Intervention de Aude Bono-Vandorme

Réunion du mercredi 6 octobre 2021 à 15h30
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAude Bono-Vandorme, rapporteure :

J'ai l'honneur de vous présenter aujourd'hui le résultat des travaux que j'ai conduits, en collaboration avec Julien Aubert, sur l'usage de la langue française dans les institutions européennes.

Notre commission a été saisie, en avril et juin derniers, de deux propositions de résolutions européennes déposées par Julien Aubert et Fabrice Brun et cosignées par plusieurs de nos collègues. Ces deux résolutions portent sur des objectifs différents mais ont toutes les deux pour ambition de remédier au recul de l'usage du français dans les institutions européennes. La résolution de M. Aubert propose de « faire du français la langue unique de travail des institutions européennes », en particulier à la suite du Brexit. La seconde résolution, celle de M. Brun, demande, quant à elle, à favoriser l'usage du français dans le cadre de la prochaine présidence française du Conseil.

Ces deux résolutions appellent clairement à l'action sur un sujet connu de longue date : la place du multilinguisme dans l'Union européenne.

Je remercie pour leur présence M. Gaël de Maisonneuve, délégué aux affaires francophones du quai d'Orsay, et M. Christian Lequesne, chercheur, spécialiste des sujets européens, qui a coordonné le groupe de travail dédié à ce sujet en prévision de la présidence française du Conseil de l'Union européenne.

Le multilinguisme est une valeur fondamentale de l'Union européenne, inscrite dans les traités et dans la Charte des droits fondamentaux. Surtout, le premier règlement européen jamais adopté, numéro 1/58, a permis de fixer le régime linguistique européen. Il définit les langues officielles de l'Union, dont seul le nombre a été mécaniquement adapté lors des élargissements successifs.

Désormais, les 24 langues officielles constituent les langues de travail des institutions européennes. Il s'agit là d'un principe fondamental : c'est dans ces 24 langues que les institutions doivent s'adresser aux citoyens européens et que les textes doivent être rédigés ou traduits. Toutefois, afin de permettre une communication plus fluide, les institutions ont fixé des régimes de langues dites « procédurales » dont le nombre est plus restreint. Ce système ne repose sur aucun fondement juridique précis. Ainsi, la Commission européenne, selon une règle non écrite, travaille en trois langues : l'anglais, le français et l'allemand.

Au sein du Conseil, les réunions ministérielles se font dans toutes les langues officielles et le COREPER se déroule dans un régime trilingue en français, anglais et allemand. Les groupes de travail du Conseil disposent de régimes différents, certains ayant une interprétation dans toutes les langues et d'autres se faisant sans interprétation.

La Cour de justice de l'Union européenne rend, quant à elle, ses délibérés en français uniquement, selon une règle qui n'est pas gravée dans les textes. Enfin, au Parlement européen, le multilinguisme est mieux respecté pour garantir la transparence de ses travaux et assurer leur accessibilité à tous les citoyens européens.

Ces règles étant posées, la situation du multilinguisme en Europe est loin d'être idéale, comme le soulignent les auteurs des propositions de résolution. On constate en effet, depuis le milieu des années 1990, un recul sans précédent de l'utilisation du français et, parallèlement, de la plupart des langues officielles, au profit de l'anglais.

Ainsi, en ce qui concerne la Commission européenne, en 2019, seulement 3,7 % des documents envoyés pour traduction avaient le français comme langue source, contre 85,5 % pour l'anglais. En 1999, la proportion de documents initialement rédigés en français était encore de 34 %.

Le même problème se retrouve au sein du Conseil, où à peine 2 % des documents étaient rédigés en français en 2018, contre 95 % en anglais. Dans ce panorama, seul le Parlement européen fait figure d'exception, puisque 11 % des documents sont encore produits en français. Vous trouverez en page 13 du rapport un tableau qui résume ces éléments.

Comment expliquer cette situation ? D'abord, les budgets alloués à la traduction ne cessent de baisser depuis 2010. Au total, la traduction et l'interprétation dans toutes les institutions européennes représentent moins de 1 % du budget annuel de l'Union, soit à peine deux euros par personne et par an.

Ensuite, les différents élargissements ont fortement favorisé l'anglais, souvent mieux maitrisé que le français ou l'allemand par les ressortissants des nouveaux États membres, en particulier Scandinaves, Baltes ou est-Européens.

De plus, l'apprentissage du français et de l'allemand comme première langue vivante n'a cessé de reculer au sein de l'Union. Aujourd'hui, l'anglais est appris par 17 millions d'élèves dans le secondaire, contre moins de 5 millions pour le français et à peine 3 millions pour l'allemand.

La crise du COVID n'a pas amélioré la situation, puisque dans un premier temps, les réunions en visioconférence se faisaient sans traduction, avant que la France n'exige qu'une solution soit trouvée. Enfin, le nouveau Parquet européen, mis en place depuis juin 2021, a décidé que l'anglais serait sa seule langue de travail.

Il y a donc urgence à agir. Pour cela, j'ai travaillé, en étroite coopération avec les auteurs des deux PPRE, à une résolution de synthèse, qui permette de formuler des recommandations réalistes et ambitieuses.

Cinq axes de travail ont été définis.

Les auditions menées ont d'abord montré à quel point il est crucial de revaloriser les concours européens, afin de permettre à un plus grand nombre de ressortissants francophones d'intégrer les institutions européennes. Ces concours, encore peu connus, nécessitent la maîtrise parfaite de l'une des 24 langues de l'Union (niveau C1) ainsi que d'une autre langue, au niveau B2 ou C1 selon les concours.

Il paraît donc nécessaire de diversifier le recrutement des fonctionnaires européens, en prêtant une attention particulière aux candidats maîtrisant au moins deux langues à l'exception de l'anglais. Cela permettra de valoriser les candidats ayant une maîtrise de langues moins pratiquées dans les institutions européennes. Cela obligera aussi les différents services administratifs à ne pas utiliser automatiquement l'anglais comme langue de travail.

Il faut aussi promouvoir beaucoup plus fortement ces concours auprès des ressortissants français et inciter à des stages au sein des institutions européennes pour l'ensemble des élèves fonctionnaires français. En 2020, sur 27 000 candidats aux concours européens, à peine 2 000 étaient français ! Compte tenu du poids démographique de la France au sein de l'Union européenne, cette situation n'est pas acceptable. Il est donc urgent qu'une promotion massive en soit faite auprès du public français, et en particulier des étudiants.

Second axe de travail : l'apprentissage du français et de toutes les langues européennes. Il faut remédier à la domination sans partage de l'anglais dans les langues apprises par les jeunes européens, au risque de voir la situation empirer.

Pour cela, il faudrait d'abord amplifier les programmes déjà existants de formation au français pour les fonctionnaires européens. Ces programmes existent déjà et ont été renforcés en amont de la présidence française. La formation la plus importante a pour nom « Millefeuilles » et a été dotée d'un budget de 550 000 euros pour 2021 et 2022. Ces formations doivent être systématisées au-delà de cette période et renforcées dans leurs moyens, afin de permettre de toucher toutes les personnes qui souhaiteraient se former au français.

En outre, un plan de diversification de l'apprentissage des langues doit être demandé à la Commission européenne. Il ne s'agit certes pas d'une compétence de l'Union européenne, mais il pourrait être bénéfique que la Commission fasse un état des lieux plus régulier des langues apprises par les jeunes européens, car le dernier a été réalisé sur des données datant de 2014. La Commission pourrait aussi formuler des recommandations aux États en la matière, dont le Conseil « Éducation, jeunesse, culture et sport » pourrait se saisir.

Troisième axe de travail : la présidence française. Il est clair que le 1er semestre 2022 est une occasion unique pour faire du retour du français une exigence absolue et il faudra que la France soit exemplaire en la matière. Les secrétaires d'État chargés des Affaires européennes et de la Francophonie, Clément Beaune et Jean-Baptiste Lemoyne, se sont engagés dès le mois d'avril dernier, à faire de la présidence française une occasion de « porter haut ce combat vital pour le plurilinguisme ».

Pour cela, durant cette période, il faudra d'abord favoriser la rédaction de documents préparatoires en français. Il s'agira d'aller à l'encontre de la logique que j'ai décrite il y a quelques minutes et qui fait de l'anglais la langue dans laquelle les documents sont initialement rédigés. Bien entendu, des traductions seront proposées. Mais écrire les textes d'abord en français comporte une dimension symbolique et pratique très forte.

Il faudra aussi que les réunions informelles se déroulent en français, en proposant des services de traduction. En effet, les réunions informelles constituent des moments importants, dans lesquels la traduction n'est souvent pas disponible. L'anglais y domine alors sans partage. La présidence française doit éviter à tout prix cet écueil.

Le site internet de la présidence française devra quant à lui favoriser une lecture initiale en français. Des traductions seront évidemment proposées, mais il ne faut pas que le français soit relégué à une position plus difficile d'accès que l'anglais. Au contraire, le français doit absolument y être mis en valeur.

Enfin, il pourrait être proposé aux commissaires européens francophones de s'exprimer en français durant les réunions du Conseil.

Toutes ces propositions pourront contribuer, à mon sens, à faire de la présidence française une vitrine à la fois de la francophonie mais aussi de la richesse qu'est le multilinguisme pour l'Europe.

Avant dernier axe de travail : les services de traduction. Il importe de garantir un budget constant pour la traduction et d'investir dans les innovations technologiques en la matière, afin d'être le plus efficace possible. Sans budget conséquent pour la traduction et l'interprétation, les règles européennes en matière de multilinguisme resteront lettre morte. Des traductions doivent être proposées dans un maximum de formats de réunion, même de niveau technique. Un meilleur partage des coûts entre les institutions européennes et les États membres devrait aussi être envisagé.

Enfin, dernier axe de travail : le respect des règles du multilinguisme. Le rapport adossé à la proposition de résolution européenne qui vous est soumise montre à quel point le droit protège, en théorie, le multilinguisme. Mais il souligne aussi à quel point ces règles sont aujourd'hui mises à mal par une pratique qui tarit le multilinguisme au profit d'un d'anglais peu littéraire. Il importe désormais de trouver les moyens de mieux faire respecter ces règles.

Pour cela, il faudrait d'abord que les commissaires européens montrent l'exemple, en ayant pour consigne, dans les conférences de presse notamment, de s'adresser au public dans leur langue d'origine et non pas systématiquement en anglais, comme c'est le cas aujourd'hui.

Il pourrait aussi être possible de créer un « observatoire européen du multilinguisme », qui serait chargé de s'assurer du respect du règlement 1/58. Il manque en effet une « tour de contrôle » du multilinguisme, qui soit un organe à la fois interne au système européen et en même temps avec une certaine indépendance. La Médiatrice assure déjà en partie ce rôle, mais ne peut évidemment se consacrer à cette question. Un organe pourrait donc être créé pour donner à cet enjeu une plus grande visibilité.

Les deux propositions de résolution soumises à notre commission doivent nous servir d'appel à la vigilance et à l'action, pour endiguer la domination de l'anglais dans les institutions européennes. Elles nous ont servi de base pour préparer une nouvelle proposition de résolution, que je vous soumets. Pour faire face à la domination de l'anglais dans les institutions européennes, il ne serait pas réaliste de promouvoir un autre monolinguisme, fondé sur l'usage du seul français. En effet, il ne faut pas remplacer la domination d'une langue par une autre. La défense du français dans les institutions européennes doit passer par une promotion du multilinguisme. Les cinq axes de travail que je vous propose doivent nous permettre de commencer à passer à l'action.

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