Intervention de Julien Denormandie

Réunion du jeudi 26 novembre 2020 à 8h30
Commission des affaires européennes

Julien Denormandie, ministre :

Je salue à mon tour le sénateur Jean Bizet et lui souhaite bon vent pour ses nouvelles fonctions. Je suis sûr qu'il accompagnera avec beaucoup de brio ceux qu'il conseillera dorénavant. J'aurai seulement le regret de ne plus échanger avec lui sur les projets en cours – je pense notamment à notre combat commun contre les déserts vétérinaires, dans lequel il a tant œuvré.

En définitive, le sénateur Jean Bizet et le député Jean-Baptiste Moreau posent la même question : comment affirmer une ambition agro-environnementale tout en s'assurant que ces mesures puissent être mises en œuvre par les agriculteurs ? Je le dis comme je le pense – on peut rarement m'accuser de pratiquer la langue de bois –, une erreur a été faite dans le débat public : on ne parle jamais de la nécessité, pour s'engager plus vite dans l'agroécologie, de créer de la valeur. On a même tendance à dire bien trop facilement aux agriculteurs que, s'ils font de l'agroécologie, ils vont créer de la valeur.

Or, créer de la valeur, c'est quelque chose de très concret : il suffit de prendre le compte de résultat de l'exploitation pour voir ce qu'il en est. Il s'avère qu'un nombre très significatif d'agriculteurs gagnent 10 000 à 12 000 euros par an, sans parler de ceux qui ne gagnent rien du tout. Et l'on impose à ces personnes d'opérer telle ou telle transition, de respecter telle ou telle condition ; on leur interdit telle ou telle chose ; on leur reproche – ce qui m'horripile tout particulièrement – de ne pas en faire assez. Avec la nouvelle politique agricole commune, d'ici à 2027, entre 20 % et 30 % de leurs pratiques devront une nouvelle fois basculer dans le sens de mesures environnementales. Qui, dans cette salle, devra bouleverser ces six prochaines années presqu'un tiers de son quotidien ? Quand ce sont les agriculteurs qui sont concernés, on considère que c'est facile.

Tout est faisable, mais à condition de créer de la valeur. Je ne parle pas là capitalisme : c'est tout simplement la condition pour vivre de son travail et réussir à convaincre des jeunes d'exercer l'un de ces superbes métiers du vivant. Je condamne tous ceux qui prennent ainsi à légère la question de la création de valeur. C'est trop facile. Pire, certains tombent dans cette folie française consistant à dire que c'est l'État qui va financer. La seule question est de savoir comment créer de la valeur, car plus on en créera, plus la transition sera rapide.

Le glyphosate est un très bel exemple de ce que je cherche à démontrer. Comme vous le savez, nous avons décidé diminuer de moitié les autorisations de mise sur le marché (AMM) – nous sommes les premiers en Europe à opérer une telle transition ; je le dis sans intention d'entrer dans le débat agronomique ou sanitaire. Or, l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), qui délivre les AMM, a prévenu que cette mesure affecterait l'excédent brut d'exploitation (EBE) des exploitations à raison de 5 % à 20 % selon les secteurs, et de 10 % en moyenne. Qui, alors, a levé la main pour demander si l'on se rendait bien compte de ce que l'on était en train de faire ? La sortie du glyphosate ne crée aucune valeur pour les agriculteurs – personne ne paiera plus cher leurs produits sous prétexte qu'ils portent la mention : « Sortie du glyphosate ». Comment réagiraient ces gens qui nous donnent des leçons de morale à longueur de journée si, au cours des trois prochaines années, ils voyaient leurs revenus ou leurs marges réduits de 5 % à 20 % ? Dans quel autre secteur accepterait-on une chose pareille ? Monsieur Cabanel, vous m'avez interrogé sur la viticulture, et ce que vous avez dit est vrai, mais regardez ce que l'ANSES prévoit pour la filière en termes de diminution de l'EBE. Après, vous allez me dire qu'il faut la soutenir.

Il n'y a que deux manières de créer de la valeur : soit on agit sur la compétitivité-coût soit on augmente la compétitivité hors-coût.

Ce qui détermine la compétitivité-coût, ce sont d'abord les charges sociales, patronales et salariales. Notre gouvernement, me semble-t-il, s'est attaché à montrer à quel point il voulait diminuer ces cotisations. Manque de chance, de nombreuses exploitations agricoles n'emploient pas de salariés : abaisser les charges sociales patronales n'augmente donc pas leur compétitivité.

Ensuite, on peut agir sur le temps de travail. Mais il est impossible, même si certains s'y sont risqués, de dire aux agriculteurs, qui travaillent déjà soixante-dix heures par semaine, d'aller jusqu'à soixante-quinze heures, voire d'y consacrer leurs nuits.

La fiscalité locale est un autre levier. À cet égard, nous avons diminué les impôts de production. Le problème est que les agriculteurs ne les payent pas : la seule taxe locale à laquelle ils sont assujettis, c'est celle sur le foncier non bâti, et encore seulement s'ils sont propriétaires de leur terre, ce qui parfois n'est pas le cas.

Conclusion, on peut toujours dire que l'on va créer de la compétitivité-coût, mais ce n'est pas vrai.

À côté de cela, il y a la compétitivité hors-coût. De quoi s'agit-il ? C'est de la création de valeur par le consommateur. Tous ceux qui défendent cette option n'achètent-ils que des produits au juste prix ?

À un moment donné – c'est ce que disaient le sénateur Jean Bizet et le député Jean-Baptiste Moreau –, la question n'est pas de savoir si on est pour ou contre l'agroécologie. Je l'ai toujours dit : les agriculteurs sont plus écologistes que les écolos. Je le pense sincèrement. Si j'ai fait des études d'ingénieur agronome il y a vingt-cinq ans, c'est parce que je crois profondément à la préservation de l'environnement. Mais l'écologie que nous devons mettre en œuvre, c'est une écologie de la raison. Il faut prendre les questions par le bon bout. En l'occurrence, plus vite on réglera le problème de la création de valeur, plus vite on réussira la transition. Or, quel que soit le sujet, qu'a-t-on fait depuis dix ou quinze ans ? On a versé des subventions et encouragé le machinisme agricole. Mais que se passe-t-il quand, pour aider les agriculteurs à abandonner telle ou telle molécule, on les oriente vers des machines ? Leurs charges augmentent, notamment à cause du gasoil, ainsi que leur temps de travail. Je suis désolé, mais ce n'est pas ce qui s'appelle créer de la valeur.

Le seul message que l'on devrait faire passer à nos concitoyens, en sortant des caricatures, c'est qu'il faut manger des produits frais issus de l'agriculture française et accepter de les payer au juste prix. C'est la seule façon de créer de la valeur. Et il est naïf de penser que l'on peut continuer, dans le même temps, à importer des produits. Toutefois, il faut aussi être lucide, et comprendre que le marché est mondialisé : le cours du blé n'est pas déterminé par l'Union européenne ; les concurrents du blé français, ce sont les blés ukrainien et biélorusse.

Monsieur Montaugé, j'ai déjà parlé du montant de la PAC : je n'y reviens pas. Vous avez raison de soulever la question de la gestion du risque ; elle est fondamentale. Au-delà du prix, le b.a-ba en agronomie, ce sont l'eau, le temps de la terre et la gestion des risques qui y sont afférents.

Pour ce faire, il faut commencer par investir dans ce qui permet de limiter les aléas. La meilleure des assurances pour la politique agricole française consiste à investir massivement dans le stockage de l'eau – à travers la construction de bassines, par exemple – et à élaborer des modèles d'irrigation. Encore faut-il que le courage politique soit au rendez-vous. Or, force est de constater que certains élus locaux ne jouent pas leur rôle. J'en connais un exemple frappant : un conseil régional devait financer la construction d'une bassine, mais il a suffi qu'une poignée de manifestants accompagnés de deux leaders politiques protestent pour qu'il retire sa contribution. C'est inacceptable. Les projets doivent être menés dans la concertation, mais l'eau, en agriculture, c'est la première des choses.

Faut-il créer un mécanisme assurantiel ? Je le crois, mais, pour l'instant, nous n'avons pas encore trouvé la martingale. Nous y travaillons depuis dix-huit mois – il y a quelques jours encore, j'avais un rendez-vous avec des représentants de Groupama. Pour dire les choses simplement, il faut réduire le coût de la police d'assurance, mais cela suppose d'élargir le volet assurantiel. Pour l'instant, n'y a pas de consensus dans la profession sur ce point. C'est un sujet compliqué, mais nous devons l'aborder.

Les sommes versées par la politique agricole commune doivent-elles pouvoir financer un volet assurantiel ? C'est une vraie question. Pour l'instant, la France n'a pas fait ce choix. Les Italiens poussent dans ce sens. La question peut légitimement être posée dans le cadre du PSN. Mais si nous utilisons de cette manière une partie des fonds, nous financerons moins d'autres actions, qu'il s'agisse des paiements de base ou des mesures agro-environnementales, car l'enveloppe n'est pas extensible.

Vous avez évoqué les zones intermédiaires, ce dont je vous remercie car c'est un de mes principaux sujets de préoccupation. Elles connaissent des difficultés croissantes, notamment à la suite des redistributions. Un volet assurantiel serait une forme de redistribution en leur faveur. Nous devons avoir ce débat dans le cadre du PSN. C'est une question sacrément compliquée, mais je suis prêt à l'aborder pour pouvoir avancer.

Monsieur Potier, vous avez parlé de l'agrandissement des exploitations. Vous connaissez cela par cœur : là où la situation est très compliquée, c'est dans les zones intermédiaires. Si les exploitations ont continué à s'agrandir, ce n'était pas pour améliorer leur compétitivité : c'était la seule façon pour elles de survivre. Il a été décidé, il y a dix ou quinze ans, d'arrêter l'élevage dans ces zones. Était-ce une bonne idée ? La question est légitime, et je crois que vous connaissez ma réponse…

Je suis favorable aux mesures de marché que vous évoquez. La crise de la covid-19 a d'ailleurs montré que l'Europe n'allait pas suffisamment loin à cet égard. On l'a vu notamment à propos du vin – M. Cabanel le disait très justement. Il faut donc continuer à travailler sur le règlement OCM. C'est compliqué, évidemment, mais cela me paraît nécessaire. Par ailleurs, en ce qui concerne les organisations paysannes et rurales (OPR), je trouve que votre idée est bonne.

Monsieur Louault, vous avez raison : nos politiques de recherche doivent permettre d'accompagner les agriculteurs. L'INRAE et le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) sont des trésors, de même d'ailleurs que les instituts techniques privés : nous sommes des leaders dans ce domaine. Toutefois, il est rare que des agriculteurs se réjouissent d'avoir pu tirer profit de leurs recherches. Le problème que vous soulevez est assez général : c'est celui du lien entre la recherche et ses applications concrètes. Nous devons accentuer le travail de vulgarisation. À moi, en tant que ministre, de donner des orientations, par exemple à propos de la betterave ou de la sortie du glyphosate – et il y a d'autres questions pour lesquelles nous risquons de nous trouver dans une impasse. Ne réitérons pas l'erreur qui a été commise avec la betterave, organisons-nous et accompagnons les agriculteurs. La diffusion des exemples est l'un des objectifs du plan Écophyto II+. Les fermes DEPHY – démonstration, expérimentation et production de références sur les systèmes économes en phytosanitaires –, par exemple, fonctionnent très bien ; l'enjeu est de faire en sorte que les résultats essaiment un peu partout.

Madame Crouzet, je partage vos propos concernant les haies. Celles-ci continueront d'ailleurs de compter au nombre des bonnes conditions agricoles et environnementales (BCAE). Dans le cadre du plan de relance, nous consacrons 50 millions d'euros à l'installation de haies – soit 7 000 kilomètres.

Monsieur Haye, la question démographique est essentielle. Toutefois, il ne faut surtout pas opposer les modes de production entre eux : la France doit rester une puissance exportatrice tout en favorisant la production en circuit court. Je ne pense pas que la solution à l'augmentation de la population mondiale réside dans la course à la production.

La France et l'Europe produisent trop peu de protéines végétales destinées à la nourriture des animaux. Le système qui consiste à les importer d'Amérique du Sud – en participant, au passage, à la déforestation du continent – est un non-sens ; mais il provient d'une série d'accords internationaux qui ont concouru à établir, depuis cinquante ans, deux grands blocs de production. En ce qui me concerne, je me bats en faveur d'une production européenne, et singulièrement française, de protéines végétales pour les animaux. Il est vrai qu'il existe de nouveaux modes de production de protéines, pour lesquels la France est d'ailleurs leader – je pense, par exemple, à l'utilisation d'insectes dans la pisciculture. Ces évolutions nous permettront de libérer de la surface agricole pour d'autres productions.

Monsieur Herth, vous parliez de la captation du carbone, question que j'ai à cœur de faire avancer. Comme je le disais, si l'on veut avancer plus vite dans la transition, il faut créer davantage de valeur. La captation de carbone dans le sol est une possibilité de valorisation qui, jusqu'à présent, n'a pas été suffisamment explorée. Dans le domaine énergétique et environnemental, les installations agricoles de méthanisation fonctionnent de mieux en mieux. En ce qui concerne le photovoltaïque, on pourrait aller plus loin. Le potentiel que possède le stockage du carbone dans les sols, en revanche, n'est pas du tout exploité.

Alors que l'agriculture de conservation permet de capter du carbone, les fameux certificats de captation de carbone n'ont jamais été diffusés. En fait, le marché du carbone qui s'est constitué depuis vingt ans intègre des projets d'agroforesterie, mais très peu de projets d'agronomie. C'est un sujet qu'il faut aborder, d'autant que, d'ici à l'été, les directives sur la question seront révisées au niveau européen.

Enfin, Monsieur Cabanel, je vous ai déjà répondu avec franchise à propos des OCM. Ce qui a posé problème, avec le vin, ce n'est pas tant le montant que les outils. Songez que, pour dispositif d'aide au stockage, par exemple, il a fallu attendre un acte délégué, qui vient tout juste d'être pris. Quoi qu'il en soit, j'ai la conviction que nous pouvons continuer à améliorer les mécanismes de marché.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.