Après des années de travail sur les défis fiscaux posés par la numérisation de l'économie dans le cadre du plan de l'OCDE et du G20 de lutte contre l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices (BEPS), un accord politique a été conclu le 8 octobre dernier posant les bases d'une réforme des règles de la fiscalité internationale pour faire en sorte que les multinationales paient une juste part d'impôt quel que soit le lieu où elles exercent leurs activités. La numérisation de l'économie avait rendu obsolètes les règles actuelles, qui reposent sur la définition d'un établissement stable permettant à l'État d'imposer les bénéfices d'une entreprise étrangère. Aujourd'hui, les entreprises peuvent générer des bénéfices élevés dans un pays sans y avoir d'établissement stable.
Cet accord sur une réforme systémique est l'aboutissement d'un travail considérable mené par le secrétariat de l'OCDE, sous la houlette de Pascal Saint-Amans, avec les négociateurs des États membres du cadre inclusif. Il est soutenu par 137 pays, dont les 27 membres de l'Union européenne. L'Estonie, la Hongrie et l'Irlande, d'abord réticents, ont finalement rejoint l'accord.
La réforme repose sur deux piliers. Le pilier I vise à assurer une répartition plus équitable des droits d'imposition sur les bénéfices des entreprises multinationales les plus grandes et les plus rentables entre les pays de siège et les pays dits « de marché ». Le pilier II a pour objectif d'assujettir les bénéfices des entreprises multinationales à un taux d'imposition minimum de 15 %.
Nous n'allons pas entrer dans les détails très techniques de ces deux piliers, dont tous ne sont d'ailleurs pas encore arrêtés, mais en présenter les grandes lignes, avant de mettre l'accent sur les conséquences de la réforme dans le droit de l'Union européenne.
Le champ d'application du pilier I a évolué depuis le début de la négociation. Alors que les grandes entreprises du numérique étaient particulièrement ciblées à l'origine, la réforme concernera finalement les plus grandes entreprises multinationales, en fonction de critères de chiffre d'affaires et de rentabilité, quel que soit leur secteur d'activité, à de rares exceptions comme les services financiers réglementés et les activités minières, car leurs bénéfices sont déjà liés à l'endroit où ils sont réalisés.
Les entreprises concernées sont les multinationales dont le chiffre d'affaires mondial dépasse 20 milliards d'euros et dont la rentabilité, c'est-à-dire le bénéfice moyen avant impôt rapporté au chiffre d'affaires, est supérieure à 10 %. Les entreprises américaines représenteraient 40 % des entreprises concernées et 60 % des profits à redistribuer. Une grande entreprise comme Amazon ne sera concernée que pour ses activités de cloud, l'activité de vente en ligne n'étant pas suffisamment profitable.
Pour la centaine d'entreprises concernées, 25 % des bénéfices au-delà du seuil de rentabilité de 10 % seront réattribués aux juridictions du marché, à partir d'une clé de répartition fondée sur le chiffre d'affaires. Ces bénéfices réattribués constituent ce que l'on désigne comme « montant A ». Selon les estimations de l'OCDE, plus de 125 milliards de dollars de bénéfices devraient être réattribués chaque année aux juridictions de marché.
Il a pu y avoir une certaine confusion dans le grand public. Avec le « montant A », il ne s'agit pas d'imposer des bénéfices qui ne l'étaient pas – ces entreprises payent déjà des impôts – mais de répartir différemment les droits d'imposer entre États. Par exemple, une grande entreprise du numérique paiera un peu moins d'impôts aux États-Unis et un peu plus en Europe, et un grand groupe de luxe français paiera un peu moins d'impôts en France et un peu plus en Chine.
Pour déterminer quels pays pourront bénéficier de cette réallocation des droits d'imposition, une nouvelle règle du lien (nexus) est créée : la multinationale concernée devra réaliser au moins 1 million d'euros de chiffre d'affaires dans le pays concerné. Ce seuil est ramené à 250 000 pour les petites juridictions dont le PIB est inférieur à 40 milliards d'euros.
Les grandes entreprises du numérique, qui étaient visées par les taxes numériques mises en place au niveau national ou envisagées au niveau européen, étant soumises aux nouvelles règles du pilier I, l'accord conclu à l'OCDE prévoit la suppression des mesures unilatérales existantes, telles que la taxe française, et le statu quo, c'est-à-dire l'interdiction d'introduire de nouvelles mesures analogues. La réforme sonne ainsi le glas du projet de redevance numérique européenne, qui était censée venir alimenter les ressources propres du budget de l'Union, nous y reviendrons. Personnellement, je me félicite que cette réforme aboutisse à la suppression des taxes numériques, que j'ai toujours considérées comme une mauvaise réponse à une question légitime. Ces taxes sont susceptibles d'engendrer des surcoûts pour les consommateurs et des conflits commerciaux.
Le pilier I comprend également un « montant B » concernant les activités de commercialisation et de distribution, mais il s'agit plus d'une simplification des règles existantes que d'une réforme systémique.
Le pilier II introduit un impôt mondial minimum sur les sociétés réalisant un chiffre d'affaires d'au moins 750 millions d'euros, dont le taux a été fixé à 15 %. Il a été fixé à un niveau permettant d'obtenir l'accord de pays comme l'Irlande, qui a construit son modèle de développement économique sur un taux d'imposition faible (12,5 %) et stable. Ainsi, en application du pilier II, un groupe français ayant une filiale ne payant que 2 % d'impôt sur les sociétés dans un paradis fiscal serait redevable à l'État français à hauteur de 13 %. Le taux d'imposition effectif sera calculé juridiction par juridiction en utilisant une définition commune des impôts couverts et une base d'imposition déterminée par référence au résultat comptable.
Le pilier II aura le statut d'une approche commune, et non d'un standard minimum, ce qui signifie que les membres du cadre inclusif ne sont pas tenus de l'adopter, mais d'accepter que les autres membres du cadre inclusif le fassent.
Outre le taux, qui est l'élément le plus visible pour le grand public, l'assiette fiscale à considérer a fait l'objet de nombreuses discussions pour trouver une solution qui ne déstabilise pas les pays, comme la Hongrie, dont le modèle économique reposait jusqu'ici sur une fiscalité basse pour attirer des investissements réels, et non liés à l'optimisation fiscale. Des exceptions fondées sur des critères de substance prévoient d'exclure un montant de revenu représentant 5 % de la valeur nette des actifs corporels et de la masse salariale au terme d'une période de transition de 10 ans.
Selon l'OCDE, l'impôt minimum devrait générer environ 150 milliards de dollars de recettes fiscales supplémentaires à l'échelle mondiale. L'observatoire européen de la fiscalité a évalué à environ 70 milliards d'euros les recettes fiscales supplémentaires pour les États membres de l'Union européenne.