Nous vous présentons aujourd'hui le fruit de notre réflexion sur la protection sociale des travailleurs des plateformes numériques en Europe. La crise sanitaire qui se déroule dans le monde et en Europe depuis plus d'un an maintenant, a révélé le caractère stratégique de l'économie numérique, et en particulier de ses plateformes. Leur modèle technologique, économique et social a fait l'objet de nombreuses analyses en Europe et dans le monde. L'organisation internationale du travail (OIT), le Centre d'études des politiques publiques européennes (CEPS), des syndicats européens, et en France l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS), l'Institut Montaigne, la Fondation Jean Jaurès, la Direction de la recherche, des Études et des Statistiques (DARES), pour ne citer que quelques exemples, ont tous publié des rapports sur le sujet. Ce sujet concentre l'attention dans le débat public.
Pour autant, nos travaux relèvent que peu de réponses concrètes sont actuellement mises en œuvre, que ce soit à travers de nouvelles législations ou d'initiatives des acteurs eux-mêmes.
Notre rapport se présente comme un état des lieux des connaissances relatif à l'économie des plateformes et son organisation. La réalisation d'un tel état des lieux importe car nous nous sommes rendu compte, au fil des auditions, que cette question est rarement appréhendée sous cet angle dans le débat public. Les acteurs du secteur, qu'il s'agisse des travailleurs ou des plateformes, sont souvent appréhendés de manière superficielle.
Les plateformes, par exemple, sont souvent perçues comme un groupe homogène, représenté par de grandes plateformes transnationales comme Uber et Deliveroo. Dans les faits, elles constituent un écosystème plus complexe, qui regroupe effectivement de grandes plateformes organisant entièrement le service proposé, mais aussi des petites et moyennes structures de portée locale.
De la même manière, parmi ces travailleurs, certains sont visibles car ils font partie de notre quotidien. C'est le cas des chauffeurs VTC, des coursiers, et de ceux qui effectuent des prestations à domicile (des tâches manuelles de bricolage, de jardinage…). Toutefois, il y a aussi des travailleurs invisibles : il s'agit de celles et ceux qui travaillent exclusivement en ligne.
Parmi eux, il y a des travailleurs hautement qualifiés et bien rémunérés qui ont des compétences rares et valorisées sur le marché. Toutefois, il y a également des micro-travailleurs, qui interviennent en ligne, mais qui sont faiblement rémunérés : la rémunération est en moyenne de 3,30 dollars de l'heure sans aucune forme de protection sociale. Ceux-ci effectuent en général des tâches simples, répétitives. Il peut s'agir de comparer deux images, ou encore d'évaluer si un commentaire laissé à propos d'un restaurant est pertinent ou non.
Nous notons néanmoins qu'une part importante de ces travailleurs est peu diplômée et souvent exclue du marché du travail traditionnel. Pour eux, la priorité est avant tout d'accéder à un emploi. Ils se tournent alors vers le travail des plateformes, précaire à certains égards, mais qui constitue une source de revenus non négligeable.
Si leurs profils et les travaux effectués sont divers, les travailleurs de ces plateformes ont des motivations similaires : ils sont attirés par l'obtention rapide d'une rémunération et par l'autonomie promue par les plateformes.
Ces différentes catégories de travailleurs ont des besoins divers en matière de protection sociale. Certains et certaines de ces travailleurs, souvent salariés par ailleurs, utilisent les plateformes pour compléter leurs revenus. Pour d'autres, en revanche, ces plateformes constituent leur source de revenus principale, que ce soit en travaillant à travers une ou plusieurs d'entre-elles. Les plus vulnérables, c'est-à-dire celles et ceux qui dépendent financièrement de ce travail, requièrent en particulier notre attention.
Légalement considérés comme des travailleurs indépendants en France, ou assimilés à des statuts tiers en Espagne, en Italie ou au Royaume-Uni, leur statut soulève des interrogations en Europe et au-delà, au niveau international. En effet, en fonction de l'organisation du service par la plateforme, leurs conditions de travail peuvent différer de ce qui est attendu pour des indépendants. On aboutit alors à des situations de « salariat déguisé ».
Je voulais donner un exemple des témoignages qui illustrent la manière dont ces travailleurs et travailleuses ont développé ce discours revendicatif. Jérôme Pimot, un ancien livreur ayant participé l'organisation d'un collectif pour revendiquer une meilleur protection sociale, m'a ainsi expliqué la situation suivante : « Les conditions de travail étaient telles que nous faisions un travail dangereux avec une protection sociale équivalente à celle d'un graphiste, d'un comptable ou d'un petit artisan. Nous devions nous déplacer le plus vite possible, que ce soit à Paris ou dans d'autres centres urbains. Nous étions payés à « brûler des feux rouges » avec une protection sociale inexistante. Je travaille dans les mêmes conditions qu'un salarié. Les plateformes tentent de faire croire que je suis indépendant alors que chacune des 30 pages de mon contrat commercial contient un élément subordonnant ».
Dans ce cadre, certains travailleurs ont saisi la justice pour demander des requalifications en contrat de travail, qui ont pu être accordées. C'est le cas en France et en Espagne par exemple. Les décisions de requalification ont motivé d'autres travailleurs et travailleuses de ces plateformes à entreprendre des démarches similaires. Il faut aussi rappeler que le souhait du salariat n'est pas l'option recherchée par tous ces travailleurs. Néanmoins, la nécessité et l'exigence d'avoir une meilleure protection est une demande constante.
Du déséquilibre de la relation et de l'incertitude sur le statut découle la nécessité d'apporter une régulation efficace du secteur, particulièrement en matière de protection sociale. Pour ce faire, il faut prendre en compte une série d'enjeux différents. Tout d'abord, l'hétérogénéité des plateformes car, en fonction de leur taille mais aussi des activités qu'elles proposent, les enjeux diffèrent. Ainsi, une plateforme qui encadrerait strictement la relation avec un travailleur ou une travailleuse pose une problématique différente à celle d'une petite entreprise qui n'organiserait pas l'ensemble de la relation.
Il est également nécessaire d'accompagner le développement d'une protection sociale adaptée. Le risque accident du travail et maladies professionnelles par exemple est peu pris en compte, alors que ces travailleurs y sont, pour certains, particulièrement exposés.
Par ailleurs, il convient de réguler les conditions de la rupture contractuelle. C'est un enjeu sensible pour le juge. Si la rupture de la relation contractuelle s'assimile à un pouvoir de sanction, alors la demande de requalification se trouve justifiée. Il y a également l'enjeu de remédier à l'absence de responsabilité sociale qui avait cours pour ces entreprises. Enfin, la question de la transparence des algorithmes utilisés m'a particulièrement interpellé. Les plateformes collectent massivement des données, à la fois sur les travailleurs et travailleuses mais aussi sur les clients et les clientes. Pourtant, une grande opacité continue de régner sur le fonctionnement des algorithmes. Or, pour limiter les biais qu'ils contiennent et donc les risques de discrimination, il semble nécessaire de mieux les encadrer. Ce dernier point fait partie d'un débat plus large sur la régulation de l'intelligence artificielle qui a lieu en France et en Europe.