il dispose de voies de recours et peut même déposer une plainte. Cela s'est déjà produit à l'encontre d'agents publics ayant récupéré des données qui ne les concernaient pas.
Chaque citoyen estonien peut obtenir, en temps réel, via le portail de l'administration, une liste semblable à un relevé bancaire indiquant quel service public a consulté lesquelles de ses données à quel moment et pour quel motif. Un tel dispositif implique d'éduquer la population à l'enjeu des données personnelles et de leur protection, mais aussi de sensibiliser aux bénéfices que peut occasionner leur traitement, dans la mesure où celui-ci facilite aussi la vie.
Je ne pense pas que les Estoniens accorderaient autant de confiance à leur modèle numérique sans la possibilité de vérifier qui accède à leurs données. Il faudrait accorder la priorité en France également à cette exigence de transparence réciproque, condition sine qua non d'une plus grande confiance dans le traitement des données par l'administration.
Cette redevabilité mutuelle a-t-elle fait l'objet d'un contrat dès le départ ou s'est-elle imposée par la suite ? Est-elle apparue comme une exigence dès la construction du système administratif dans sa version numérique ou parce que l'administration l'a estimée nécessaire pour rallier à ce dispositif les citoyens ?
La transparence a été considérée comme une priorité politique dès que la stratégie numérique du gouvernement estonien a pris forme. Sa mise en pratique a coïncidé avec la création de l'infrastructure X-Road, permettant l'accès aux données. Cette transparence apparaît comme le fruit d'une volonté politique indépendante de toute technique, liée à l'histoire de l'Estonie, qui n'a recouvré son indépendance par rapport à l'Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) qu'en 1991. Très vite, les dirigeants estoniens ont compris que la population exigerait de la transparence de la part des institutions nouvellement créées, mais aussi que les citoyens tiendraient à rester maîtres de leurs données, à l'abri de tout espionnage.
L'arrêt Quadrature du net de la Cour de justice de l'Union européenne a fait grand-bruit en France. Il portait sur la conservation des métadonnées des fournisseurs d'accès à Internet. L'arrêt Prokuratuur, de même nature mais concernant l'Estonie, a-t-il rencontré un écho, peut-être pas auprès du grand public mais au moins de la frange de la population qui s'intéresse au numérique et à la transparence de l'accès aux données ?
Je dirais que non, encore que des experts seraient sans doute mieux armés que moi pour répondre à votre question. Il me semble que cet arrêt n'a pas suscité un fort retentissement en Estonie, et n'a pas remis en cause le modèle numérique estonien.
En France, des associations se mobilisent pour la protection des données personnelles, assumant un rôle de vigie, voire de lanceur d'alerte. En est-il de même en Estonie ou le contrat de confiance établi entre l'administration et les citoyens en a-t-il supprimé le besoin ?
Il existe en Estonie des associations de défense des libertés publiques. L'utilisation des données donne lieu à des débats permanents. Des commissions rassemblent des représentants du gouvernement et de l'administration, des citoyens et des entreprises, afin de veiller au respect de l'intégrité des données, perçue comme prioritaire.
La protection des données n'est pas envisagée de la même façon en Estonie qu'en France. En Estonie, cette protection n'implique pas d'interdire l'accès aux données personnelles, mais la possibilité de savoir qui souhaite les consulter, pour quelle raison et, à partir de là, de l'y autoriser ou non. L'infrastructure numérique estonienne offre la possibilité aux citoyens de crypter certaines de leurs données. Une femme ayant subi un avortement peut ainsi choisir de ne communiquer cette information qu'à son seul médecin traitant. La plupart des usagers des services publics numériques ne recourent toutefois pas au cryptage. Ils estiment en tout cas plus pratique d'effectuer leurs démarches en ligne.
Des documents imprimés revêtus d'une signature manuscrite possèdent la même valeur juridique que ceux validés par une signature numérique. Le choix est laissé en permanence aux usagers. Chacun reste maître de ses données et de l'utilisation qui leur est réservée.
Après le lancement de l'identité numérique et de la numérisation complète de l'administration, l'Estonie s'est-elle tournée vers des technologies de type blockchain pour renforcer la transparence du système mis en place ?
Comment l'administration estonienne s'assure-t-elle de rester à la pointe en matière de services publics numériques ? Comment continue-t-elle à innover ? S'appuie-t-elle sur des ressources et des programmes de formation internes ? Se tourne-t-elle vers le secteur privé et, si oui, comment s'organise la passation de marchés publics ?
Comment l'Estonie prépare-t-elle l'avenir, à présent que la numérisation des services étatiques s'est achevée et que le programme e-Residency a été copié à l'étranger ? Vous avez mentionné le souhait des autorités estoniennes de voir émerger des géants des nouvelles technologies. Qui, en Estonie, décide des domaines où il conviendra d'investir ? Comment ces secteurs d'avenir reçoivent-ils une impulsion ?
L'administration estonienne utilise la blockchain pour doter d'un niveau de sécurité supplémentaire l'intégrité des données des citoyens. Elle a pris cette décision à la suite de cyberattaques par déni de service qui, en 2007, ont empêché l'accès à plusieurs sites internet. Aucune donnée personnelle n'a cependant été récupérée par des tiers. L'État n'en a pas moins réfléchi à un moyen de renforcer la sécurité de ses services numériques, ce qui l'a incité à se tourner notamment vers la Keyless Signature Infrastructure (KSI) blockchain pour protéger ses données critiques. Cette technologie a été développée grâce à un partenariat avec le secteur privé.
La quasi-totalité des infrastructures numériques estoniennes résulte d'un partenariat du secteur public avec des entreprises privées estoniennes. La commande publique a d'ailleurs favorisé le développement de nouvelles compétences dans le pays. Le secteur des nouvelles technologies se compte aujourd'hui parmi ceux qui emploient le plus de salariés en Estonie. Il représente 6 % du Produit intérieur brut (PIB).
En Estonie, la blockchain n'est que peu utilisée pour le développement de cryptomonnaies. Le lancement d'une cryptomonnaie d'État, l'Escoin, a été évoqué dans le programme e-Residency, mais aucune suite n'y a été donnée.
Le développement du modèle numérique estonien a véritablement commencé en ce qui concerne l'éducation, par le raccordement des écoles à Internet et la formation des enseignants à l'utilisation des technologies numériques, ce qui a favorisé une meilleure compréhension des enjeux du numérique et l'émergence d'une culture de l'innovation et de l'entrepreneuriat, dès le plus jeune âge. Il existe beaucoup de junior-entreprises dans les lycées, voire les collèges. Comme ces initiatives ont débuté voici plus de vingt ans, les premiers étudiants formés au numérique sont aujourd'hui adultes. Ainsi, une grande part de la population estonienne est davantage formée que dans d'autres pays aux outils numériques. Lors du lancement de l'identité numérique, l'État estonien a décidé de former à son utilisation 15 000 personnes, qui ont chacune formé à leur tour dix de leurs concitoyens. L'idée de former les Estoniens tout au long de leur vie joue de ce point de vue un rôle clé.
Cela signifie-t-il qu'il n'existe pas en Estonie de fracture numérique telle qu'on la constate en France ?
Pas plus que tout autre pays, l'Estonie n'échappe à une fracture numérique, surtout notable dans les zones rurales et en restructuration industrielle, dans l'est du pays. Peut-être y est-elle moins marquée qu'en France. Je ne voudrais malgré tout pas nier les problèmes de l'Estonie. La fracture numérique y est en passe de se résorber, mais pas avant au moins une génération encore. Les limites du numérique se révèlent, par exemple, au travers de la campagne de vaccination contre le Covid. Un seul et unique portail public numérique permet de s'enregistrer en vue d'obtenir un vaccin, mais une partie de la population, encore peu habituée à utiliser Internet, peine à s'y inscrire. Il en résulte des disparités entre les taux de vaccination d'une région à l'autre.
L'Estonie a peut-être mieux compris que la France l'utilité d'une formation tout au long de la vie. Beaucoup de facilités sont offertes aux agents du service public pour se former, à l'université ou en ligne, en parallèle à l'exercice de leurs fonctions. Des programmes étatiques favorisent l'émergence de start-up d'État. Il me semble qu'il existe des programmes semblables en France, mais l'Estonie témoigne d'une plus grande volonté d'acclimater une culture de l'innovation au sein de l'administration. Ces start-up d'État contribuent à la conception des services publics de demain, en réfléchissant notamment aux usages possibles de l'Intelligence artificielle. L'Estonie s'est ainsi très tôt penchée sur la question du statut juridique des robots.
Beaucoup de spécialistes estiment que l'infrastructure numérique de l'Estonie, peut-être un peu délaissée par le passé, gagnerait à être modernisée, entre autres pour qu'elle résiste mieux à un très grand nombre de connexions simultanées.
Comment le gouvernement estonien désigne-t-il les secteurs d'avenir dans lesquels il investira ? La création de votre entreprise, de haute technologie industrielle, résulte-t-elle d'une volonté de l'État ? Celui-ci a-t-il donné une impulsion à votre secteur d'activité par la mise en place d'une politique publique ?
Le gouvernement estonien n'a pas impulsé le développement des technologies que produit mon entreprise. L'État ne considère ce secteur comme une priorité que depuis peu, peut-être grâce à la réussite de Skeleton Technologies, justement. L'Estonie s'est d'abord focalisée sur les logiciels ou la programmation informatique, et n'a que récemment découvert, ou redécouvert, les vertus d'une politique industrielle.
Qui prend les décisions relatives au numérique en Estonie ? Il y existe, comme en France, un ministère des nouvelles technologies, qui s'occupe aussi de l'entrepreneuriat. Cependant, à la tête de l'administration en charge de la mise en œuvre et du développement de l'infrastructure numérique est placé un fonctionnaire, dont l'alternance politique ne remet pas en cause la nomination, pour une durée de dix ans. L'Estonie a été dirigée pendant un an et demi par une coalition du centre, de la droite et de l'extrême droite, ayant succédé à une coalition du centre, de la droite et de la gauche. Pendant tout ce temps, le même administrateur est resté en poste. Les stratégies, planifiées par l'administration sur cinq ou dix ans, font l'objet d'un débat à l'Assemblée nationale, mais elles trouveraient une traduction concrète même en l'absence de personnalité politique pour les soutenir. Elles passent en effet pour échapper aux enjeux des luttes entre partis et suscitent un consensus.
Il est beaucoup question en France de notre plan de relance et de sa version européenne. Comment un tel plan se décline-t-il en Estonie, dès lors que l'État n'intervient pas pour imposer des directions à l'industrie ? L'État français dispose d'un pouvoir d'injonction tel que le plan de relance se contente de soutenir, au niveau financier, l'application de sa volonté. Qu'en est-il en Estonie, qui a bénéficié de fonds européens, au même titre que les autres pays de l'Union européenne ? Les entreprises estoniennes s'adressent-elles spontanément au guichet de l'État ? Celui-ci répond-il favorablement à toutes les sollicitations selon les mêmes critères ou privilégie-t-il certaines filières ? L'innovation vient-elle uniquement d'entreprises privées ? L'État estonien la soutient-il par des dispositifs comparables au crédit d'impôt recherche (CIR) français ? L'Estonie assure-t-elle des avantages fiscaux aux sociétés innovantes ? Si jamais un acteur étranger tentait de prendre le contrôle de Skeleton Technologies, le gouvernement estonien tenterait-il de protéger votre entreprise ?
L'État estonien n'est pas intervenu dans la création de Skeleton Technologies en 2009. Toutefois, du fait du plan de relance et du pacte vert (ou green deal ) européens, les cleantech et les technologies visant à réduire l'empreinte carbone figurent désormais parmi les priorités stratégiques de l'Estonie. La politique industrielle revient partout à la mode, au point qu'elle est maintenant perçue comme une nécessité. Les débats autour de la question en Europe et même en France l'attestent. Ce n'était pas le cas voici dix ans. Le gouvernement estonien base sa relance économique sur le respect de l'environnement et la décarbonation. Une entreprise comme Skeleton Technologies passe donc aujourd'hui pour plus importante, sur le plan stratégique, que par le passé. Comme en France, les priorités politiques en Estonie vont à présent au numérique et au verdissement de l'économie.
Il existe en Estonie des aides pour les start-up. Des institutions telles que KredEx ou Enterprise Estonia assurent un soutien financier aux start-up dans la toute première phase de leur développement. Un tel système apparaît particulièrement pertinent pour les entreprises de hardware. La deep tech, terme en vogue, désigne des technologies de rupture alliant la science et la recherche au monde des affaires. C'est sur ce champ que se livreront les futures batailles économiques et industrielles à l'échelle mondiale. Son développement nécessite un soutien public important, car beaucoup de temps s'écoule en général entre la création d'une société et l'apparition sur le marché de la technologie qu'elle souhaite mettre au point. Il a fallu près de cinq ans à Skeleton Technologies avant de proposer à la vente ses produits. Nous générons désormais un chiffre d'affaires, ce qui n'est pas le cas de beaucoup d'entreprises spécialisées dans le stockage d'énergie.
Dans le même ordre d'idées, nous pourrions mentionner BioNTech, qui produit des vaccins à ARN messager. Cette société a eu besoin d'un soutien financier, principalement public, à ses débuts. Les investisseurs privés ne désirent pas forcément subventionner des technologies sans la certitude d'en tirer un profit à court terme, ce qui explique la nécessité d'un investissement européen direct dans l'économie, suivi d'un achat des innovations. Il faudrait transposer au niveau européen ce qui a été mis en place aux États-Unis avec un outil tel que HyperPASS.
En Estonie, les sommes réinvesties dans une start-up sont exemptées de l'impôt sur les sociétés. Cette mesure favorise l'investissement. L'Estonie est toutefois loin de s'apparenter à un paradis fiscal. Les entreprises créées en Estonie n'y conservent pas forcément leur siège. Bolt et notre société ont gardé le leur en Estonie, bien que notre usine soit implantée en Allemagne, mais il n'en va pas de même de TransferWise. Recruter des talents dans un aussi petit pays n'est pas aisé. Ce problème de personnel qualifié se pose d'ailleurs partout, y compris en France.
Le gouvernement estonien n'entrerait pas dans une logique défensive, au cas où un acteur étranger tenterait de s'approprier Skeleton Technologies, pour la simple raison que l'État n'y a pas investi, contrairement à l'Institut européen d'innovation et de technologie ( European institute of technology ou EIT ). Nous avons également bénéficié du soutien de la Banque européenne d'investissement. Au fur et à mesure de nos levées de fonds, nous avons toutefois plutôt fait appel à des investisseurs privés. L'Estonie est un trop petit pays pour que son gouvernement intervienne vis-à-vis d'un acteur étranger qui adopterait un comportement prédateur à l'égard de notre entreprise. Malheureusement, l'Estonie ne dispose pas de l'équivalent de Bpifrance, perçue là-bas comme un modèle à suivre pour le développement de nouvelles industries, et que la France gagnerait à promouvoir davantage. Il faudrait, au niveau de l'Union européenne, un équivalent de Bpifrance, plus important encore que le Conseil européen de l'innovation, capable d'investir dans des start-up en phase initiale de développement en vue d'acquérir, à terme, les fruits de l'innovation. Rien ne favoriserait mieux le développement de technologies de rupture comme l'ordinateur quantique ou la 6G qu'une telle sorte de fonds souverain. Il faudra que l'Europe se dote davantage d'outils pour piloter sa stratégie industrielle, ce qui suppose un état d'esprit favorable à la prise de risque, hélas difficile à cultiver lors de la création d'une agence européenne.
Voyez-vous aujourd'hui des politiques publiques numériques, en Estonie ou ailleurs, qui mériteraient notre attention, en vue de leur éventuelle transposition en France ?
Il me semblerait intéressant de se pencher sur l'exemple du Danemark. Ce pays est arrivé à peu près au même point que l'Estonie en matière de dématérialisation de l'administration or, contrairement à l'Estonie, il lui a fallu numériser des services publics déjà existants. L'Ukraine a lancé un système favorisant la transparence des commandes publiques, qui répond certes à des besoins spécifiques à l'Ukraine, mais figure parmi les plus innovants au monde. Il a d'ailleurs été récompensé lors du sommet « Partenariat pour un gouvernement ouvert » organisé en France en 2016. J'estimerais pertinent d'échanger avec les Ukrainiens au sujet de la transparence des commandes publiques en vue de transposer leurs innovations.
Aurions-nous oublié d'aborder un sujet qui vous tiendrait à cœur ? Voudriez-vous revenir sur un point méritant selon vous d'être mis en lumière ?
Il me semble qu'en matière de souveraineté numérique, nous gagnerions à nous interroger sur les moyens de soutenir la croissance de nos entreprises européennes pour qu'elles se hissent au rang de géants des nouvelles technologies. Elles n'y parviendront qu'au prix d'une transformation de leur modèle d'affaires. Amazon a d'abord été une librairie en ligne avant de devenir un puissant acteur de l'industrie du cloud. Chaque grande société du numérique est amenée à effectuer une transition vers l'industrie. Il me semble donc impératif que les futurs géants européens du numérique se dotent d'une dimension industrielle.
La France et l'Europe devraient, en s'appuyant sur leurs atouts, définir des secteurs prioritaires d'où émergeraient les futurs géants de demain. J'ai mentionné tout à l'heure la santé, la ville, l'agriculture ou encore la mobilité, autant de domaines où se livreront de féroces batailles. Un débat public doit préluder à l'établissement de ces priorités avant qu'une réflexion porte sur les moyens d'investir, via des fonds publics souverains, dans ces secteurs porteurs d'avenir. Il conviendrait aussi de favoriser la coordination entre les universités et le secteur privé. Les pôles européens, et en particulier français, de recherche fondamentale se classent parmi les meilleurs au monde, mais il reste à transformer leurs avancées par des start-up. La croissance d'entreprises innovantes en France pourrait passer par la création d'un marché numérique européen unique, ce qui pose la question d'une langue commune. La diversité linguistique au sein de l'Union européenne n'y favorise pas l'émergence de sociétés d'envergure européenne. À défaut, les entreprises françaises auraient tout intérêt à se tourner vers la francophonie et en particulier les pays d'Afrique pour s'imposer sur les marchés de ce continent. Des stratégies de coopération devraient dans ce cas se mettre en place.
Enfin, il me paraît souhaitable que se développe une identité numérique à l'échelle européenne, fondée sur les valeurs de transparence et de redevabilité mutuelle propres à l'Estonie. La France pourrait y contribuer par son attachement à l'ouverture des données, dans un esprit d'échange de bonnes pratiques.
La séance est levée à onze heures vingt.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur le thème « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »
Réunion du mardi 1er juin à dix heures
Présents. – Mme Marietta Karamanli, MM. Philippe Latombe, Jean-Luc Warsmann