Intervention de Damien Siess

Réunion du jeudi 27 septembre 2018 à 9h00
Mission d'information relative aux freins à la transition énergétique

Damien Siess, directeur de la stratégie et de la prospective de l'Union française de l'électricité (UFE) :

La mission est très large et ambitieuse. J'essaierai d'être relativement clair et concis dans mes propos, sans être exhaustif et en laissant du temps à la discussion.

La première question à se poser est de savoir quels retards sont d'ores et déjà enregistrés par rapport aux différents objectifs de la transition énergétique. Le retard le plus remarquable, le plus grave et le plus urgent, concerne les émissions de gaz à effet de serre, et ce pour différentes raisons.

Premièrement, il s'agit d'un objectif qui s'impose à nous : nous ne pouvons décider d'arbitrer différemment la contrainte climatique. Or, aujourd'hui, nous sommes manifestement en retard par rapport aux objectifs fixés de baisse des émissions de gaz à effet de serre en France.

Deuxièmement, en recherchant plus spécifiquement les secteurs à l'origine de ces retards, il apparaît que les secteurs les plus émetteurs sont ceux du bâtiment et des transports. Pour le dire brièvement, au cours des dix dernières années, la baisse des émissions de dioxyde de carbone (CO2) constatée en France a tenu essentiellement au secteur énergétique, et notamment aux fermetures programmées de centrales à fioul ou de centrales à charbon. La baisse a été notable également dans l'industrie, malgré les effets de crise économique qui peuvent malheureusement y être liés. Mais nous la constatons très peu dans le bâtiment et le transport, dont les émissions en 2017 ont même augmenté par rapport à 2016. Tout récemment, en s'appuyant sur les statistiques tout à fait publiques du ministère de l'environnement, des organisations non gouvernementales (ONG) ont lancé un observatoire sur les émissions de CO2, qui a mis en évidence ces retards.

Mon propos s'attachera donc plus particulièrement à ces deux secteurs : bâtiment et transports. Ce faisant, je réponds sans doute plus à votre deuxième interrogation, portant sur l'efficacité énergétique qu'à la première, relative à la production, sur laquelle nous pourrons revenir si vous le souhaitez.

Le troisième sujet que je souhaiterais évoquer, et qui constitue un frein évident, est l'accompagnement social de la transition. Il touche, en fait, plusieurs domaines.

Pour prendre un exemple très récent qui concerne l'UFE de près, j'évoquerai le cas des fermetures de centrales électriques. Dans le projet de loi de finances communiqué ce lundi, est apparu un mécanisme de compensation fiscale s'adressant aux collectivités locales dans lesquelles sont implantées des centrales électriques qui fermeraient. Il s'agit d'une forme d'accompagnement des collectivités en raison des pertes de recettes fiscales qu'elles connaîtraient. Mais il n'existe pas d'équivalent pour l'accompagnement social des entreprises et des salariés directement ou indirectement touchés par ces fermetures.

L'an dernier, lors de l'examen du PLF pour 2018, un amendement avait été déposé sur le prix du carbone, qui aurait amené à fermer des centrales à charbon ; il a finalement été retiré, toute l'attention s'étant portée sur les dockers et ceux qui travaillent dans les ports d'approvisionnement de ces centrales.

La question de l'accompagnement social est un véritable sujet. Je pourrai éventuellement y revenir par la suite, mais je vais à présent développer les aspects relatifs au bâtiment et aux transports.

De tous les secteurs en retard, c'est-à-dire restant au-dessus de leur cible par rapport aux objectifs carbone et aux objectifs de quota maximum alloués aux différents acteurs de l'économie française, le bâtiment est le plus éloigné des objectifs. Il est aujourd'hui 27 % au‑dessus de ses objectifs. Les travaux en cours de la Stratégie nationale bas carbone font apparaître qu'il sera non seulement en retard pour 2018, mais également pour 2023, car ce retard ne se rattrapera pas en quelques années. Au mieux, l'espoir serait de se recaler sur la bonne trajectoire dans dix ans. Encore faut-il pour cela corriger les différents freins à la transition énergétique. Votre mission est particulièrement bienvenue à cet égard.

Pourtant, assez paradoxalement, il est très rare aujourd'hui de trouver dans la politique du bâtiment et la politique énergétique du bâtiment, l'ambition de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Cela semble même être un gros mot. Très récemment, le projet de loi ELAN a été examiné en commission mixte paritaire. Sur le sujet de la rénovation du tertiaire, qui est un serpent de mer que l'on attend depuis le Grenelle, soit depuis dix ans, les textes évoquent une rénovation en énergie. Or, il est tout à fait possible que ces rénovations permettent certes d'économiser de l'énergie, mais qu'en changeant d'énergie on augmente les émissions de CO2 d'un bâtiment tertiaire qui serait rénové en application de ce texte. Mais lors des discussions sur ce sujet, pour de nombreux acteurs, c'est presque une grossièreté que d'affirmer que la politique du bâtiment devrait être une politique énergétique… et climatique !

Si une partie de l'économie d'énergie a des effets sur les émissions de CO2, je tiens à préciser que ce n'est pas toujours le cas, et que ce n'est pas suffisamment le cas. Pas toujours, car on peut très bien faire des rénovations en changeant de mode énergétique et augmenter les émissions de CO2 d'un bâtiment ; pas suffisamment, car au vu des moyens financiers, publics et privés, dont dispose la France et de l'ampleur de l'ambition des engagements climatiques de la France, optimiser les efforts consentis en économie d'énergie là où elles sont également synonymes du maximum de baisse de CO2 représente une différence très sensible économiquement. On préfère les faire un peu partout, en se disant que, globalement, tout cela va dans le bon sens et qu'il importe peu que ce soient de grands pas, de petits pas ou des pas minuscules.

À titre d'illustration, l'UFE a produit voici deux ans une étude qui comparait les coûts économiques d'une transition énergétique centrée sur le critère CO2 ou en s'attachant à tenir absolument tous les objectifs de la transition énergétique au même niveau. La différence entre ces deux approches, dont l'une amenait à tenir les objectifs carbone du plan Climat sans atteindre tout à fait l'efficacité énergétique – mais en réalisant une économie d'énergie de 17 % là où la loi fixe un objectif de 20 % –, coûtait globalement 500 milliards d'euros sur quinze ans. Malgré quelques variations, toutes les études convergent vers cet ordre de grandeur. Chercher de surcroît à réaliser toutes les économies d'énergie, y compris celles qui représentent très peu d'économie en matière de carbone et ne changent pas l'atteinte de l'objectif CO2, coûterait 650 milliards d'euros. La différence d'approche représente donc 150 milliards d'euros sur quinze ans, soit 10 milliards d'euros supplémentaires à trouver annuellement, public et privé confondus. L'enjeu économique est donc énorme. C'est la raison pour laquelle cet aspect devrait être central dans le bâtiment.

Autre exemple : comme vous le savez, des travaux sont lancés pour préparer la prochaine réglementation environnementale du bâtiment, et passer d'une réglementation thermique à une réglementation environnementale. Donc, dans les intentions, on affiche que l'on veut prendre en compte le CO2, et que l'on veut également le prendre en compte sur un cycle de vie. Pour l'instant, parmi les méthodes testées, cela reste assez fictif : la logique du double critère montre qu'il suffit de tenir le critère énergie pour tenir le critère carbone. Le critère carbone n'est donc pas un vrai critère et, de ce fait, ne représente pas du tout une priorité dans ce qu'il faudrait vraiment faire.

Le deuxième frein dans le bâtiment dont je donnerai un exemple est celui, particulièrement regrettable, des certificats d'économie d'énergie (C2E). Ce frein ne concerne pas seulement le bâtiment ; c'est donc aussi un point de transition avec ce que je dirai par la suite à propos du transport. Les C2E sont un instrument budgétairement plus lourd que le crédit d'impôt de la transition énergétique. La nouvelle période des certificats d'économies d'énergie représente quelque 3 milliards d'euros sur la facture des consommateurs d'énergie qui vont vers des actions d'économie d'énergie. Le crédit d'impôt, dans ses meilleures années, représentait environ 1,5 milliard d'euros – sans parler des futurs arbitrages qui reverront probablement le dispositif à la baisse. En ordre de grandeur, le soutien aux énergies renouvelables représente 6,5 milliards d'euros. Nous parlons donc de 3 milliards d'euros par an, payés par des consommateurs, allant à certains consommateurs et à certains gestes d'économie d'énergie, mais posant un vrai sujet : la crainte bien réelle que, d'ici la fin de la période, d'ici à 2020, nous ne soyons pas du tout au rendez-vous des objectifs.

Les trajectoires selon lesquelles sont délivrés jusqu'à présent les C2E sont très en retard par rapport à ce qui conviendrait pour atteindre les objectifs. Ce sujet devrait tous nous mobiliser. Nous pourrions considérer que, pour les entreprises, il s'agit d'un sujet purement financier puisque, si elles n'atteignent pas leurs objectifs, elles paient une pénalité. Mais du point de vue de l'atteinte d'une politique d'économie d'énergie, le fait que l'outil principal – car c'est bien l'outil principal de financement des gestes d'efficacité énergétique – ne soit pas au rendez-vous pose un réel problème. Je ne parle pas des multiples questions qui se posent ; un rapport de la cellule de traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (TRACFIN) est paru voici quelques mois, et les enquêtes régulières de l'UFC-Que choisir montrent l'incompréhension de ce dispositif par les consommateurs. Cela devrait fortement nous mobiliser.

Aujourd'hui, nous faisons partie des acteurs qui demandent qu'un véritable plan de concertation politique sur cet objet précis fasse le point des retards et trouve des leviers, à l'image des groupes de travail qui ont été mis en place pour étudier où nous en étions sur l'éolien, le photovoltaïque, la méthanisation, et savoir pourquoi nous n'étions pas forcément au niveau des rendez-vous.

Dans le domaine des transports, pour citer quelques exemples de freins très précis, puisque le PLF pour 2019 fait l'actualité, je commencerai par le domaine fiscal.

En matière de fiscalité, subsistent un certain nombre de freins. Nous sommes favorables à la trajectoire qui a été développée d'augmentation de la contribution carbone. Il existe encore des niches fiscales très importantes en faveur des consommations d'énergies fossiles. Le montant consacré, de l'ordre de 7 milliards d'euros par an, représente plus que ce qui est prévu pour le développement des énergies renouvelables, plus que pour l'efficacité énergétique. Or ces niches fiscales sont amenées à augmenter : puisque la fiscalité « normale », si je puis dire, des énergies fossiles augmente avec la contribution carbone, les taux réduits dont bénéficient un certain nombre de secteurs sont plafonnés en montant et ne vont pas augmenter – même s'il est proposé de le baisser sur le gazole non routier, il reste de nombreux autres secteurs ; il ne s'agit donc pas d'un petit segment. Une des pistes consiste donc à aller plus loin sur la remise en cause des niches fiscales favorables aux énergies fossiles.

Des dispositions peuvent également être prises pour soutenir l'investissement et l'acquisition de véhicules propres. Ainsi, l'une des dispositions attendues dans la future loi d'orientation sur les mobilités, qui aurait pu aussi trouver place dans la loi de finances mais que nous n'avons pas vue dans le projet déposé, consisterait à étendre les dispositifs de suramortissement pour les entreprises en cas d'acquisition de véhicules électriques. Aujourd'hui, les incitations concernent surtout, pour ne pas dire uniquement, le biodiesel ou le gaz. Finalement, les véhicules électriques sont essentiellement achetés par des particuliers. Or, globalement, les entreprises achètent de nombreux véhicules ; il faut donc aussi penser aux incitations en termes de flottes professionnelles.

Enfin, pour faire le lien avec le sujet de l'accompagnement social que j'évoquais au début de mon intervention, je pense que le sujet du transport est un sujet de visibilité et d'acceptabilité par rapport à l'augmentation du signal « prix carbone » qui peut être ressentie comme une injustice ou une punition. Il est besoin de voir l'ensemble des recettes prises sur les carburants et des dépenses qui les accompagnent. Aujourd'hui, les dispositifs sont assez épars, entre l'aide à l'acquisition, le bonus-malus, les péages différenciés, et nous aurons probablement prochainement une augmentation du taux de réfaction, lié au coût supporté par le public pour l'installation de bornes de recharge électrique. Il serait bien d'avoir un paquet budgétaire homogène, sous la forme, par exemple, d'un compte d'affectation spéciale comme il en existe pour la transition énergétique. Il n'existe pas d'équivalent pour la mobilité propre. Nous estimons que c'est gênant et que cela freine l'acceptabilité des mesures fiscales dans le domaine des transports.

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