Intervention de Solange Martin

Réunion du jeudi 16 mai 2019 à 11h00
Mission d'information relative aux freins à la transition énergétique

Solange Martin :

Bonjour. Je vous remercie de votre invitation. Le propos portera essentiellement sur les pratiques sociales et tout ce que cela engage. Le titre de cette table ronde laisse à penser qu'il va de soi que les pratiques doivent évoluer. En même temps, on peut se demander pourquoi maintenant. Dans les politiques énergétiques et environnementales, les pratiques sociales n'étaient pas originellement celles qui devaient évoluer, c'étaient les équipements. On a beaucoup focalisé sur l'efficacité énergétique. On peut dater cette inflexion à 2006. Une directive européenne fait le constat que les gains énergétiques ne permettront pas d'accéder à nos objectifs de réduction de consommation et que les gains sont dans les comportements des consommateurs d'énergie.

Se dessine alors la place du social dans la transition énergétique, ce que la technique ne permet pas de faire. Se dessine également un peu la manière dont on appréhende ce social, c'est-à-dire le comportement du consommateur - je reviendrai un peu sur ce qu'a dit l'intervenant précédent.

Le titre de cette table ronde en termes de pratiques sociales nous immunise contre l'idée que l'on pouvait se réduire uniquement aux aspects comportementaux des individus, non êtres sociaux, mais j'y reviendrai dans le cadre de cette présentation parce qu'on n'est jamais trop prudent.

Comment fait-on pour faire évoluer les pratiques sociales ? Une première partie de la réponse est de comprendre ce qu'est une pratique sociale, les leviers multiples que l'on peut actionner et les outils que l'on peut mettre en place (comment bien les articuler et les cibler). C'est la partie facile de la question. Après, vient la question de la responsabilisation des individus, ce qu'ils sont prêts à endosser. Ensuite, il y a la gouvernance et les conditions de gouvernance. Les événements récents ont montré que cela se complique sérieusement.

Commençons par ce qui est facile. Qu'est-ce qu'une pratique sociale et comment la faire évoluer ? On la fait évoluer en ne se centrant pas uniquement sur un individu rationnel qui a un total libre-arbitre et une maîtrise complète de ses choix individuels. Nous sommes des êtres sociaux, nous sommes inclus dans des collectifs (petits groupes familiaux, amis, collègues, communautés diverses) où se joue un conformisme social très fort. Ces petits groupes sont eux aussi inclus dans des collectifs plus importants tels que les catégories socioprofessionnelles (CSP), les classes d'âge, les générations, les territoires. Nos actes à tous sont aussi le reflet de la CSP à laquelle on appartient, du territoire dans lequel on vit. Il faut donc arriver à penser à la fois à l'individuel et au collectif pour avoir des politiques centrées sur la cible, donc sur les individus réels, mais non considérer uniquement comme des individus.

Le social prend place dans un monde matériel, physique, naturel et technologique fait d'objets, de dispositifs, d'aménagements qui contraignent aussi énormément nos actions. On le voit bien en matière de mobilité. Prendre le vélo pour aller travailler à 20 kilomètres de chez soi est un peu compliqué. Il faut donc arriver à penser individuel et collectif, mais aussi l'humain et ce qui ne l'est pas, pour avoir des politiques adaptées à la cible. Ceci veut dire que lorsqu'on parle d'évolution des pratiques sociales, on a souvent l'image d'un comportement volontaire que l'on va inciter à l'aide d'outils de communication, éventuellement d'outils économiques.

Il ne faut pas oublier que les outils d'aménagement de l'infrastructure ainsi que les outils réglementaires sont fondamentaux pour faire évoluer les pratiques sociales. L'ensemble des déterminants de l'agir individuel n'est pas uniquement réduit à l'individu lui-même mais à l'ensemble des individus autour, dont les acteurs économiques qui ont une marge importante sur ce que peut faire un individu. Il ne faut donc pas s'en remettre uniquement à cet individu fantasmé qui n'existe pas dans la réalité.

Si on regarde ce que les individus sont prêts à endosser comme responsabilité, c'est-à-dire à faire comme efforts, on a un certain nombre de baromètres à l'ADEME, d'enquêtes de sondage récurrentes, notamment une sur le changement climatique qui date de l'an 2000. On présente quatre propositions pour réduire le changement climatique : faut-il changer majoritairement nos modes de vie, est-ce à l'État d'agir, est-ce la technique qui va nous sauver ou n'y a-t-il rien à faire ? Ce sont les modes de vie qui sont majoritaires dans les réponses mais cela n'est plus qu'un Français sur deux. Nous sommes au plus bas niveau depuis que l'on pose l'enquête sur cet item. Environ 20 % des personnes interviewées ont choisi l'État, 17 % qu'il n'y avait rien à faire, ce qui représente une montée du fatalisme. La technologie, elle, reste relativement basse.

Donc, un Français sur deux cite les modes de vie. Quand on dit mode de vie, on s'imagine que ce sont eux qui vont faire, mais non. Quand on demande aux Français qui serait le plus efficace pour résoudre le changement climatique, ils citent les états, les collectivités locales, les instances internationales, toutes les autorités publiques, à tous les niveaux de gouvernance. Une réponse sur quatre évoque les individus et une personne sur huit, les entreprises.

Si on pose la question un peu différemment - vous le savez, les réponses aux sondages sont très dépendantes du contexte du sondage et de la formulation de la question - à savoir qui a le plus des moyens pour concrètement agir, les entreprises arrivent en premier, puis les États et enfin, les individus. Les individus veulent bien agir mais ils estiment qu'ils sont en bout de chaîne. On ne peut pas leur donner complètement tort sur cette idée.

Pour ce qui est de connaître leur appétence, c'est-à-dire ont-ils réellement envie de changer par rapport à ce qu'ils imaginent devoir être fait, est-ce plutôt une opportunité ou une contrainte, la population est très partagée. A l'heure actuelle 52 % répondent qu'il s'agit d'une contrainte et 47 % qu'il s'agit d'une opportunité, soit un score d'élections présidentielles. Toutefois, on relève depuis quatre ans une inflexion : la contrainte est passée devant l'opportunité.

Pour terminer avec les questions de gouvernance, les Français veulent bien qu'on leur applique un certain nombre de politiques publiques, mais à quelles conditions ? L'autorité, vous le savez mieux que personne, n'est pas uniquement la force. C'est aussi la légitimité. Celle-ci se fonde sur un savoir légitime et sur l'idée que l'on défend quelque chose de l'ordre du bien commun.

Côté crédibilité des faits scientifiques, on a demandé aux Français s'ils pensaient que le changement climatique était la faute de l'homme, si c'était une cause entropique ou si ce phénomène avait toujours existé. Vous le savez, le consensus scientifique est total sur la question. Cependant, 25 % de nos concitoyens continuent de penser que c'est un phénomène naturel comme il en a toujours existé. Pour ce qui est de la crédibilité des scientifiques eux-mêmes, 29 % des gens pensent que les scientifiques exagèrent les risques. Pourtant, les scientifiques font partie d'une catégorie d'acteurs qui a extrêmement bonne presse. Quand on réalise des enquêtes de confiance, les scientifiques sont plutôt bien vus.

Si on regarde l'ensemble des acteurs de la société, selon le baromètre politique du CEVIPOF - que vous connaissez je pense - ceux qui sont à un niveau de plus de 50 % de confiance sont les institutions qui incarnent l'intérêt collectif : l'hôpital, l'école et les PME. Pour ce qui est des gros acteurs économiques (les banques, les grandes entreprises publiques ou privées), on est très largement en-dessous de 50 % de confiance, de même que les organes de gouvernance tels que la justice et les médias. Les partis politiques, quant à eux, tiennent le bas du tableau. En gros, on a confiance uniquement dans son maire. Plus le niveau de gouvernance est élevé, plus la défiance est importante.

On voit bien le problème politique que l'on a. Les gens considèrent qu'il appartient aux personnes qui ont du pouvoir d'agir, mais c'est justement en elles qui n'ont plus confiance. Si on creuse les raisons de ce manque de confiance, c'est une question d'incarnation d'intérêt général. 90 % des Français pensent que les fabricants conçoivent délibérément des produits qui s'useront ou tomberont en panne rapidement. La sphère économique n'est donc pas au service des consommateurs. Elle n'est pas non plus au service des salariés puisque 72 % considèrent que l'économie actuelle profite aux patrons, aux dépens de ceux qui travaillent.

Dans la sphère publique, 74 % des Français considèrent que l'État est conduit dans l'intérêt de quelques-uns et non dans l'intérêt du plus grand nombre. Il ne faut donc pas s'étonner si, quand on leur demande s'ils veulent faire des efforts importants, la première condition qu'ils donnent est celle de l'équité. Elle est deux fois plus citée que toutes les autres et de façon très stable. Il faut entendre cette équité entre les membres de la société, mais aussi entre les différents acteurs.

En conclusion, une approche uniquement centrée sur les seuls comportements individuels est à proscrire, d'une part, parce qu'elle est irréaliste, elle ne correspond pas à la réalité de ce qu'est une pratique sociale, et d'autre part, parce qu'elle sera considérée comme illégitime de la part de nos concitoyens. La demande d'équité qui est la leur implique d'agir sur tous les types d'acteurs, à hauteur de leurs possibilités d'agir. Les freins à la transition sont relatifs à la transition elle-même plutôt qu'au contexte de défiance envers le pouvoir, qu'il soit scientifique, économique ou politique.

L'urgence est bien climatique, mais elle est aussi politique et sociale. Il s'agit de réincarner l'intérêt général et la cohésion sociale au sein de la transition. Ceci implique d'arriver à le faire également à l'extérieur de la transition. Je vous remercie de votre attention.

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