La prochaine mandature va être conduite à s'occuper du sujet de la taxonomie, sur le plan législatif et également par le biais de différents rapports qui seront nécessaires pour éclairer les positions françaises et européennes.
Le 2 février 2022, la Commission européenne a présenté un acte délégué complémentaire au règlement « taxonomie verte » de 2020, incluant le gaz et le nucléaire parmi les activités de transition. Ce choix a été abondamment commenté, et la communication que je présente aujourd'hui s'inscrit dans le cadre de ce débat, avec deux objectifs principaux. Le premier est de vous présenter l'architecture globale de cette taxonomie. Elle est un instrument complexe dont l'influence sera croissante dans les années à venir. Les neuf auditions que j'ai réalisées soulignent que la taxonomie engage la crédibilité et l'ambition des politiques européennes à long terme : une taxonomie européenne insuffisamment crédible ne permettrait pas d'atteindre nos objectifs climatiques et serait concurrencée par les classifications étrangères. Le second objectif de ma communication est de vous présenter, sans m'engager dans le fond des débats de politique énergétique, les interrogations et les enjeux que soulève à mon sens cette classification. Je précise d'ailleurs que, faute de temps, je me concentrerai ici sur une synthèse de mes travaux. Vous pourrez voir l'intégralité de cette communication sur le site internet de notre commission. Vous l'aurez compris, la taxonomie européenne n'est pas un document technique désincarné, mais un véritable instrument politique sur lequel repose une partie de la stratégie environnementale et climatique européenne.
Je voudrais d'abord montrer que cet instrument économique et financier révèle des choix politiques forts. La « taxonomie verte » européenne est un système de classification des activités économiques et financières selon leur contribution à la réalisation des objectifs climatiques, créé par un règlement européen de 2020. Ce système vise à donner aux investisseurs une définition commune des activités vertes et, en renforçant l'information sur les marchés par un cadre non contraignant, à réorienter les flux financiers vers les activités vertes.
Pour définir cet instrument, la Commission européenne s'est basée sur les travaux d'un groupe d'experts et a défini six objectifs environnementaux, dont l'atténuation du changement climatique. Pour pouvoir intégrer la taxonomie verte, une activité doit donc concourir à l'un de ces six objectifs. Elle doit en outre respecter deux autres conditions : ne causer aucun préjudice significatif à l'un des cinq autres objectifs, principe « do not significantly harm », et respecter des garanties en matière de droits humains et de droit du travail. La taxonomie ne prévoit en l'état qu'une seule obligation pour les acteurs financiers : celle de publier et communiquer la part de leurs actifs qui entrent dans cette classification. Les activités contribuant à l'objectif d'atténuation du changement climatique sont ensuite classées selon trois catégories : durables, habilitantes, et de transition. Le Parlement européen et le Conseil, dans le règlement adopté en 2020, ont largement renvoyé les modalités de mise en œuvre de la taxonomie à des actes délégués complémentaires proposés par la Commission européenne, notamment en ce qui concerne la définition du périmètre des activités à inclure.
La Commission a jusqu'à présent proposé trois actes délégués. Le dernier acte délégué, proposé le 2 février dernier, est celui qui a eu la plus forte résonance car il propose d'inclure le gaz et le nucléaire dans la taxonomie en tant qu'activités de transition. La Commission européenne considère en effet que le gaz fossile et le nucléaire sont nécessaires pendant une période transitoire, comme leviers de décarbonation et moyens de sortir du charbon. L'intégration de ces énergies à la taxonomie est proposée selon des conditions strictes et toutes les centrales ne sont donc pas concernées.
Cette inclusion suscite toutefois des oppositions plus ou moins fortes et complexes au sein des institutions européennes et des États membres, répondant à des logiques à la fois partisanes et nationales. Malgré des oppositions fortes de la part de certains États membres, exprimées dans chacune des institutions européennes, le rejet de cet acte délégué, qui peut intervenir au Conseil et au Parlement européen sous quatre mois, ou six mois en cas de prolongation, semble improbable au regard des majorités requises. La France a créé une alliance en faveur du nucléaire et défend désormais la complémentarité des énergies, notamment en vue d'établir un soutien mutuel avec l'Allemagne, favorable au gaz. L'Allemagne, avec l'entrée des écologistes au gouvernement dans la nouvelle coalition, pourrait néanmoins revenir sur sa position.
Plusieurs États membres restent fermement opposés au principe même d'intégration des deux sources d'énergie, comme l'Espagne, le Danemark, le Luxembourg et l'Autriche. Ils envisagent désormais des recours devant la Cour de Justice de l'Union européenne, comme l'ont par ailleurs annoncé plusieurs ONG.
Nous voyons ainsi déjà, chers collègues, que les enjeux que cette taxonomie soulève sont nombreux et variés.
Pour faire face à ces enjeux et pour s'inscrire en pleine cohérence avec nos objectifs climatiques et environnementaux, la taxonomie européenne doit être assortie de garanties, particulièrement en ce qui concerne le gaz et le nucléaire.
Ces garanties doivent d'abord être des garanties politiques. Les auditions réalisées soulignent l'importance d'établir une classification lisible et consensuelle, afin d'envoyer un signal clair et de rendre la taxonomie pleinement efficace. Le compromis politique réalisé en incluant le gaz et le nucléaire dans la catégorie des énergies de transition fragilise et brouille ce signal et rend très extensive la notion de « transition » : la construction de nouvelles centrales nucléaires se ferait par exemple en France jusqu'en 2050, et leur exploitation perdurerait au‑delà de 2100. Certains fonds d'investissement ont d'ailleurs déjà déclaré qu'ils ne financeraient pas ces énergies, qu'ils jugent trop polluantes.
La cohérence et l'ambition de la taxonomie européenne sont d'autant plus importantes qu'elle s'inscrit dans un cadre international concurrentiel. La Chine est par exemple en train d'établir sa propre taxonomie et en a exclu le gaz, ce qui pourrait la rendre plus attractive aux yeux des investisseurs qui seront, en dernier lieu, les seuls juges du succès de la taxonomie européenne.
Par ailleurs, des questions entourent les effets financiers, sociaux et économiques que la taxonomie européenne produira. Il nous faut privilégier une approche scientifique, qui suppose une évaluation et un suivi précis de tous les bénéfices, risques et coûts engendrés. Il est absolument essentiel à mon sens de s'assurer que la réorientation de flux financiers visée par la taxonomie ne se fasse pas au détriment de fonds initialement prévus pour les énergies renouvelables, qui restent essentielles dans la réussite de la transition énergétique et doivent être encouragées sans délais ni réserves.
Enfin, le choix de recourir à des actes délégués, fréquent en matière financière où ces actes font parfois plusieurs centaines de pages, peut susciter des interrogations : le Parlement européen et le Conseil ne peuvent qu'accepter ou rejeter de tels actes, qui sont censés ne pouvoir modifier que des éléments non essentiels de l'acte législatif. Nous voyons là qu'il s'agit également d'un acte politique majeur, posant la question de la vitalité de notre démocratie européenne. Ces garanties feront de la taxonomie européenne un instrument crucial permettant de réorienter utilement les fonds, alors que les besoins de financement de la transition énergétique sont élevés.
Le travail réalisé dans le cadre de cette communication laisse donc penser que, moyennant l'apport de certaines garanties juridiques, politiques, économiques et financières au cadre réglementaire en cours d'élaboration, la taxonomie européenne pourra produire des effets utiles.
Si la taxonomie laisse chaque État membre libre d'utiliser les moyens qu'il souhaite pour atteindre la décarbonation, elle ambitionne de devenir demain un référentiel utilisé dans le cadre d'autres réglementations européennes et nationales. C'est là, à mon sens, son principal apport qui ne doit pas être négligé : au-delà des flux financiers privés, elle pourrait également concerner à l'avenir et sur le long terme nos finances publiques, pour la certification des obligations vertes, ou pour l'établissement de budgets verts européens et nationaux. Ce travail de classification doit donc affirmer notre continent comme un moteur de la transition climatique et énergétique au niveau mondial, c'est pourquoi nous devons rester vigilants face aux interrogations que soulève l'inclusion du gaz et du nucléaire.
La taxonomie européenne doit également être vue comme faisant partie d'un ensemble d'instruments et de politiques visant à atteindre nos objectifs climatiques et environnementaux, tel que celui de neutralité climatique en 2050. Elle s'ajoute ainsi à d'autres paquets législatifs majeurs, tel que le paquet « Fit for 55 » proposé l'an passé.
Il s'agit par ailleurs de mettre les autres politiques de l'Union en cohérence avec les objectifs affichés par la taxonomie. Nos auditions ont par exemple révélé des inquiétudes sur les éventuels blocages de financements publics directs qui pourraient survenir dans le futur en raison d'un régime des aides d'État mal adapté.
Enfin, je voudrais conclure en revenant sur certaines propositions faites par nos interlocuteurs, qui pourraient et devraient nous inspirer.
D'une part, il serait utile de créer une communauté d'experts européens sur le coût de la décarbonation et de prendre en compte les effets et les coûts du nucléaire sur la biodiversité et la santé et non seulement au niveau des déchets.
D'autre part, il serait opportun que la notion même de ressources durables fasse l'objet d'un consensus permettant de mieux articuler décarbonation et énergies réellement renouvelables.
Enfin, la question des filières industrielles des énergies renouvelables devrait être un élément de réflexion et d'évaluation pris en compte dans les analyses.
La réflexion que nous amorçons ici devra ainsi nécessairement être élargie, au niveau national et européen, aux grands choix de mix énergétique et de transition écologique pour les décennies à venir.
Dans cette perspective, je ne peux qu'exhorter l'Assemblée nationale, sous la prochaine législature, à poursuivre nos travaux. Il s'agit d'une communication qui illustre l'état de la situation et des débats actuellement. Un acte juridiquement plus contraignant, comme un avis ou une résolution ne peut intervenir qu'après le mois de juin.