Intervention de Patrice Anato

Réunion du mercredi 24 mars 2021 à 16h15
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPatrice Anato, rapporteur :

Quand on regarde les outils concrets de politique industrielle européenne, on ne peut s'empêcher d'être saisi d'un certain scepticisme.

On distingue deux grands groupes d'outils. D'abord, le cadre des PIIEC, qui est le seul instrument concret, mais qui n'est pas assez agile et réactif. Ensuite, on a un grand nombre de concepts dont on ne voit pas toujours à quoi ils servent et comment ils s'articulent. Je cite : les « alliances industrielles », les « chaînes de valeur stratégiques » et, depuis un an, les « écosystèmes ».

Les PIIEC, autrement dit les « projets importants d'intérêt européen commun » sont aujourd'hui l'instrument le plus concret de la politique industrielle européenne, et le seul qui ait une véritable existence juridique puisqu'il est mentionné directement par les traités. Leur régime d'application a été défini pour la première fois en 2014 par une communication de la Commission.

Les PIIEC sont un cadre dérogatoire qui permet aux États membres d'accorder des aides d'État à certains projets considérés comme ayant un « intérêt européen commun ». Leur objectif est donc de financer des projets industriels innovants et risqués qui revêtent une importance majeure, de dimension européenne. Depuis la communication de 2014, deux PIIEC ont été lancés : le PIIEC micro-électronique en 2018 et le PIIEC sur les batteries, le fameux « Airbus des batteries », en 2019. Puis, en décembre dernier, une vingtaine d'États membres ont également déposé une demande pour que soit créé un PIIEC sur l'hydrogène.

Le cadre des PIIEC est extrêmement utile et bienvenu. Cela faisait longtemps, d'ailleurs, que la France militait pour un tel dispositif. Mais le cadre défini par la Commission en 2014 est trop restrictif, et d'autre part la procédure administrative est trop lourde, trop technocratique. Il a fallu environ un an et demi de négociations pour parvenir à un accord informel entre les États membres et la Commission sur les deux premiers PIIEC : ce délai est beaucoup trop long sachant que les PIIEC portent par définition sur des projets « innovants » et que ce qui est innovant en 2017 ne l'est pas forcément en 2019. Les PIIEC sont conçus pour avoir un coup d'avance mais, avec des délais pareils, on est assuré d'avoir un coup de retard.

Le deuxième obstacle vient précisément de la définition trop étroite de « l'intérêt européen commun » : la Commission veut que les projets soient « innovants », sinon ils ne seront pas considérés comme des projets importants d'intérêt européen commun. Or, la crise sanitaire nous a bien montré que certains domaines sont stratégiques sans être innovants. Certains médicaments ou équipements médicaux essentiels par exemple, doivent pouvoir être soutenus dans le cadre des PIIEC. C'était l'objet d'une proposition de résolution européenne que nous avons votée en juin, à l'unanimité.

Nous demandons donc à la fois un allègement du cadre administratif des PIIEC, et une redéfinition de la notion de « projet européen d'intérêt commun » pour y intégrer tout ce qui est nécessaire à la transition environnementale et à l'autonomie stratégique de l'Union, en cohérence avec les objectifs de la nouvelle politique industrielle européenne. Il faut donc absolument que de nouveaux PIIEC puissent rapidement être mis en place sur l'hydrogène mais aussi sur le cloud et la santé.

Le 23 février 2021, la Commission a lancé une consultation publique dans la perspective d'une réforme de la communication de 2014. Nous espérons que cela permettra d'avancer en ce sens.

Parallèlement au cadre des PIIEC, la Commission a développé ces dernières années d'autres outils dont la portée opérationnelle est moins claire : les « écosystèmes », les « alliances industrielles » et les « chaînes de valeur stratégiques ».

Les « chaînes de valeur stratégiques » étaient un concept très prometteur, développé en 2018 grâce aux travaux d'un « Forum stratégique » spécialisé, qui a remis son rapport en 2019. Ce forum a identifié 31 chaînes de valeur stratégiques et, pour chacune d'entre elles, il a formulé des recommandations concrètes. Malheureusement, le mandat du forum stratégique a expiré en 2019 et aucune véritable suite n'a été donnée à ses analyses. La communication du 10 mars 2020 ne parle plus des « chaînes de valeur stratégiques », et semble préférer les concepts « d'écosystèmes » et « d'alliances industrielles ».

Or, le concept d'écosystèmes est bien plus flou, puisqu'il y en a 14 et qu'ils recouvrent la quasi-totalité de l'économie européenne, en y incluant la culture, le tourisme, etc … Des secteurs qui ne sont pas des « industries ». Malgré une apparence de nouveauté, le concept européen « d'écosystèmes » ressemble fort à un concept français de « filières ».

Les « alliances industrielles », quant à elles, sont un cadre informel de concertation entre les entreprises, mais qui n'a ni gouvernance, ni instrument de financement propre. Il faudrait donc affirmer le rôle d'impulsion et de coordination de la Commission dans la création et le pilotage de ces alliances, dans une logique top-down, et leur donner un vrai statut administratif avec un objectif : préparer les futurs PIIEC.

La politique industrielle européenne manque d'autant plus de lisibilité que la Commission européenne a créé toute une myriade d'instances diverses, toutes plus « ouvertes et inclusives » les unes que les autres, mais dont les prérogatives réelles semblent limitées : un « Groupe d'experts de haut niveau sur les industries à forte intensité énergétique » en 2015, une « table ronde des industriels de haut niveau en 2017, le « forum stratégique » pour les PIIEC et, en décembre dernier, un « forum industriel » chargé du pilotage des écosystèmes. Alors même que leurs missions sont très proches, tous ces organismes ont des statuts et des objets différents, si bien qu'ils ne peuvent pas élaborer une stratégie cohérente.

Il nous semblerait donc logique que toutes ces structures soient regroupées au sein d'une même instance, qui serait présidée par une personnalité politique nommée par les États membres, afin de lui donner une capacité d'impulsion, de la cohérence et de la visibilité.

Et sur le fond, il serait indispensable d'articuler tous les outils de politique industrielle existants pour les insérer dans une stratégie systématique, à 100 % orientée vers la double transition et l'autonomie stratégique. On pourrait imaginer, par exemple, que toutes les « chaînes de valeur stratégiques » fassent l'objet d'un suivi particulier et donnent lieu à un PIIEC, ou encore que chaque écosystème soit doté de son « alliance industrielle ». Il n'en est rien : tous ces outils sont construits indépendamment les uns des autres, sans fil directeur. Lors des auditions, la Commission a pu nous expliquer qu'il ne fallait pas de stratégie d'ensemble, parce que cela rappellerait le « Gosplan » et la planification. Nous trouvons cela absurde. Il n'y a pas de réussite sans stratégie et pas de stratégie sans vision cohérente.

Nous allons même plus loin et pensons que la stratégie industrielle de l'Union ne doit pas se résumer aux quelques outils que nous venons d'énumérer, mais qu'il faut une véritable stratégie globale, qui inclue la politique commerciale, les règles du marché intérieur et le droit de la concurrence.

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