Nous avons l'honneur de vous présenter, Dominique Potier et moi, le fruit de nos travaux sur le devoir de vigilance des multinationales, qui complètent et préfacent en quelque sorte la proposition de résolution européenne que nous avons déposée le 7 juillet dernier avec 122 collègues.
Ce devoir de vigilance est une responsabilité particulière des entreprises. La France a été le premier État en Europe et l'un des premiers au monde à consacrer un tel devoir dans son droit interne. Depuis la loi du 27 mars 2017, adoptée à l'initiative de Dominique Potier et avec le soutien de nombreuses associations, les entreprises ont l'obligation de prévenir les atteintes aux droits humains et à l'environnement dans le cadre de leurs propres processus de production, mais aussi au niveau de leurs fournisseurs et de leurs sous-traitants dans le monde.
Cette obligation d'un genre nouveau a comblé une faille ouverte par l'organisation mondiale des chaînes de valeur. La structuration de l'économie à l'échelle mondiale et le développement de parcours de sous-traitance complexes ont eu pour effet de rendre les entreprises donneuses d'ordre irresponsables des dommages causés lors de la production de leurs biens ou services et de ne pas permettre aux victimes d'obtenir réparation.
Le devoir de vigilance est fondé sur une cartographie des risques tout au long de la chaîne de production, sur leur maîtrise par les entreprises grâce à des mesures raisonnables et sur le contrôle du juge judiciaire par la voie du recours contentieux. Le législateur français a cherché avant tout à adapter le droit à la réalité des relations économiques.
Le devoir de vigilance est rapidement devenu un enjeu européen. Au niveau des États, les parlementaires nationaux ont suivi la voie française. Le Parlement néerlandais a ainsi adopté en 2019 une loi consacrant un devoir de vigilance dans le domaine spécifique du travail des enfants, avant d'être rejoint, en juin dernier, par le Parlement allemand. D'autres parlements ont fait du devoir de vigilance un sujet de débat, au moyen de propositions de loi ou de résolutions, dans des États membres de l'Union européenne (UE), comme l'Espagne, le Danemark ou l'Autriche, ou n'appartenant pas à l'UE, tels que la Norvège et la Suisse.
L'idée que la responsabilité des entreprises ne s'arrête plus, dans le cadre de chaînes de valeur mondiales, à leur personnalité juridique est largement soutenue par la société civile et les citoyens à l'échelle européenne. Fin 2019, plus d'une centaine d'organisations non gouvernementales (ONG) ont signé une tribune demandant à la Commission d'agir à ce sujet, et les organisations syndicales, au premier rang desquelles la Confédération européenne des syndicats, a également joué un rôle moteur. Les entreprises françaises et allemandes, d'une manière plus inattendue, promeuvent aussi un devoir de vigilance européen : elles souhaitent que les obligations qui s'appliquent déjà à elles concernent aussi leurs concurrents au sein du marché intérieur et les entreprises domiciliées dans des pays tiers qui y opèrent.
Nos collègues du Parlement européen ont également joué un rôle clef dans les efforts visant à faire du devoir de vigilance une réalité juridique à l'échelle européenne. Dans le sillage de grands textes sur la responsabilité sociale des entreprises (RSE), tels que la proposition de directive sur la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises, dite CSRD, à laquelle a contribué Pascal Durand, le Parlement européen a adopté en mars dernier une résolution demandant à la Commission d'adopter un texte ambitieux et présentant sa propre proposition de directive.
La Commission s'est engagée en avril 2020 à adopter une proposition de directive relative au devoir de vigilance pour lancer la procédure législative européenne, mais force est de constater d'importants retards par rapport au calendrier annoncé, et nous soulignons dans le rapport que nous le regrettons. Après un premier report à l'automne dernier, il a été question du 8 décembre et on évoque maintenant le printemps prochain… Surtout, la stratégie de la Commission concernant ce texte semble toujours imprécise.
La présidence française du Conseil de l'Union européenne (PFUE) devrait, à notre avis, faire du devoir de vigilance l'une de ses priorités. Nous sommes heureux de constater que le Président de la République est allé dans ce sens lors de sa conférence de présentation de la PFUE, le 9 décembre dernier. La négociation d'une directive a malheureusement peu de chances d'aboutir sous la présidence française, mais nous croyons que celle-ci peut contribuer à faire avancer les travaux d'une manière significative.
Il s'agit, au fond, de défendre une certaine vision de l'Europe, qui porterait une voix singulière dans l'économie mondiale, celle d'une puissance fondée sur l'éthique, dont les valeurs reposant sur les droits humains et la protection de l'environnement ne seraient « pas à vendre, à aucun prix », selon les termes forts qui ont été employés par Ursula von der Leyen dans son discours sur l'état de l'Union européenne en septembre dernier. Le contexte permet d'espérer qu'une directive européenne pourrait prolonger la loi française.