Intervention de Pascal Lamy

Réunion du mardi 12 mai 2020 à 17h00
Commission des affaires européennes

Pascal Lamy, président de l'Institut Jacques Delors :

Cette crise porte un risque alimentaire élevé pour certaines parties du monde, où les victimes de la famine risquent d'être plus nombreuses que celles du virus, du fait de l'interruption des chaînes logistiques et humaines : dans des pays de l'hémisphère sud et bientôt du nord, les récoltes restent sur pied. Pour l'instant, ce risque ne concerne pas l'Europe, où le commerce intérieur est resté actif dans la filière alimentaire.

S'agissant de la productivité de l'agriculture, il est inexact que les Européens seraient alourdis par des contraintes sanitaires que les autres n'auraient pas à respecter : à l'exception d'œufs pondus par des poules dont les cages sont plus petites que celles imposées par les normes européennes, il n'entre pas sur le territoire européen de produit agricole ou alimentaire qui ne corresponde pas à nos normes. En outre, j'ai le sentiment que ces normes seront renforcées car si la crise Covid change quelque chose au modèle capitaliste tel qu'on le connaît, ce sera vers davantage de précaution. Tel sera le nouveau prix du risque, qui s'appliquera en matière de santé, sanitaire, phytosanitaire et environnementale. Ce n'est pas nécessairement une mauvaise nouvelle pour les producteurs européens. Reste à traiter la question du prix du carbone. Le 3 juin, l'Institut Jacques Delors Bruxelles présentera la maquette complète d'un système d'ajustement carbone à la frontière, d'abord dans certains secteurs, puis étendu à l'agriculture.

M. Trump a pris des libertés vis-à-vis des règles de l'OMC, mais les Européens ont systématiquement rétorqué. C'est un exercice auquel l'Union est accoutumée.

L'incidence de la pandémie sur l'économie est catastrophique. Mais le choix d'arrêter les économies montre que le prix de la vie humaine est beaucoup plus élevé qu'avant, même s'il a pour conséquences d'importantes séquelles économiques, sociales et probablement politiques. Cette crise étant de loin la plus grave que l'économie mondiale a connue depuis 75 ans, elle rend absolument nécessaires des plans de relance.

S'agissant de l'autonomie stratégique, identifions correctement le problème avant de trouver des solutions plus ou moins graduées, sans oublier que d'autres auront leur propre idée de ce qui est critique ou stratégique. En discuter entre Européens va de soi, le faire avec d'autres pays semble conseillé.

Le contrôle des investissements étrangers dans les pays européens doit être renforcé. Ce n'est pas une compétence de l'Union, mais une décision européenne visant à coordonner les systèmes nationaux de contrôle. Une récente note de l'Institut Jacques Delors Paris propose des pistes d'amélioration rapide en la matière.

Le protectionnisme, qui protège les producteurs de la concurrence étrangère, comme le « précautionnisme » qui vise à protéger les populations de risques, ont un effet sur le commerce international : le premier en maintenant des producteurs moins efficaces, la différence étant payée par le consommateur ; le second en administrant des niveaux de précaution à la frontière différents. La précaution – je n'ai rien contre – est plus difficile que la protection, car elle ne fonctionne jamais à la baisse. C'est un domaine subjectif par essence.

Nous devrons vivre avec la rivalité sino-américaine, que la crise a plutôt renforcée.

Le multilatéralisme souffrira de la crise. Le monde post-covid sera plus divisé, plus fragmenté, plus polarisé. Nos sociétés aussi, ce qui n'est pas une bonne nouvelle pour la coopération internationale – sauf à renforcer l'Europe comme acteur intermédiaire. Nous en discuterons au Forum de Paris pour la paix que je présiderai mi-novembre. Je ne suis pas des plus optimistes et je reste dans l'idée que les questions de gouvernance globale doivent être mises entre les mains d'autres que les souverains et les diplomates : la société civile, les entreprises, les grandes collectivités locales et les grandes institutions académiques doivent avoir voix au chapitre dans des coalitions de projets.

Pour que les Allemands fassent davantage preuve de solidarité, il faut influencer le débat politique national afin que la chancelière accepte d'aller au-delà des notions conventionnelles. L'Institut Jacques Delors Berlin a récemment publié une tribune affirmant que l'Allemagne se trompe.

Cultiver du lin à Dieppe, l'envoyer en Chine puis en Italie peut sembler curieux. Mais la France ne sait plus tisser le lin et les Italiens sont meilleurs que nous en confection. Tout cela a un coût, et la solution consiste à « pricer » le carbone au bon niveau. Une partie de l'échange international pourrait alors être localisée différemment, avec des filatures en Afrique. Le bon sens passe par un bon prix du carbone, et non par une réorganisation de force qui ne permettrait pas à nos produits d'être compétitifs.

Un code européen des affaires n'a jamais été possible par manque d'efforts et parce que le projet ne doit pas être conduit par une assemblée de juristes. Il faut passer par des macro-normes agréées au niveau politique, décomposées ensuite en moyennes puis petites normes. Il existe un statut de société européenne, dont le commissaire Breton était un grand fervent et auquel je suis très favorable.

S'écouter est, effectivement, indispensable.

S'agissant de la Chine et des aides d'État, la bataille va continuer. Quand les pays occidentaux subventionnaient leur économie à 5 % et les Chinois à 30 %, les perspectives d'accord étaient improbables. Mais, nos subventions étant à 20 % ou 25 %, il suffit que la Chine reste à 30 % pour que le problème soit un peu moins compliqué à régler.

S'agissant du lien emploi/écologie, je vous renvoie à nos annonces du 14 mai, étant entendu qu'il est impératif que ce plan de relance démarre maintenant – raison pour laquelle je préfère qu'on le dissocie de la discussion sur les perspectives financières.

Concernant le PIB, la croissance se mesure avec les prix de marché. Tant qu'il n'y aura pas de prix du carbone correct et correspondant aux externalités, ces mesures seront faussées. C'est parce que je le déplore que je soutiens les démarches visant à augmenter ce prix.

La Cour de Karlsruhe est connue pour avoir une interprétation très étroite des transferts de souveraineté permis par la constitution allemande. Certes, celle-ci mériterait d'être alignée sur d'autres constitutions européennes qui autorisent ces transferts dans des conditions plus faciles. Reste que l'Allemagne a souscrit au principe selon lequel les décisions de la Cour de justice européenne prévalent sur celles des cours nationales. Ainsi, si la cour de Luxembourg valide l'interprétation que la BCE fait de son mandat, celle de Karlsruhe ne peut s'y opposer. Et si le gouvernement allemand se pliait à une décision de cette dernière, il se mettrait en infraction du point de vue des obligations communautaires. L'avis de la Cour n'est donc pas un problème majeur. En témoigne d'ailleurs la réaction des marchés.

L'identité européenne est un de mes dadas ! Je soutiens ainsi différentes chaires d'anthropologie européenne. Celle de l'université catholique de Louvain a publié l'an dernier, avec Normale Sup et l'Institut d'études avancées, une étude intitulée « Les figures du froid en Europe : les avatars potentiels d'un nouveau récit européen ? », qui met en avant les racines d'une identité européenne commune. Les Européens sont éduqués dans leurs différences, et ils en sont curieux. Les sondages montrent que ces différences sont entretenues par la proximité, pour des raisons de construction identitaire : les Français se voient ainsi plus différents des Allemands que des Polonais, et plus différents des Belges que des Suédois.

Je ne crois pas que la solidarité européenne passe par la mutualisation de toutes les dettes des États, et je comprends à certains égards les objections à l'idée de transfert qui dérange tant les Allemands. Pour autant, nous devons franchir des pas supplémentaires dans la solidarité européenne, ce qui passera inévitablement par une augmentation du budget européen. La solidarité à 1 % du PIB n'a pas beaucoup de sens. Doubler ou tripler cette part, ce qu'il faudra probablement faire pour financer le plan de relance, donnera du sens.

Concernant le Pacte vert et la politique commerciale, je vous renvoie à la série Comment verdir la politique commerciale de l'Union : oui, mais comment ? en ligne sur le site de l'Institut Jacques Delors de Paris.

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