Je me réjouis que nous ayons ce débat sur un sujet extrêmement important. Nous le devons à notre collègue Fabrice Brun, mais aussi à la députée européenne Nathalie Colin-Oesterlé, qui a rendu un rapport très intéressant sur cette question stratégique, et je leur rends hommage. Je m'étonne que, sur un sujet aussi important, tous les groupes n'aient pas jugé nécessaire d'être présents lors de cette réunion – je pense notamment aux groupes de gauche.
Je dois dire que je suis très gêné par le contenu du rapport. À cet égard, le fait que Fabrice Brun se sente obligé de qualifier le protectionnisme d'« intelligent » est très révélateur : cela montre que, spontanément, on a tendance à considérer que le protectionnisme est idiot – cela me fait un peu penser au porte-avions « pas coûteux », que l'on a un peu de mal à se représenter… Ce qui me gêne en réalité, c'est le côté hétéroclite et parfois obscur des objectifs poursuivis. Ainsi, je trouve que l'expression « produits pharmaceutiques essentiels » n'est pas pertinente, car on ne voit pas bien ce que signifie l'adjectif « essentiel » dans ce contexte. En tout état de cause, le caractère essentiel d'un produit pharmaceutique doit être jugé à l'aune de critères précis. Quels sont, en l'occurrence, les critères dont le non-respect a posé problème à l'Union européenne durant la pandémie et au-delà ?
Si l'on peut d'abord penser à la disponibilité, puisque nous avons été confrontés à des ruptures d'approvisionnement, les causes de ces ruptures ne me semblent pas à rechercher principalement dans le fait que les médicaments sont produits en dehors de la France ou de l'Europe : elles sont en fait dues à une demande massive, immédiate et improvisée, à laquelle les producteurs, quels qu'ils soient, ont eu du mal à s'adapter. En revanche, je suis très sensible à l'argumentation fondée sur l'idée que le surstockage peut avoir des effets néfastes indirects. Celui-ci est le revers de la médaille de la pénurie : c'est parce qu'il y en a trop à un endroit qu'il en manque ailleurs ! Les problèmes de disponibilité peuvent cependant avoir d'autres causes, notamment une concentration excessive de la production, indépendamment de sa localisation : du fait qu'ils sont très peu nombreux, les producteurs contrôlent assez facilement le marché. On peut aussi imaginer – cela n'a pas vraiment été le cas, mais il s'en est fallu de peu – que surviennent des phénomènes de rareté organisés pour des raisons politiques : si nous avions des relations commerciales avec la Corée du Nord, par exemple, nous n'aurions sans doute pas une grande confiance en cet État pour nous approvisionner régulièrement. Nous sommes en fait confrontés à des causes multiples, de différentes natures – le pic de demande, la concentration de la production, et des phénomènes de stockage pouvant eux-mêmes avoir une cause géostratégique –, et sur lesquelles on ne peut porter un jugement unique.
Le deuxième critère essentiel est celui du prix, que nous souhaitons aussi bas que possible – à niveau de sécurité constant, évidemment. Il s'agit d'un facteur dont nous ne pouvons faire abstraction, par exemple en introduisant, par l'application de droits de douane, une majoration des prix qui serait mise à la charge de la sécurité sociale française – ou des patients eux-mêmes, car tous les médicaments ne sont pas intégralement remboursés.
Le troisième critère essentiel est celui de la sécurité, notamment pour les génériques, qui ne seraient pas toujours produits dans des conditions satisfaisantes. Là encore, ce problème ne saurait se résoudre en diminuant la part des produits pharmaceutiques importés : il concerne tous les produits, qu'ils soient fabriqués en France ou à l'étranger.
Enfin se pose la question de la « souveraineté » en matière de production de médicaments. Je n'aime guère ce terme et je suis d'ailleurs en désaccord sur ce point avec le Président de la République, qui ferait sans doute mieux de parler d'« indépendance » – Jean-Yves Le Drian, avec qui j'ai eu une conversation à ce sujet, semble d'ailleurs partager mon point de vue. J'en profite pour vous faire remarquer, chers collègues, que le général de Gaulle n'a jamais employé le mot « souveraineté », sauf pour désigner le rétablissement de la souveraineté juridique des États récemment décolonisés : en dehors de cela, il parlait d'« indépendance ». La souveraineté n'a rien à voir avec cela : c'est la compétence de la compétence ; en d'autres termes, c'est l'Europe qui dit à l'ensemble des États qui la composent ce qu'ils doivent ou ne doivent pas faire. Or, notre système est celui de compétences déléguées à l'Union européenne par des États qui restent souverains. Pour quelqu'un d'aussi attaché que moi à l'idée européenne, cette distinction juridique a son importance.
En matière de production de médicaments, la véritable souveraineté résiderait dans notre capacité d'autonomie stratégique en termes de technologie. Sans doute y a-t-il certains médicaments qui posent un problème de ce point de vue, mais d'une part ce n'est pas le cas pour tous, d'autre part la vraie question est avant tout celle de l'identification et la production des molécules, pas celle de la fabrication des médicaments. Ne pas se rendre compte de cela reviendrait un peu à prétendre que la société Google n'est pas souveraine parce qu'elle fait produire son matériel par des usines chinoises, alors qu'en réalité elle détient la connaissance technologique, ce qui est l'essentiel. Tous ces points mériteraient d'être quantifiés et analysés avec précision, afin de parvenir à des solutions adaptées.
Pour ce qui est des solutions proposées, mon groupe est favorable à plusieurs d'entre elles, notamment celle de constituer une réserve stratégique. En revanche, nous sommes extrêmement réticents à l'égard de tout ce qui s'apparente au protectionnisme dit intelligent, à savoir les droits de douane directs ou indirects – qui provoquent une augmentation des prix – ainsi que vis-à-vis de la spécification fiscale, car rien ne justifie de créer l'une de ces niches fiscales que nous combattons à longueur de temps. La production de médicaments est une production industrielle comme les autres et, si je suis favorable à ce que l'on diminue les charges ou les impôts sur la production afin de favoriser la relocalisation de la production en général, je ne vois vraiment pas pourquoi le médicament devrait bénéficier d'un régime particulier.
En effet, un tel régime ne se justifie que dans certains cas très particuliers où la production peut se trouver exposée à une menace de strangulation technologique : c'est le cas de la production de batteries, par exemple, où une pénurie des terres rares entrant dans leur composition entraîne automatiquement un blocage, ce qui représente un gros problème en termes d'autonomie stratégique. En dehors de cette hypothèse, je suis tout à fait défavorable à ce que des aides d'État encadrées au niveau européen – du type des PIIEC évoqués par Mme Dubost et M. Brun – viennent soutenir un secteur spécifique.
En revanche, je suis d'accord avec la clause de disponibilité sur les marchés, car j'estime que tout ce qui touche à la disponibilité est essentiel. En d'autres termes, ce problème fondamental exige des actions fortes de la part de l'Union européenne et de la France – ce qui implique d'ailleurs de se pencher sur la question de la subsidiarité, afin de déterminer ce qui relève de la France et ce qui relève de l'Europe –, mais sans que se trouvent remis en question les principes généraux d'organisation. Si la France a perdu la maîtrise des productions industrielles, c'est parce que ses industries nationales sont trop taxées et trop chargées, que la formation professionnelle et scientifique y est insuffisante et qu'en dépit du crédit d'impôt, notre pays reste faiblement attractif en matière de recherche. Tous ces problèmes doivent être abordés de manière globale et il ne sert à rien de saucissonner les solutions en proposant de mettre en place un régime douanier, un régime fiscal et un régime d'aide aux entreprises s'appliquant spécifiquement à la fabrication du médicament.