Intervention de François de Rugy

Réunion du mardi 28 mai 2019 à 16h30
Mission d'information relative aux freins à la transition énergétique

François de Rugy, ministre d'État, ministre de la transition écologique et solidaire :

Je ne sais pas si je vais, d'entrée de jeu, développer les sept thèmes que vous avez abordés, auxquels s'ajoute l'approche transversale que vous avez évoquée, concernant les aspects sociaux et sociétaux. Je me contenterai de préciser la vision du Gouvernement et du ministère de la transition écologique et solidaire sur le sujet. Par ailleurs, et pour rebondir sur vos propos introductifs, je m'attends de votre part à des questions, bien sûr, mais aussi à des propositions – si ce n'est des solutions –, puisque c'est bien là le but de ce travail parlementaire : il s'agit non pas simplement d'analyser les difficultés, mais aussi de voir comment y remédier.

En outre, le calendrier est intéressant, puisque le Parlement va débattre du projet de loi relatif à l'énergie et au climat, d'abord à l'Assemblée – dans les commissions tout au long du mois de juin et dans l'hémicycle à partir du 27 juin – puis au Sénat et peut-être de nouveau, dans le cadre de la navette, au mois de juillet, voire à la rentrée.

La question dont vous vous êtes emparés est importante. Je pense que nous pouvons, effectivement, nous accorder sur ce constat : il existe des freins à la transition énergétique. Nous en sommes d'ailleurs conscients depuis de nombreuses années.

Le premier frein que j'identifie, pour ma part, tient à l'inertie : d'un point de vue humain, donc à la fois social, économique et politique, il est plus simple de continuer à faire ce qu'on fait déjà, de poursuivre dans une voie ouverte dans le passé – un passé plus ou moins lointain, d'ailleurs. On le sait bien, la France vit sur un modèle énergétique qui, contrairement à ce que croient beaucoup de gens, est non pas unique, mais double.

Ce modèle est évidemment dominé par la production d'électricité d'origine nucléaire. La part du nucléaire dans notre pays est extrêmement forte, mais cela n'a pas toujours été le cas : c'est une autre transition énergétique, intervenue dans les années 1970 et 1980 et qui s'est même poursuivie dans les années 1990, qui a permis d'installer la domination du nucléaire dans la production d'électricité. Ce n'est pas un monopole total – j'y reviendrai : nous sommes engagés dans une diversification, y compris en utilisant des moyens de production électrique qui, soit existent depuis très longtemps, comme l'hydroélectricité, soit se développent depuis quelques années, comme l'éolien ou le solaire.

Je viens de parler de l'électricité, mais on aurait évidemment tort de considérer que la politique énergétique en France se cantonne à ce domaine. Certes, l'électricité est un élément très important, et elle prendra de plus en plus d'importance à l'avenir, car l'électrification d'un certain nombre d'usages – non seulement dans les transports, mais aussi, on peut le penser, s'agissant du chauffage – va sans doute s'amplifier, mais la consommation d'énergie ne se résume pas à l'électricité. L'autre pilier de notre politique énergétique consiste dans la lutte contre notre très grande dépendance à l'égard du pétrole. Or, disons-le, cet aspect est très largement absent du débat politique, ce que, personnellement, je regrette – et il s'agit peut-être déjà, en soi, d'un frein à la transition. Nous sommes dépendants du pétrole, mais aussi, dans une moindre mesure, du gaz et, dans une mesure encore plus réduite, du charbon. Les transports sont particulièrement concernés. C'est le cas, massivement, des déplacements par voiture individuelle, mais aussi par car, ou encore du transport de marchandises par camion. Les transports ferroviaires sont en grande partie électrifiés mais ne le sont pas en totalité. Les transports maritime et aérien reposent bien sûr, quant à eux, à 100 % sur les produits pétroliers. Cette dépendance massive au pétrole dans les transports se traduit, sur le plan économique, par une dépendance totale aux importations. Il s'agit d'ailleurs d'un facteur de déséquilibre de notre commerce extérieur.

Pour ce qui est des autres usages des énergies fossiles, l'industrie a encore très largement recours à ces énergies. On a ainsi tendance à oublier que la France continue à importer 13 millions de tonnes de charbon par an, dont 3 millions pour les usages de production électrique et 10 millions pour l'industrie. Nous importons également du gaz, pour le chauffage mais aussi pour des usages industriels. Les dérivés du pétrole peuvent servir eux aussi pour le chauffage.

En partant de ce constat, la transition énergétique vise, à mon sens, deux objectifs. Le premier est de diminuer nos émissions de CO2 – et autres gaz à effet de serre. Le second est de diversifier nos sources d'énergie et nos moyens de production : ce faisant, nous serons à la fois moins dépendants et plus résilients, par exemple en cas de problème avec un certain type de production. Pour atteindre ces deux objectifs, nous considérons qu'il existe deux vecteurs – ne confondons pas, d'ailleurs, les objectifs et les moyens – : les économies d'énergie, pour réduire nos émissions de CO2 et notre dépendance aux produits fossiles, et le développement des énergies renouvelables, en veillant à les diversifier.

S'agissant des énergies renouvelables, nos priorités sont claires. Nous entendons maintenir, voire améliorer, notre potentiel hydroélectrique. À cet égard, je le dis clairement, il ne s'agit pas de construire de nouveaux grands barrages. Il n'y a pas d'opportunités en France pour cela. En revanche, il importe d'améliorer les performances des barrages existants, ce qui pourrait nous permettre de faire passer de 11 % ou 12 % à 15 % la part de l'énergie hydroélectrique dans notre mix. Par ailleurs, nous misons sur deux énergies renouvelables qui n'émettent ni gaz à effet de serre ni déchets nucléaires : le solaire et l'éolien.

En ce qui concerne le premier thème que vous avez évoqué, monsieur le rapporteur, notre vision concernant le mix de production est donc assez claire, et se trouve déclinée concrètement dans la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), document que nous avons non seulement rendu public mais mis en consultation publique depuis la fin du mois de janvier, après sa présentation politique à la fin du mois de novembre 2018 par le Président de la République, le Premier ministre et moi-même.

S'agissant de la consommation également notre vision est claire. Nous l'avons exposée dans les documents décrivant la stratégie nationale bas carbone, dans le cadre de la programmation pluriannuelle de l'énergie. Nous prévoyons, comme je le disais, une augmentation de l'électrification, ce qui ne signifie pas le tout-électrique : dans les transports, notamment, diverses énergies de transition, comme le gaz, pourront prendre le relais des produits pétroliers – c'est vrai dans le transport maritime, mais aussi dans le transport par camion. À terme, dans les moteurs électriques, l'hydrogène constituera une solution alternative aux batteries pour le stockage d'énergie – qui plus est, il s'agira d'une énergie renouvelable. Par ailleurs, la part des carburants d'origine agricole va augmenter, ce qui n'est pas sans poser d'autres questions, concernant à la fois le coût de leur production et leurs effets indirects sur les productions alimentaires – car nous ne voulons pas que ces carburants se substituent à elles. Dans ce domaine aussi des programmes de recherche sont en train de déboucher sur des projets industriels. Il y a également la production de gaz renouvelable : là aussi, nous avons inscrit comme objectif, dans la programmation pluriannuelle de l'énergie, et en application de la loi de transition énergétique de 2015, une proportion de 10 % de la consommation finale de gaz d'origine renouvelable dans dix ans – contre 1 % actuellement. Si l'objectif est ambitieux par rapport à la situation que nous connaissons, le gaz n'en restera pas moins massivement d'origine fossile et importé – en effet, je vous le rappelle, le gaz consommé en France est importé à 100 %.

En ce qui concerne maintenant les freins à la transition énergétique, je voudrais, pour démarrer l'échange entre nous, vous en proposer une liste.

Nous avons bien identifié, depuis de nombreuses années, les freins politiques. En effet, outre l'inertie, dont je parlais en commençant, il existe des freins politiques à l'égard des économies d'énergie comme du développement des énergies renouvelables : ni les unes ni les autres ne vont de soi. L'objectif général, tant qu'on en reste à l'analyse et aux perspectives d'ensemble, peut être assez largement partagé, faire l'objet d'un relatif consensus – je dis bien « relatif », car il n'est pas total, naturellement –, mais dès qu'on passe à l'action et aux moyens d'action, autrement dit à la concrétisation, des oppositions et des controverses se font jour.

Celles-ci peuvent bien sûr être locales mais, d'une façon générale, il n'est jamais simple d'inciter à faire des économies d'énergie : on l'a bien vu à propos de la voiture. Sur ce sujet aussi l'opposition peut être plus marquée dans tel territoire ou dans telle catégorie de population où, objectivement, l'usage de la voiture est plus important. C'est tout aussi vrai, d'ailleurs, concernant le chauffage au fioul ou encore la capacité à réaliser des travaux d'économie d'énergie. On connaît bien tous ces problèmes ; ce sont des freins majeurs, qui nous empêchent souvent d'avancer, d'atteindre nos objectifs et, a fortiori, de nous en fixer de plus ambitieux. Cela dit, je considère qu'il n'y a aucune fatalité à céder devant ces freins politiques – au contraire. Même ce que nous avons vécu au cours des derniers mois montre qu'en réalité un nombre toujours plus important de Français souhaite qu'on en fasse de plus en plus : non seulement la prise de conscience au sujet du climat – et donc de l'énergie – est forte, mais elle se traduit par une volonté d'agir plus vite, plus fort, plus loin.

Il existe, par ailleurs, des freins juridiques. Le cadre juridique qui est le nôtre n'est pas toujours favorable, disons-le, au développement des énergies renouvelables. Force est de reconnaître que, dans certaines périodes, on a augmenté les contraintes – volontairement ou non mais, en ce qui me concerne, je crois assez peu au hasard en politique : je pense donc que c'était souvent volontaire. Depuis quelques années – le mouvement a commencé au cours de la précédente législature et il se poursuit –, il y a eu, au contraire, la volonté de simplifier et d'alléger un certain nombre des contraintes qui avaient été opposées au développement de l'éolien terrestre et maritime, mais aussi des méthaniseurs ou même des installations solaires photovoltaïques.

Il peut y avoir également des freins économiques, qui sont d'ailleurs de divers ordres. Ils peuvent être le fait de personnes qui voient leurs activités se réduire. Ainsi, nous avons programmé la fermeture des centrales à charbon : les entreprises qui les exploitent et leurs salariés freinent ces transformations, ce qui est tout à fait compréhensible. L'obstacle peut aussi être lié tout simplement à la question du coût – je pense, par exemple, aux filières dans lesquelles le coût de production est bien supérieur au prix de marché. Le biogaz – c'est-à-dire le gaz renouvelable – est quatre à cinq fois plus cher, en termes de coût de production, que le gaz importé : c'est là un frein objectif au développement du gaz renouvelable. Pour rééquilibrer la concurrence, il faut soit accorder des subventions soit imposer des taxes sur les énergies fossiles. La situation est la même pour d'autres énergies renouvelables – l'éolien, dans certains secteurs, ou encore le solaire, même si les coûts de production ont considérablement baissé ces dernières années. Les tarifs d'achat garantis permettent de remédier à ces difficultés mais, évidemment, plus les coûts de production seront maîtrisés, plus on se rapprochera des prix de marché.

Parfois, du reste, c'est le prix de marché qui augmente. C'est ce qui s'est produit pour l'électricité depuis deux ans ; cela arrive aussi pour les énergies fossiles. Les prix sont extrêmement volatils, ce qui fait qu'on ne sait absolument pas quelle va être l'évolution, sur le temps long, du prix moyen du fioul, de l'essence, du gaz ou même du charbon. Dès lors, il est extrêmement difficile de bâtir des stratégies économiques, car les investissements nécessaires s'amortissent dans la durée.

Au nombre des enjeux d'ordre économique, il y a également, on le sait bien, la fiscalité. Le débat politique s'est beaucoup focalisé sur la fiscalité carbone, et même parfois, plus précisément encore, sur la fiscalité carbone pour les carburants. Or il faut être bien conscient du fait que la fiscalité carbone est un signal qui permet de dire à des investisseurs qu'il peut être rentable, à l'avenir, d'aller vers d'autres sources d'énergie que les énergies fossiles traditionnelles.

Je vous en donnerai un exemple très concret, avec des conséquences récentes mais très palpables : les réseaux de chaleur renouvelable. Il en a été peu question dans le débat politique, alors qu'ils constituent un élément important pour la transition énergétique. Il importe non seulement de les développer, mais aussi d'encourager le basculement des réseaux existants vers des énergies renouvelables comme le bois, en remplacement du gaz, du fioul ou du charbon. Or les équilibres économiques du secteur sont fragiles : les investissements sont lourds et s'amortissent sur le temps long. Dès que les prix du gaz et du pétrole baissent – en ce moment, ceux du pétrole augmentent, mais ceux du gaz ont plutôt tendance à diminuer –, cela rend l'équilibre économique de ces projets encore plus fragile. Ils pouvaient s'appuyer sur la trajectoire de la taxe carbone : à partir du moment où celle-ci a été interrompue, certains investissements ont tendance à être eux aussi stoppés. On peut faire le même calcul en ce qui concerne le gaz renouvelable : il est évident que cela a un impact direct sur la viabilité des projets.

Enfin, il y a les freins que l'on pourrait qualifier d'« administratifs », ou de « procéduraux » : j'ai parlé tout à l'heure des freins juridiques, mais la multiplication des contentieux et des recours est elle aussi un frein. Beaucoup de gens disent que les procédures sont longues ; en réalité, il y a certes les procédures administratives d'instruction des dossiers – nous les avons déjà raccourcies et sommes prêts à aller encore plus loin –, mais il y a surtout une chose qu'aucun pouvoir politique national ou local ne maîtrise, pas davantage que les entreprises, et qui constitue un aléa majeur : les recours. Leur nombre est important et ceux qui les introduisent sont déterminés à épuiser toutes les voies possibles, c'est-à-dire, je le rappelle, le tribunal administratif, puis la cour administrative d'appel, enfin le Conseil d'État. Le jugement de ces recours prend du temps – ce n'est pas du tout là une critique à l'égard de nos juridictions administratives : j'en fais simplement le constat.

Les Français, d'ailleurs, ne comprennent pas ces délais ; ils pensent que c'est l'État qui en est responsable. Quand ils entendent « Conseil d'État », ils se disent qu'il s'agit d'un organe de l'État, et donc que, si le temps d'instruction des recours est important, c'est parce que l'État ne veut pas développer les énergies renouvelables. On entend même, ce qui est plus étonnant, certains élus – notamment locaux – parler d'un manque de volontarisme de l'État. Ce n'est pas du tout le cas. S'agissant de l'éolien en mer, par exemple, nous sommes confrontés à des recours qui retardent la réalisation des projets. À cet égard, même quand on a levé certains freins, on en découvre tous les jours de nouveaux, malheureusement. Mme Battistel, qui était, comme moi, députée durant les précédentes législatures, se souvient certainement que le développement de l'éolien offshore, au départ, a été un choix politique visant à éviter les conflits avec les riverains. En effet, on s'était dit que, par définition, en mer, il n'y avait pas d'habitants. Il peut y avoir des conflits découlant d'autres usages de la mer, notamment avec les pêcheurs, mais, en général, ils sont réglés avant les autorisations de projet. Eh bien, le Conseil d'État vient de reconnaître à des associations d'habitants du littoral l'intérêt à agir concernant des éoliennes au large, alors qu'elles avaient été déboutées devant le tribunal administratif et la cour administrative d'appel. Autrement dit, le pari qui avait été fait il y a maintenant près de dix ans se trouve remis en cause par une décision liée à un contentieux, ce qui n'a donc rien à voir avec une loi qui aurait été prise pour freiner le développement des éoliennes. Je considère, pour ma part, qu'il faudra tirer des conséquences législatives de cette situation. Je ne sais pas quelles seront vos propositions en la matière, mais je souhaite que vous en fassiez.

Voilà les quelques exemples que je voulais vous donner. Au total, je considère que nous avons désormais une vision plus claire de ce que l'on appelle la transition énergétique, vers où nous voulons aller et comment nous entendons le faire, en décrivant les étapes – c'est la stratégie nationale de la France en matière d'énergie pour les dix années à venir, avec la programmation pluriannuelle de l'énergie et les dispositions de la loi de transition énergétique de 2015. Au-delà de cette vision, nous devons sans cesse nous efforcer de lever les freins, tout en reconnaissant bien évidemment aux citoyens et aux élus locaux le droit d'être associés à travers les procédures de concertation et de consultation, destinées à assurer la transparence, sans pour autant que celles-ci deviennent des courses d'obstacles n'ayant d'autre but que d'empêcher de faire.

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