Le plan de relance proposé par les Instituts Jacques Delors de Bruxelles et Paris sera rendu public le 14 mai. C'est un plan partiel, puisqu'il se focalise sur cinq secteurs –bâtiment, mobilité routière, traitement des déchets, innovation et tourisme côtier –, mais très élaboré et détaillé. Il prévoit un montant d'ensemble de 800 milliards d'investissements pour créer de l'emploi et accélérer la transition énergétique. Cette occasion inédite de combiner relance économique et transformation écologique est rendue possible par les sommes allouées, sans précédent. Ces investissements massifs devront être déployés à très court terme, hors de tout labyrinthe de décisions préalables. Aussi les critères d'immédiateté et de simplicité ont-ils été essentiels dans notre sélection.
Ce plan est affaire de contenu, de taille, de financement et de mise en œuvre. La conséquence sociale de la crise économique, elle-même conséquence de la crise sanitaire, étant catastrophique, elle requiert un effort de soutien de l'économie et des entreprises, dans des conditions qui permettent d'accélérer l'avènement d'un système économique moins stressant pour la nature et les humains. À l'instar de MM. Breton et Gentiloni, nous évaluons l'effort global de l'ordre du 1 000 ou 1 500 milliards. De son côté, Berlin vise plutôt 200 à 300 milliards. La réponse à la question du financement – quel degré d'utilisation du bilan de l'Union pour ce plan ? – est donc à Berlin, étant précisé que ce bilan n'est pas la somme de ceux des États membres. Il s'agit également de savoir quel tuyau de financement sera utilisé, avec quelle règle de proportion entre les prêts et les dons. Un réel effet déclencheur, sur le plan économique et de l'emploi, impose que l'Union emprunte sur son bilan pour fournir des subventions et pas seulement consentir des prêts. Les discussions seront inévitablement compliquées.
Les sujets du budget communautaire et des perspectives financières, qui sont la programmation à sept ans des budgets de l'Union en fonction de sa stratégie, méritent d'être déliés. Premier problème : savoir s'il faut passer par le budget communautaire. Un autre : le plan de relance doit-il s'inscrire dans de nouvelles perspectives financières. Ma position diffère de celle de la Commission, qui considère qu'il faut adapter les perspectives financières déjà esquissées. Je pense que ces veilles perspectives sont dépassées et qu'il est prématuré de définir la stratégie européenne à sept ans en dehors de la nécessité d'un plan de relance immédiat : les incertitudes sont trop nombreuses. Si l'Union manque cette étape d'un plan de relance immédiat, il est difficile de savoir si elle sortira affaiblie ou renforcée de cette crise.
Jacques Delors avait coutume de dire qu'à Bruxelles, il n'y a pas beaucoup de pompiers mais beaucoup d'architectes. Je ne reproche donc pas aux institutions européennes de n'avoir pas été très bonnes dans le rôle de pompier au début de la crise : ce n'est pas leur métier. La situation s'est améliorée quand l'Union a exercé des compétences de coordination en co-volonté avec les États membres. Néanmoins, son avantage comparatif n'est pas dans le régalien, mais dans l'architecture de l'avenir, donc dans le plan de relance, même si la crise le rend très urgent.
La question de la dépendance est très importante. Cette crise a mis en relief la fragilité de chaînes d'approvisionnement, à un degré limité du fait des restrictions aux exportations décidées y compris par l'Union européenne, et bien plus largement en raison des failles des maillons logistiques qui nous relient aux économiques asiatiques, en particulier chinoise. Je souscris à l'idée selon laquelle il faudra, dans certains secteurs stratégiques ou critiques, remanier ces chaînes pour les rendre moins fragiles et plus résilientes. De quelle manière ? En installant des stocks tampons dans les divers États des chaînes de production manufacturière ? En diversifiant les chaînes d'approvisionnement ou en rapatriant complètement certaines chaînes de production, avec les risques en cas de crise locale ? Faut-il le faire au niveau européen et comment ? Des voix plaident pour le niveau national. Pourtant, si la relocalisation de certaines productions a un sens, le prix du risque augmentera nécessairement. Dans le capitalisme de marché globalisé, c'est une affaire de prix relatif. Il n'y aura pas déglobalisation, car la technologie ne revient pas en arrière, mais un modèle de globalisation un peu différent. Je souhaite que l'on tire les leçons de cette crise en essayant de réformer le capitalisme de marché, en le rendant plus résilient, plus soutenable et moins stressant pour la nature et pour les gens – mais ce sera au prix d'une certaine perte d'efficacité.
S'agissant de l'OMC, l'Union européenne a été à la hauteur de son poids géoéconomique, donc de son marché intérieur. Son influence et sa puissance lui ont permis de prendre l'initiative de répondre à la prise d'otages du mécanisme de règlement des différends et de la Cour d'appel par les Américains. En montant une coalition avec d'autres États membres de l'OMC, et pas des moindres, l'Union européenne a enfin pu se passer des Américains qui faisaient de l'obstruction. Cette solution n'est peut-être pas pérenne, mais elle permet de maintenir l'idée que l'OMC est fondée sur des règles et que si celles-ci sont enfreintes, un mécanisme contraignant de règlement des différends se met en place.
Avec la Conférence sur l'avenir de l'Europe, l'occasion est offerte de réétudier le projet européen en sortie de crise, en examinant ce qui va et ce qui doit changer, et de créer un dialogue citoyen. Cette perspective semble pertinente à plusieurs conditions, auxquelles l'Institut Jacques Delors travaille et qui tiennent à la nature du mandat et à l'exercice de la conférence, mais aussi à l'engagement des États membres que ses résultats se traduiront par des réformes. Si j'avais une seule proposition à formuler pour qu'elle change quelque chose dans l'Union, ce serait la suppression de la règle de l'unanimité et le passage à la majorité. D'aucuns rétorqueront qu'il existe déjà des passerelles et qu'il peut être décidé, à l'unanimité, de passer à la majorité. Mais on ne l'a jamais fait, et si on ne le fait pas sous forme constitutionnelle et institutionnelle, il ne se passera jamais rien.
Je tiens à la formule citée par Mme Merkel, pour la lui avoir soufflée ! Je l'avais trouvée dans un rapport de la Banque mondiale et c'est une assez bonne manière de définir une partie du modèle européen. En fait, seuls les Européens eux-mêmes peinent à définir leur modèle, l'appartenance et l'identité étant des questions narratives essentielles auxquelles je travaille avec le réseau de la chaire d'anthropologie de l'Europe contemporaine. C'est ce que j'appelle la face nord de l'intégration européenne, que nous n'avons pas encore assez empruntée !