C'est la première fois que je m'exprime devant vos quatre commissions réunies ; ce format montre toute l'importance de la réforme de la politique agricole commune.
Avant de répondre aux premières questions, je voudrais revenir sur les événements des derniers mois. La politique agricole commune doit d'abord répondre à une vision politique ; l'erreur serait de ne voir que l'outil et d'en oublier la dimension politique. Or il existe tellement d'outils liés à la PAC que les débats se limitent souvent aux pourcentages de transfert ou de redistribution, aux mécanismes d'agroéquipement ou à la mise en œuvre de telle ou telle fonctionnalité. Il faut d'abord nous interroger sur la vision que la PAC doit traduire. Cette question est d'autant plus d'actualité que les Britanniques sont d'ores et déjà confrontés à la réalité que recouvre leur sortie de la PAC.
À mes yeux, la politique agricole commune présente deux avantages : la souveraineté et la protection.
Depuis la fin des années cinquante ou le début des années soixante, la PAC vise à assurer notre souveraineté agro-alimentaire, à savoir la possibilité pour les agriculteurs français de nourrir le peuple européen. Des progrès sont certes nécessaires – j'évoquerai un peu plus tard la souveraineté en matière de protéines –, mais c'est un fait que la souveraineté agroalimentaire et la résilience de l'agriculture européenne sont permises par la PAC, qui prévoit des financements, des débouchés – le marché commun – et des dispositifs d'accompagnement, notamment financier, des transitions.
Le deuxième apport de la PAC, qu'il ne faut jamais perdre de vue et que la crise de la covid-19 a justement mis en avant, est la protection. La PAC, dont la finalité initiale était simplement de nourrir le peuple, doit maintenant nourrir ce dernier dans des conditions sanitaires optimales. Cet objectif a un corollaire trop souvent oublié, parfois par naïveté : il s'agit non seulement d'imposer des normes aux agriculteurs européens, mais aussi de les accompagner et de les protéger contre des importations ne respectant pas les règles environnementales auxquelles ils sont eux-mêmes soumis.
Souveraineté et protection sont donc à mes yeux les deux piliers, les deux grandes finalités de la politique agricole commune. Nous ne devons jamais les perdre de vue.
Le premier étage de la fusée de la PAC est évidemment le budget. J'ai entendu les remarques de la présidente Primas, mais il faut voir d'où nous sommes partis. En octobre 2018, la Commission européenne a mis sur la table une proposition de budget doté de 365 milliards d'euros, une somme très inférieure au budget de la PAC actuelle. Souvenez-vous des discussions que nous avons eues alors, y compris au niveau national : nous espérions porter le budget de 365 à au moins 375 milliards d'euros. Grâce à notre action résolue et à celle du Président de la République, nous avons finalement obtenu une enveloppe de 386 milliards. Je connais bien la distinction entre euros courants et euros constants, mais en matière de PAC, on parle traditionnellement en euros courants car ce sont ces montants qui sont véritablement dépensés. En euros courants, donc, nous avons obtenu une stabilisation du budget de la PAC, avec une augmentation de 22 milliards d'euros par rapport à la proposition initiale de la Commission européenne, dans un contexte qui n'est pas évident. La partie n'était vraiment pas gagnée d'avance, mais pour la France, c'était une priorité absolue. Je peux vous dire que nous avons mis tout notre poids politique dans la bataille pour obtenir ce maintien du budget de la PAC ; nous considérons en effet qu'il n'y a pas d'Europe forte sans agriculture européenne forte, et que la France est probablement l'un des principaux pays qui font la force de l'agriculture européenne.
Le deuxième étage de la fusée, tout aussi important, est le cadre politique de la PAC. Comment traduit-on les principes que j'ai évoqués – souveraineté et protection – dans les principales règles de fonctionnement de la PAC ? C'est le rôle des ministres européens de l'agriculture, dans le cadre du conseil « Agriculture et pêche », que de répondre à cette question. Les discussions ont duré plusieurs mois et se sont terminées fin octobre à Luxembourg, au terme de deux jours et deux nuits de débats ininterrompus. Un accord sur un cadre a été trouvé à la quasi-unanimité – un État membre s'y est opposé et deux ou trois autres se sont abstenus. Nous avons réussi soit à obtenir ce que nous voulions soit à empêcher que soient franchies des lignes rouges.
La première chose à laquelle nous tenions était d'inverser la tendance en matière de respect des engagements environnementaux. Jusqu'à présent, des « bons élèves » prenaient des engagements ambitieux en matière de transition environnementale ; les autres promettaient, la main sur le cœur, qu'ils feraient tout leur possible pour y arriver, mais ils n'y parvenaient pas et tout le monde finissait par s'en satisfaire. On creusait ainsi la différence, au sein même du marché commun, entre les modalités de production et donc, in fine, la qualité voire les coûts. Or les deux produits étaient présentés côte à côte sur les étals des supermarchés, et il faut bien admettre que rien ne ressemble plus à un concombre qu'un autre concombre…
Pour la première fois, nous avons réussi à obtenir non seulement que les mesures agro-environnementales traditionnelles soient maintenues et rendues obligatoires, mais aussi que des éco-régimes obligatoires soient mis en place dans le cadre du premier pilier, celui des paiements directs. Pour l'instant, le Conseil des ministres de l'agriculture prévoit de consacrer 20 % des aides du premier pilier à ces éco-régimes. Le Parlement européen parle de 30 % ; les discussions en trilogue vont s'engager mais, à ce stade, ce n'est pas tant le pourcentage qui importe que le principe, acté au niveau des ministres, selon lequel les éco-régimes seront obligatoires. Mais le diable se cache dans les détails : une fois que nous avions obtenu, dans la nuit, le caractère obligatoire des éco-régimes, il fallait empêcher que des dérogations puissent être accordées permettant de défaire ce que nous venions de faire. Nous avons été très vigilants sur ce point – nous pourrons y revenir.
Le deuxième grand principe que j'ai défendu dans la négociation, aux côtés des parlementaires européens, est celui de la souveraineté alimentaire et agroalimentaire. Vous savez à quel point cette notion m'est chère.
À cet égard, je voudrais développer l'exemple des protéines végétales. L'un des principes de la PAC est de soutenir spécialement les productions qui connaissent des difficultés ; les aides couplées, que vous connaissez bien, leur sont destinées. Or, dans notre bel espace européen, la filière des protéines n'est pas en difficulté, mais trop peu développée : il faudrait beaucoup plus de champs de protéagineux. Le problème, c'est que les outils de la PAC – les aides couplées, notamment – permettent de soutenir des surfaces existantes pour éviter qu'elles ne disparaissent, mais pas d'accroître ces surfaces. Nous sommes en position défensive ; nous perdons de vue notre souveraineté. Je suis donc parti en croisade, demandant que les aides couplées puissent être utilisées, en cas de besoin, pour accroître les surfaces. Nous avons finalement obtenu une déclaration des membres du Conseil des ministres de l'agriculture nous permettant de le faire.
Toujours en matière de souveraineté, il y a un deuxième résultat que nous avons obtenu à l'arraché, c'est-à-dire dans la phase finale de la discussion, vers trois heures et demie du matin : c'est la lisibilité pour le secteur vitivinicole. Du fait de la crise de la covid-19 et de la diminution des débouchés, il est nécessaire de prendre des mesures de marché pour éviter la chute des cours : concrètement, nous avons pris des mesures de stockage et des mesures de distillation. Or, au même moment, l'Europe envisageait de libéraliser les plantations de vignes à l'horizon 2030. Nous prenions donc, à l'échelon national, des mesures à contre-courant alors même qu'en termes de souveraineté, nous devions rassurer les viticulteurs et leur donner de la visibilité sur l'avenir des droits de plantation. Nous avons finalement obtenu que la situation actuelle soit prolongée et que l'échéance de libéralisation soit repoussée à 2040. Ce n'était pas forcément évident car l'Italie, par exemple, suit une autre logique consistant à étendre les vignobles, par exemple pour le prosecco. Il fallait donc trouver le juste équilibre.
La troisième position que nous voulions défendre est celle d'une politique agricole plus juste. Si les eco-schemes ont été rendus obligatoires, c'est précisément parce qu'il faut, d'une part, accompagner la transition agroécologique pour maintenir la qualité et la résilience du modèle agricole européen tout en permettant la création de valeur – n'oublions jamais que l'un ne va pas sans l'autre –, et, d'autre part, empêcher toute concurrence déloyale sur le marché commun.
Cette PAC plus juste doit aussi être une PAC du quotidien pour nos agriculteurs. Si vous demandez aux services déconcentrés de votre région la déclinaison régionale de la PAC, ils vous remettront de gros pavés. À l'échelle d'une exploitation, c'est un peu plus simple, mais cela reste tout de même très compliqué. Or un agriculteur n'a pas à soutenir une thèse sur les règlements européens avant d'aller dans ses champs pour exercer son métier. Nous avons donc voulu que cette PAC plus juste soit une PAC plus simple.
J'en profite pour m'adresser aux députés européens qui nous écoutent, car ce sujet reste ouvert dans le cadre du trilogue. Pour faire très simple, la réforme de la PAC consiste à passer d'un contrôle de la conformité à un contrôle de la performance : on ne cherche pas à savoir uniquement si l'exploitant a respecté toutes les règles, mais également s'il a été performant. C'est d'ailleurs ce que nous avons fait, en France, pour le logement, dans le cadre de la loi portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique (ELAN), mais nous avons parallèlement arraché une page sur quatre du code de l'urbanisme – la présidente Primas est bien placée pour le savoir, puisque nous avons travaillé ensemble sur ce texte. Or, dans la réforme de la PAC, nous risquons de passer de la conformité à la performance sans simplifier les règles de conformité. Comme je le disais à la Commission et à mes homologues européens, ce n'est pas « fromage et dessert », mais « fromage ou dessert » ; nous ne voulons pas d'un double contrôle de la conformité et de la performance, qui n'aurait aucun sens et ne ferait qu'ajouter de la complexité. Il nous faut donc trouver le bon équilibre : c'est l'un des enjeux des discussions en trilogue.
J'ai également introduit la notion de droit à l'erreur. Quand vous êtes ministre, vous passez généralement vos week-ends à signer des courriers expliquant aux élus que la situation sur laquelle ils appellent votre attention est malheureusement incompréhensible, tragique, avec des conséquences familiales parfois très dures, mais que les règles sont les règles et que vous n'avez pas la possibilité d'y déroger. Vous êtes nombreux à m'avoir interpellé, par exemple, sur les remboursements de dotation demandés aux jeunes agriculteurs qui ont eu le malheur de dépasser, pour une raison indépendante de leur volonté, le plafond de revenus imposé par un règlement. La PAC actuelle ne donne pas droit à une deuxième chance. Dans la dernière ligne droite de la discussion, j'ai donc essayé d'introduire la notion de droit à l'erreur, qui existe déjà en droit français. Le Parlement européen m'a beaucoup aidé en adoptant un amendement allant dans ce sens, et j'ai obtenu de la part du Conseil des ministres de l'agriculture une déclaration en faveur du droit à l'erreur. Si nous arrivons finalement à introduire cette notion dans le texte, nous montrerons que la PAC n'est pas au-dessus des agriculteurs, mais à côté d'eux. J'appelle tous les parlementaires ici présents à pousser dans ce sens, car c'est un sujet très important.
Après la vision financière et la vision politique, je m'attarderai sur le troisième étage de la fusée : la déclinaison nationale de la PAC. La présidente Thillaye a raison de dire que cet aspect est essentiel. Nous commençons en effet à élaborer un plan stratégique national (PSN), avec l'objectif d'en envoyer à la Commission une première mouture à la fin du printemps ou au début de l'été. Le ministère de l'agriculture et de la pêche doit finaliser une première version de ce document en février ou mars, avant de lancer une consultation du public – ce qui est bien normal, la PAC étant l'un des éléments fondamentaux de l'Europe.
En matière de PAC, le diable se cache dans les détails, notamment dans ce PSN. Par exemple, quel sera le pourcentage des transferts autorisés entre les deux piliers ? Je pense aussi aux effets de redistribution, ainsi qu'à la détermination des aides couplées. Dans l'élaboration de ce document, nous devons tenir le même raisonnement que pendant les négociations sur la PAC : pour faire de vrais choix politiques, nous ne devons pas traiter le sujet par le prisme des outils, mais plutôt nous demander quelle agriculture française nous voulons en 2027. Si nous avons un gros problème en matière de protéines, alors nous devrons mettre le paquet. Si nous reconnaissons que les élevages apportent beaucoup plus que la production de viande dans certains territoires, alors nous devons les soutenir et les reconnaître à leur juste valeur. J'ai demandé aux organisations professionnelles de participer à ce travail, afin que nous nous mettions d'accord sur les fondamentaux de notre vision politique de l'agriculture française à l'horizon 2027. Une fois que nous aurons mené cette réflexion, le plus dur sera fait : il suffira alors de concrétiser notre vision politique en utilisant les outils de la PAC. L'un de mes prédécesseurs, Edgard Pisani, avait coutume de dire que la mauvaise politique se limite aux outils, alors que la bonne politique, et même la très bonne politique, part d'une vision pour transformer le quotidien. Voilà ce que doit être le PSN !
Nous avons d'ores et déjà obtenu le maintien d'un certain nombre de dispositifs. Je pense à l'indemnité compensatoire de handicaps naturels (ICHN), qui a fait l'objet d'âpres discussions, ou encore aux mesures sur le bio, qui sont très importantes.
La nouvelle PAC prévoira certaines évolutions, y compris en termes de gouvernance. À partir de 2023, les aides du Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) feront l'objet d'une nouvelle répartition, précisée dans le projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière économique et financière récemment adopté par l'Assemblée nationale en lecture définitive.
Au moment où je vous parle, quelques sujets ne sont pas encore bouclés. Par exemple, le programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (POSEI) fait toujours l'objet de discussions. Nous tenons à maintenir cette spécificité des territoires ultramarins. Ce n'est pas tant une question de financement que de vision politique : nous voulons que l'Europe montre qu'elle considère ces territoires comme une richesse en leur consacrant une politique spécifique, identifiée comme telle.
La marque de fabrique de cette PAC, c'est une vision politique sur laquelle nous nous sommes mis d'accord. Il faudra absolument décliner ce socle de principes environnementaux dans le cadre de notre politique commerciale. Par exemple, les supermarchés français vendent principalement des poulets français, mais 80 % des poulets consommés en dehors du domicile ne sont pas des poulets européens. Nous devons donc travailler à une révision des accords commerciaux et à une meilleure information du consommateur. Sur ce dernier point, nous sommes en train de finaliser un décret, qui sera sans doute publié au début de l'année prochaine, visant à ce que l'origine des produits soit indiquée non seulement dans les supermarchés, mais également dans le secteur de la restauration.
J'ai cette conviction chevillée au corps : les principes de souveraineté et de protection doivent guider la transition environnementale de la PAC, mais celle-ci ne sera possible que si l'on crée de la valeur. Il ne faut jamais l'oublier. Or, dans le monde agricole, la création de valeur est moins liée à la compétitivité coût – aux charges, au temps de travail, à la fiscalité – qu'à la compétitivité hors coût, qui passe notamment par l'information du consommateur et, plus largement, par la crédibilité de notre action.