Intervention de Christophe Jerretie

Réunion du jeudi 28 mai 2020 à 10h30
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaChristophe Jerretie, rapporteur :

. En préambule, je souhaiterais faire deux précisions.

La première est que, compte tenu de la technicité du sujet, il m'a semblé utile de donner dans mon rapport écrit à la fois une vue d'ensemble du paysage réglementaire, tout étant étroitement imbriqué, et de faire œuvre de pédagogie dans la discussion orale. Si le rapport est peut-être assez long, je m'efforcerai d'être plus synthétique à l'oral.

La seconde précision, c'est que ce rapport, dont la présentation avait initialement été prévue fin février, a été rédigé avant la crise du coronavirus. Les incertitudes sur la crise économique qui en découlent sont trop fortes, à ce stade, pour en tirer des conclusions sur ses conséquences sur le système bancaire. C'est pourquoi il ne m'a pas paru nécessaire de modifier substantiellement le rapport rédigé avant la crise, deux paragraphes ayant été seulement ajoutés.

Deux choses me paraissent toutefois évidentes. Premièrement, la crise économique qui ne fait que commencer s'annonce d'une violence telle qu'elle aura nécessairement un impact sur les banques. Dans le pire des cas, une extension de la crise aux dettes souveraines pourrait se transmettre dans certains pays au secteur bancaire, j'y reviendrai. Cela fera partie des discussions autour de l'Union bancaire et de mes réflexions à la fin du rapport. Deuxièmement, et c'est le point positif, les banques, qui ne sont cette fois en rien à l'origine de la crise, l'abordent en étant beaucoup plus solides qu'en 2008. Leurs ratios de fonds propres et leurs coussins de liquidité ont été sensiblement renforcés. Le ratio de fonds propres de catégorie 1 des banques de la zone euro était ainsi de 15,5 % en 2019 contre 8,8 % en 2008.

Mon premier constat, c'est que beaucoup a été fait depuis la crise financière, en un temps somme toute réduit, pour améliorer la stabilité du système bancaire européen, en particulier entre 2012 et 2014. L'activité des banques européennes est désormais encadrée par un corpus juridique extrêmement volumineux, dont je vais présenter à gros traits l'architecture.

Le socle de la réglementation bancaire en Europe est ce qu'on appelle le « règlement uniforme », qui rassemble une série de directives et de règlements s'appliquant dans l'ensemble des 27 pays de l'Union européenne. Ces textes fixent les règles communes dans trois grands domaines : les exigences de fonds propres que les banques doivent respecter ; la prévention et la gestion des défaillances bancaires ; et la protection des déposants.

Deuxième niveau, sur ce socle commun aux 27, les 19 membres de la zone euro ont bâti l'union bancaire, censée reposer sur trois piliers : un mécanisme de supervision unique, un mécanisme de résolution unique et un système européen de garantie des dépôts.

Où en sommes-nous aujourd'hui ? Le premier sujet est celui des exigences de fonds propres. Les textes européens ont rendu applicables aux banques de l'Union les normes décidées au niveau international dans le cadre des accords de Bâle III. Les banques, en particulier françaises, se plaignent des coûts découlant de ces exigences. Il faut reconnaître que ces coûts sont réels, mais, grâce à ces règles prudentielles, les banques européennes sont nettement plus solides aujourd'hui qu'il y a dix ans. Je vous renvoie à mon rapport écrit pour les chiffres, mais elles ont nettement plus de fonds propres, une situation de liquidité satisfaisante et sont moins dépendantes à l'égard des financements à court terme. À la fin du mois d'avril, consultée préalablement à la validation de la création du soutien de crise pandémique dans le cadre du mécanisme européen de stabilité, la BCE a certifié que toutes les banques sous sa responsabilité respectaient leurs exigences de fonds propres, tant du point de vue du pilier 1, c'est-à-dire les exigences minimales obligatoires pour toutes les banques, que du pilier 2, les exigences supplémentaires éventuellement fixées pour chaque banque par le superviseur. Sous la houlette de la Commission et de la BCE, les banques ont également fortement réduit leur taux de prêts non performants.

Pour la gestion des défaillances bancaires, la directive de 2014 a mis en place des outils pour prévenir les difficultés (plans de redressement et plans de résolution), doté les autorités de résolution de moyens d'intervention précoce pour éviter que la situation d'une banque ne se détériore et mis à la disposition des autorités de résolution une procédure de résolution qui leur permet, lorsque la banque est défaillante ou susceptible de le devenir, d'intervenir directement auprès de la banque.

Par exemple, l'un des instruments à la disposition des autorités de résolution est le renflouement interne, qui permet de faire contribuer les actionnaires et créanciers à l'absorption des pertes. Pour rendre possible le renflouement interne dans des délais compatibles avec l'urgence d'une procédure de résolution, les banques doivent constituer des coussins de fonds propres et de dette utilisables pour le renflouement interne. L'exigence minimale de fonds propres et d'engagements éligibles, la MREL, permet ainsi en quelque sorte de « flécher » certains passifs pour le renflouement interne. Un renflouement interne de 8 % est obligatoire pour avoir recours aux fonds de résolution mis en place au niveau national et progressivement transférés au fonds de résolution unique pour les pays de la zone euro. Ces fonds de résolution, alimentés par les contributions des banques à hauteur de 1 % des dépôts d'ici 2024, ont vocation à apporter un soutien aux banques dont les défaillances doivent être résolues, à indemniser les actionnaires si la résolution se traduit pour eux par une perte supérieure à celle qu'ils auraient subie en cas de faillite ou à procéder à des recapitalisations.

Nous avons peu de recul sur ces outils jusqu'à présent. La procédure de résolution, très complexe, n'a réellement été utilisée qu'une seule fois, pour un cas relativement simple en Espagne. Les États cherchent à éviter le renflouement interne. En pratique, les actionnaires et créanciers des banques ne sont en effet pas nécessairement de gros capitalistes. En Italie, notamment, la fiscalité incitait les petits épargnants à détenir des titres de leur banque. Les déposants que l'on cherche à protéger par le renflouement interne sont donc parfois les mêmes que les actionnaires que la procédure met à contribution !

Troisième volet du règlement uniforme, une directive de 2014 a harmonisé et renforcé la protection des déposants dans l'ensemble de l'Union, notamment en instaurant un financement ex ante des systèmes de garantie des dépôts, en réduisant le délai de remboursement des déposants à 7 jours d'ici 2024 et en rehaussant le plafond d'indemnisation au-delà de 100 000 € pour certains dépôts exceptionnels temporaires, par exemple à la suite d'une vente immobilière.

Pour ce qui concerne l'union bancaire, le mécanisme de surveillance unique est pleinement opérationnel depuis la fin de l'année 2014. Il a pour objet de contrôler le respect des exigences prudentielles par les banques, de déceler les faiblesses à un stade précoce et de veiller à ce que des mesures soient prises pour remédier à ces faiblesses. Ce mécanisme est organisé en deux niveaux : la BCE supervise directement les 115 banques les plus importantes, qui détiennent près de 82 % des actifs bancaires de la zone euro. De l'avis de tous mes interlocuteurs, la BCE s'est forgée en peu de temps une réputation solide d'autorité indépendante et rigoureuse et deux banques importantes sont désormais supervisées avec le même sérieux quel que soit leur pays d'origine. C'est un succès incontestable pour la stabilité du système bancaire selon les personnes auditionnées.

Les banques moins importantes restent pour leur part soumises au contrôle des autorités nationales, sous la coordination de la BCE. Il aurait sans doute été difficile de confier la supervision de l'ensemble des banques à la BCE et l'Allemagne et l'Italie, notamment, y étaient opposées.

Pour ce qui concerne le deuxième pilier de l'union bancaire, la résolution, nous sommes au milieu du gué. Le Conseil de résolution unique, qui est l'autorité de résolution compétente pour les 128 plus grands groupes, est opérationnel. Le fonds de résolution unique est encore en cours de construction. Il devrait atteindre environ 65 milliards d'euros d'ici 2024, nous en sommes à un peu plus de la moitié en 2020. Enfin, le troisième pilier de l'union bancaire, le système européen de garantie des dépôts, n'a pas progressé. Nous avons toujours 19 systèmes nationaux imparfaitement harmonisés.

Comme vous le voyez, si beaucoup de choses ont été faites depuis la crise financière pour améliorer la stabilité du système bancaire, le chantier est loin d'être terminé. J'ai retenu plusieurs points d'amélioration.

L'achèvement de l'union bancaire suppose tout d'abord l'achèvement de la mise en place des outils de résolution déjà présents dans la législation européenne et pour lesquels une entrée en vigueur échelonnée était prévue jusqu'à 2024. Le fonds de résolution unique doit en outre être complété par un filet de sécurité pour le cas où ses ressources s'avéreraient insuffisantes. Je rappelle qu'il devrait être doté d'environ 65 milliards d'euros, alors que les banques vraiment systémiques ont des bilans supérieurs à 500 milliards d'euros. L'Eurogroupe s'est mis d'accord en décembre 2019 pour un filet de sécurité de 68 milliards d'euros fourni par le mécanisme européen de stabilité mais cet accord n'a pas encore pu être traduit juridiquement en raison des réserves de l'Italie sur un autre aspect de la réforme du MES. La réforme du traité MES doit rester une priorité pour que le filet de sécurité puisse entrer en vigueur, au plus tard, en 2024.

Le cadre de résolution devrait également prévoir un mécanisme de fourniture de liquidités en urgence en cas de résolution. L'objectif est d'éviter qu'une banque « réparée » fasse défaut faute de liquidité. Cette nécessité est reconnue, mais il ne semble pas y avoir de piste très précise à l'heure pour mettre en place ce mécanisme.

Sur le troisième pilier de l'union bancaire, le système européen d'assurance des dépôts, presque tout reste à faire : la proposition de règlement de 2015 reste dans les limbes. Lors de son audition, le gouverneur de la banque de France a estimé que, même si la garantie européenne des dépôts était importante symboliquement et plus parlante pour le grand public, elle était peut-être moins urgente que l'achèvement du « pilier » résolution. En effet, si la résolution fonctionne bien, les problèmes des grandes banques sont résolus par ce mécanisme.

Il est certain que le sujet d'assurance des dépôts est difficile à aborder politiquement. Les discussions sur ce système commun butent toujours sur les réticences de certains pays, schématiquement les pays du nord, à partager les risques avant qu'ils soient réduits. De plus, une partie substantielle de la supervision est restée au niveau national, or certains suspectent les superviseurs nationaux de certains pays du sud de laxisme.

Même s'il ne faut pas s'attendre à une évolution très rapide sur ce dossier, on sent une évolution, notamment du côté de l'Allemagne, qui a montré une ouverture à un système de réassurance en trois temps, avec une première phase où le système européen pourrait fournir des liquidités au système national, sans partage des pertes. C'est sans doute vers une telle démarche progressive qu'il faut s'orienter.

La mise en place de la garantie européenne des dépôts bute aussi sur l'exposition des banques de certains pays à la dette souveraine. Ceci m'amène à une des sujets pour lesquels les objectifs de l'union bancaire n'ont pas été atteints : la rupture du lien entre les banques et les États.

Le transfert de la supervision des grandes banques à la BCE a certes permis de rompre la trop grande proximité qui pouvait exister entre le superviseur et le supervisé et la procédure mise en place pour la résolution vise à éviter l'utilisation d'argent public pour la restructuration des banques défaillantes, mais les liens entre les banques et les États restent forts.

D'une part, la directive sur la résolution et les règles relatives aux aides d'État laissent de nombreuses possibilités pour les États de venir en aide aux banques. D'autre part, les systèmes de garantie des dépôts restent nationaux. Or, dans l'hypothèse où un de ces systèmes s'avérerait insuffisant pour indemniser les déposants, il serait politiquement extrêmement difficile pour un gouvernement de ne pas intervenir. Enfin, et surtout, dans certains pays, notamment les pays du sud comme l'Italie, l'Espagne et le Portugal, les banques détiennent une part très significative de la dette souveraine. Cela fragilise les banques en cas de crise de la dette souveraine et les États en cas de crise bancaire. C'est un sujet à la fois très sensible politiquement et techniquement très complexe.

Ces États ont besoin des banques pour placer leurs obligations et elles jouent un rôle de stabilisation en cas de fuite des investisseurs étrangers. Du côté des banques, le risque souverain a toujours bénéficié d'un traitement prudentiel privilégié. Le comité de Bâle s'est penché sur le traitement réglementaire du risque souverain, mais sans parvenir à un consensus. En tout état de cause, toute évolution en ce domaine devrait être extrêmement progressive pour ne fragiliser ni les banques ni les États. C'est un sujet éminemment politique.

Le biais national se traduit par une grande fragmentation du marché bancaire européen. La mise en place du règlement uniforme et la création de l'union bancaire sont loin d'avoir permis de passer de dix-neuf marchés nationaux à un marché réellement européen qui permettrait aux banques d'être moins exposées à des chocs asymétriques et aux entreprises de bénéficier de financements plus diversifiés grâce à une meilleure circulation des capitaux.

En plus du clivage nord sud, l'union bancaire est traversée par un clivage entre pays « d'origine », où se situent les sièges des groupes bancaires, et pays « d'accueil » dont les filiales des groupes précédents constituent une part importante du système bancaire. Si les premiers cherchent à favoriser un marché véritablement intégré, les seconds, plus nombreux, cherchent à obtenir le maximum de garanties pour les filiales exerçant sur leur sol, ce qui oblige les banques transfrontières à détenir des montants minimums de fonds propres et de liquidités dans chaque pays. La France se trouve souvent isolée, avec les Pays-Bas, pour tenter de mettre fin à ce cloisonnement. Ce serait certainement plus simple avec un système commun de garantie des dépôts. Il faudrait sans doute également imaginer des moyens de rassurer les pays d'accueil qui ne soient pas incompatibles avec une approche consolidée au niveau du groupe. La fragmentation est également favorisée par l'existence de procédures nationales différentes en cas de liquidation d'une banque, ce qui conduit, de fait, à une protection inégale des actionnaires et des créanciers selon le pays. Une harmonisation des régimes nationaux de faillites serait nécessaire.

Enfin, j'en arrive au dernier point en matière d'objectifs non-atteints : le problème de la rentabilité des banques européennes, qui sera certainement aggravé, au moins temporairement par la crise actuelle. Il ne s'agit pas de vouloir absolument enrichir les actionnaires, mais une banque rentable est plus résistante et plus susceptible d'encaisser les pertes en cas de crise. Pour améliorer leur rentabilité, les banques européennes doivent absolument relever le défi de la numérisation. Certains pays ont encore beaucoup de petites banques, une certaine consolidation est nécessaire. L'Italie a entrepris un gros travail en la matière avec la réforme du crédit coopératif, très présent sur son sol. L'Allemagne, qui rassemble plus du tiers des banques de la zone euro, devra sans doute également rationaliser son organisation.

Pour ce qui nous concerne, en France, nous devons veiller, sans renoncer à des exigences utiles à la stabilité financière, à ce que la transposition des règles du comité de Bâle dans l'Union européenne ne défavorise pas les banques européennes par rapport aux banques américaines ; l'Assemblée nationale a déjà adopté une résolution à ce sujet, portée par le président Woerth, en début d'année.

Pour conclure, le travail accompli depuis la crise financière de 2008 a permis de renforcer la stabilité du système bancaire européen, mais il est inachevé comme nous venons de le voir. Je considère, et je ne suis pas le seul, que la crise actuelle constituera le premier « stress test » grandeur nature de l'efficacité des nouvelles règles. Nous pourrons faire un bilan dans six mois.

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