Intervention de Michel Foucher

Réunion du mercredi 23 juin 2021 à 16h00
Commission des affaires européennes

Michel Foucher, géographe et diplomate, titulaire de la chaire de géopolitique appliquée, Fondation de la Maison des Sciences de l'Homme :

Je souhaiterais éviter le terme de puissance qui n'est partagé par personne car nous ne sommes pas prêts à agir dans un monde marqué par les rivalités entre grandes puissances. Nous sommes condamnés au double standard, puisqu'on ne négocie pas de la même façon entre Paris et Berlin et entre Paris, Berlin et Moscou ou Pékin.

Vous disiez Madame la Présidente, et comme géographe j'apprécie, que la question actuelle, c'est le changement d'échelle. L'Union européenne, c'est l'échelle carolingienne, le carolingien élargit depuis 1991, ce qui a bien fonctionné. Mais aujourd'hui, il faut repenser ou compléter, j'ajoute une échelle, les raisons d'être de cet effort commun à l'échelle du monde.

Il est donc nécessaire d'ajouter une dimension territoriale dans un monde compliqué où l'engagement américain de Biden est en réalité une situation provisoire, si on raisonne sur la longue durée puisque Trump a eu 74 millions d'électeurs. Ainsi, on va se retrouver tout seul, ce qui n'est pas une mauvaise chose, puisque cela a fait bouger les Allemands depuis quelques années.

Mais nous ne sommes pas encore prêts à affronter ce monde, et pourtant, on pourrait revenir à 45-50, l'Union européenne ce n'est pas seulement Schuman, Adenauer, Monnet, de Gasperi, c'est aussi la Guerre froide, Staline, l'encouragement des diplomates américains qui poussent Schuman à se réconcilier avec l'Allemagne (il y a beaucoup documents là-dessus). On a toujours été le produit d'un contexte international, sur lequel on ne pouvait pas grand‑chose. Il faut également rajouter la décolonisation dans le cas de la France. L'Union européenne c'est un club de vaincus, c'est pour ça que les Anglais ont toujours eu une distance, ils ont été du côté des vainqueurs.

Par conséquent, notre problème aujourd'hui est de se prendre en charge. Je reste persuadé qu'on attend de notre pays de mettre des idées dans le débat européen mais aussi de faire le « service après-vente ». Or, on ne le fait pas généralement parce qu'en France on a une culture littéraire qui consiste à considérer quand on a mis sur le marché un très beau concept et que le problème est réglé. Ce n'est pas une critique c'est presque une autocritique.

Il ne faut pas parler du terme puissance, c'est ce qu'on va dire au secrétaire d'État même si c'est l'un des trois thèmes retenus au Conseil des ministres. La souveraineté ça marche puisque que les Allemands l'ont adopté. L'ambassadeur d'Allemagne auditionné par la commission parallèle du Sénat en février n'hésite plus à parler de souveraineté européenne. Autonomie stratégique cela bute encore chez les plus engagés.

Nous proposons avec Thierry que la stratégie soit un peu élargie, qu'on sorte des questions militaires et qu'on envisage d'autres domaines notamment la technologie, les investissements étrangers, les secteurs critiques, les climats de migrations. La conception élargie de l'autonomie stratégique doit passer.

Par ailleurs, nous devons avoir tout un travail de pédagogie à faire pendant cette très courte présidence de l'Union européenne ; je rappelle d'ailleurs qu'on a toujours des beaux schémas, Madame Merkel avait un grand projet avec la Chine, à Leipzig, elle a dû l'annuler avec la pandémie. Tony Blair, très ambitieux, a eu un démarrage en fanfare le 1er juillet 2005, et le 7 juillet surviennent deux attentats à l'aube, avec un bilan de 160 morts. Sarkozy démarre la présidence française précédente, et fait face à la crise géorgienne. Il discute avec Poutine à Pékin.

Non seulement on a trois mois, mais tout le monde sait qu'on a trois mois autour de nous. Ensuite les Européens savent qu'il y a les élections en France. Il y a une forte attente à l'égard de la France. Puisqu'il y aura des aléas, il peut y avoir un gros problème à Taïwan, par exemple. Il faut qu'on ait comme chez les militaires un plan B de noyau dur de propositions qu'il faut absolument faire passer si on ne peut pas suivre tout le programme.

Il y a un autre sujet tout aussi fondamental, ce n'est non pas la France en Europe mais l'Europe en France. Les médias publics français ne consacrent que 2.5 % de leurs sujets au sujet européen. La couverture sanitaire par l'Europe, distribution de vaccins etc., n'a fait l'objet que de 5 sujets sur 365 jours en 2020. Les rédacteurs des chaînes de télévisions françaises ont décidé que l'Europe n'intéressait pas les Français, c'est un peu la même chose à l'Éducation nationale notamment chez les historiens. On enseigne trop tard l'Europe. On a un gros déficit d'informations, ce n'est même pas du militantisme ou de la propagande, c'est de l'information de base, ce qui explique que les grands bénéficiaires des fonds structurels européens notamment la PAC votent largement pour le rassemblement national.

Nous sommes en train de croiser les cartes avec Thierry pour voir comment avancer dans le domaine. Je ne suis pas sûr que notre gouvernement ait suffisamment les pieds sur terre sur cette dimension-là. Il ne s'agit pas d'européaniser les programmes français, il s'agit de faire connaître aux Français l'usage détaillé, communauté de communes après communauté de communes via les régions, des 27 milliards de fonds structurels et de PAC. Il n'y a pas de documents de synthèses.

Je laisse cela de côté mais il me semble que le raisonnement sur l'Europe en France est beaucoup plus important pour l'avenir de notre pays et pour notre capacité de faire passer des idées que des vraies réflexions sur la défense européenne, la puissance etc. C'est un point sur lequel on va travailler cet été. Donc l'idée de souveraineté européenne s'installe, elle ne fait plus peur à personne, même pas au département d'État.

Deuxièmement, je parlais du double standard, l'enjeu pour nous c'est comment devenir un centre de pouvoir, je ne parle pas de puissance, mais de centre de pouvoir, tout en restant le plus grand espace démocratique du monde, ce que nous sommes (État de droit, régulation etc.). Qu'est-ce qu'on met en quelque sorte dans la bagarre des idées. On a des atouts : le pouvoir économique, la régulation, les Américains nous imitent sur la régulation, Janet Yellen a repris l'idée de la taxation des multinationales, on a une monnaie commune, on a des capacités de défense, des capacités d'influence, etc.

Donc on a un vrai enjeu autour de cette articulation, autour de l'ouverture. Madame Vestager parle de souveraineté européenne ouverte, elle a évolué sur ce sujet. Ouverture interne c'est la démocratie, l'information des citoyens, ouverture externe c'est commerce, coopération, aide au développement. Donc là on a une stratégie à élaborer, nous faisons à ce titre plusieurs propositions.

D'abord, il faut que les Français apprennent à travailler autrement, notamment à Bruxelles, où on arrive à l'heure aux réunions, on ne part pas avant la fin des réunions ministérielles, on fait des comptes rendus, on fait des efforts en anglais et en allemand c'est un premier point. Mais sur ce point-là, on a perdu la bataille malheureusement.

Deuxièmement, la première proposition est qu'on ait une méthode un peu plus conviviale, coopérative dans les institutions européennes et notamment au Parlement européen. Ce n'est pas toujours les meilleurs qu'on envoie au Parlement, si on compare avec d'autres notamment les pays où j'ai été ambassadeur. Les Pays-Bas envoient leurs meilleurs éléments au Parlement européen ce qui fait qu'on les retrouve aujourd'hui dans toutes les instances européennes, à commencer par la secrétaire générale de la Commission, le vice-président de la Commission européenne ou encore à l'OTAN.

La deuxième proposition est qu'on cesse de courir après l'autonomie stratégique, elle existe déjà. Merci à Donald Trump. On n'a pas lâché sur la COP21, on n'a pas lâché sur l'accord E3/UE avec l'Iran, on n'a pas lâché sur les fonds européens réservés aux Européens : sur la fiscalité des GAFAM, le marché numérique européen avec la double réglementation du mois de décembre 2020, le projet de taxe carbone aux frontières et l'accord avec la Chine qui ne sera pas ratifié mais sur lequel on a avancé. Ainsi, nous sommes en avance sur les États‑Unis. La ville de New-York a adopté l'équivalent du RGPD. On a besoin d'une alliance américaine mais là j'irais en position de force.

Troisièmement, la défense bien sûr mais j'ai tendance à considérer que la défense c'est très compliqué parce que vous avez l'orgueil des ingénieurs dans les industries d'armement. Il est donc très difficile de s'entendre, même si on a progressé notamment avec l'avion du futur malgré d'âpres négociations car ces sujets techniques échappent quelques peu aux États puisque ce sont des logiques d'entreprises.

En revanche, il y a un domaine sur lequel on doit être extrêmement vigilant c'est la souveraineté technologique. Comme nous ne sommes pas capables de nous défendre tout seul sans les États-Unis, on est complétement dépendant en terme technologique. La souveraineté technologique a été clairement définie, Madame la Présidente, lorsque les Allemands ont vu que Kuka, le fleuron de leur robotique est passé aux mains des Chinois sans que personne ne s'en rende compte et au bout de six mois le PDG était viré. Il y eut un réveil en Allemagne, Peter Altmaier favorisant beaucoup les choses avec le Président et la Chancelière.

Qu'est-ce que c'est que la souveraineté technologique ? Comment être indépendant ou autonome technologiquement dans une situation où on est fondamentalement interdépendant ? On dépend des microprocesseurs de Taïwan par exemple, donc on ne peut pas être complétement indépendant en matière technologique. En revanche, cela reste un bon laboratoire de la réflexion sur notre rapport au monde moderne. La définition qui est donnée par l'institut de Karlsruhe c'est « l'aptitude d'un État ou d'une fédération d'États à fournir les technologies qu'il juge critiques pour les populations, la compétitivité de l'économie, sa capacité à agir, ainsi que celle de développer ses technologies ou de se les procurer dans d'autres aires économiques sans dépendance structurelle unilatérale. C'est un sujet très subtil.

Quels sont les domaines où il faut absolument être souverain ? La santé, je crois que tout le monde l'a compris, les infrastructures de télécommunications, l'intelligence artificielle, le numérique, les technologiques porteuses de gros marché, qui soutiennent tous les secteurs numériques y compris l'éducation numérique (la France est le dernier de la classe si j'ose dire au sein de l'OCDE) et tout ce qui est activité régalienne et services publics.

Un autre élément qu'on développe dans le rapport mais je n'y insiste pas, c'est l'Europe de la santé. On sait que ce n'était pas une compétence européenne et maintenant on y a beaucoup progressé.

Dernier élément important qui est évident c'est le voisinage. Sans avoir eu le temps de tout analyser, nous sommes reçus bientôt avec Thierry, par Karim Amellal, ambassadeur en charge des questions méditerranéennes. Il faut que nous sortions d'une logique centre‑périphérie. Le mot voisinage n'est pas très bon, il a une connotation méprisante. Les voisins sont turbulents, nous envoient des migrants, sont islamistes etc. Il faut changer d'approche, il faut accepter que la Turquie devienne une puissance régionale avec l'Iran, Israël, les Émirats, que l'Algérie prenne plus de responsabilité en Lybie ou dans le Sahel. Il faut qu'on délègue un peu plus, on ne peut plus tout faire de toute façon cela ne marche pas.

La Russie est très compliquée, j'ai été cinq ans avec Hubert Védrine, et à chaque fois qu'on revenait de Moscou, on donnait, on faisait des concessions mais on n'avait rien en retour. Nous n'aurons jamais rien en retour parce que les Russes sont plutôt dans le symbolique, dans le statut. La rencontre de Genève c'était formidable pour la photo, la parité retrouvée, l'illusion des « deux superpuissances nucléaires » selon les dires de Poutine. Cessons d'avoir une obsession russe, il faut être dans un rapport de force, et se rappeler que les États‑Unis c'est right and might, le droit et la puissance, la Russie c'est might and might, la puissance et la puissance, et l'Europe c'est right and right, le droit et le droit.

Toutefois, il y a toujours des choses qu'on peut faire avec la Russie, mais il faut être en position de force avec ce pays.

Par conséquent, il s'agit d'avoir véritablement d'autres approches avec le Maroc, l'Algérie, l'Égypte, la Turquie. On a besoin d'Erdogan contre Poutine, contrepoids dans l'OTAN. On a besoin de renouveler notre approche et accepter cette autonomie. Après tout si c'est l'Iran et la Turquie qui mettent de l'ordre en Syrie tant mieux pour nous.

Nous, on doit se concentrer sur ce qui nous menace directement. C'est la ligne du Président de la République en Russie. La difficulté avec la Russie c'est qu'elle n'accepte pas la réalité géopolitique de l'Union. Vous avez vu comment Lavrov a traité Borrell, c'était volontaire, il voulait même rappeler l'ambassadeur Tchijov à Bruxelles, et souhaitait rompre les relations. Or, Poutine a dit non, car il a une autre vision des choses.

On a une difficulté avec la Russie, c'est qu'ils n'acceptent pas l'Union européenne, ils préfèrent traiter avec Berlin pour Nord Stream, avec la France, avec l'Italie, etc. donc il faut imposer à la Russie un dialogue euro-russe, et non pas franco-russe ou germano-russe. Imposer quelque chose et essayer de montrer qu'une relation pacifiée avec la Russie est dans l'intérêt de tout le monde y compris de mes amis baltes et polonais.

Le rapport est en cours, c'est immense mais je retiens Mme la Présidente votre formule « il faut qu'on repense notre rapport au monde à l'échelle du monde », dans un monde comme disait Clémenceau qui a l'inconvénient d'être, sur lequel on a très peu de prises sauf l'accès au marché et les règles.

En revanche, cela suppose aussi qu'on change notre conception. C'est l'histoire du grand marché : le caddy bon marché rempli de produits importés contre le bulletin de paie. On a joué les importations bon marché pour ne pas augmenter les salaires. Or, cela ne fonctionne plus, on ne peut plus avoir comme objectif dans l'Union européenne d'avoir le marché le plus parfait du monde, une concurrence libre et non faussée. Ce n'est plus le but. De toute façon, cela va être démenti par la hausse des prix qui s'annonce avec l'inflation qui s'annonce en 2023‑2024. Donc il faut qu'on change d'objectifs, on ne peut plus penser la construction européenne à l'échelle du monde uniquement en termes de marché intérieur.

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