Intervention de Benjamin Sabbah

Réunion du mercredi 15 septembre 2021 à 14h30
Mission d'information sur l'application du droit voisin au bénéfice des agences, éditeurs et professionnels du secteur de la presse

Benjamin Sabbah, enseignant à l'ESJ – Sciences Po Lille, membre du bureau du SPIIL :

. Vous m'avez invité pour vous parler du marché des médias, de son évolution ces dix dernières années, de son financement, de la digitalisation et de l'émergence des GAFAM.

J'ai travaillé au sein de la direction commerciale et marketing de l'AFP pendant une douzaine d'années, notamment sur les questions de valorisation de l'information. Je dirige aujourd'hui un média anglophone basé à Paris, Worldcrunch. À ce titre, j'ai travaillé avec Google. Je suis aussi membre du bureau du SPIIL et j'enseigne l'économie des médias à Sciences Po Lille dans un master conjoint avec l'ESJ.

Internet a évidemment bouleversé le marché des médias puisqu'il a modifié nos manières de les consommer. Nous pouvons désormais nous informer au bureau, dans les transports en commun, au restaurant, à tout moment de la journée, en direct ou à la demande. Ces nouveaux modes de consommation de l'information prennent du temps sur celui que nous accordions aux médias dits traditionnels, la presse, la télévision, la radio.

Tous les acteurs des médias traditionnels, qui étaient en concurrence sur leurs supports, se retrouvent aujourd'hui en concurrence frontale, chacun devant se doter du contenu et du savoir-faire des autres métiers de la famille du journalisme pour satisfaire leur audience. La presse a dû apprendre à faire de la vidéo quand la télévision et la radio ont dû produire des articles.

Les investissements rédactionnels et techniques pour se doter de rédactions web, de rédactions vidéo, de plateaux, de cellules éditoriales dédiées aux réseaux sociaux sont colossaux.

Sur les supports traditionnels, la presse perd des lecteurs depuis la fin des années soixante. Sur la télévision, le temps d'écoute reste relativement stable et les groupes ont su compenser la fragmentation de leurs audiences avec l'apparition de la TNT en rachetant des chaînes, puis en se rachetant entre eux. Enfin, pour la radio, les chiffres d'écoute et le nombre de radios sont restés globalement stables.

Par ailleurs, internet a permis de réduire les barrières à l'entrée sur le marché de l'information, grand public ou spécialisée, mais aussi pour les professionnels. En effet, il n'est plus nécessaire d'imprimer son journal ou son magazine, d'intégrer un système de distribution complexe ou de demander une fréquence au CSA.

Nous observons d'énormes transferts de revenus, notamment sur le marché publicitaire. En 2008, le marché de la publicité pour la presse (quotidiens et magazines) représentait 4,5 milliards d'euros alors qu'aujourd'hui il représente moins de 2,5 milliards. Ce transfert s'est évidemment opéré en faveur d'internet, qui est passé de 1,4 à 4 milliards d'euros de recettes. Vous savez que tous les acteurs ne bénéficient pas de ce chiffre d'affaires publicitaire sur internet. Ce sont Google et Facebook qui sont les principaux gagnants.

Si nous regardons la presse dans son ensemble, puisque tous les médias qui avaient des supports traditionnels sont bien évidemment présents sur le web, nous constatons une relative stabilité du secteur. Le chiffre d'affaires est passé de 23,7 milliards d'euros en 2008 à 22,3 milliards en 2018. Cette légère contraction s'explique par la fermeture de titres de presse mais aussi par la baisse de 7 % des effectifs de journalistes entre 2009 et 2018, notamment du fait de plans sociaux. Ce sont les photojournalistes qui ont le plus souffert de cette baisse d'effectifs (-60 %). Nous sommes face à un problème de valorisation de l'image de la presse en ligne. Par ailleurs, le volume des premières demandes de cartes de presse a beaucoup baissé. Il traduit un désintérêt pour la filière et des craintes pour trouver un poste dans le secteur.

Il est compliqué de délimiter le marché de l'information en ligne. Comme le rappelait Mme Toledano, ce sont uniquement les plateformes qui sont dépositaires des données. Toutefois, il est possible de s'appuyer sur les chiffres de la CPPAP qui reconnaît 1 200 publications comme des services de presse en ligne (SPEL), dont environ 300 disposent de l'agrément IPG et 250 des statuts 39bis a et b. Pour estimer le marché de la presse en ligne, il faudrait additionner le chiffre d'affaires généré par les activités en ligne de ces 1 200 titres.

Pour compléter la cartographie des producteurs de contenus d'information en ligne, ajoutons les sites d'information qui n'ont pas demandé la reconnaissance CPPAP et certains blogs qui produisent des contenus journalistiques, parfois de grande qualité. Il manque aussi les sites qui informent leurs visiteurs uniquement avec des contenus vidéo ou audio et qui ne sont pas considérés comme des SPEL. Cette différence de statuts, basée sur des formats rédactionnels, a-t-elle toujours un sens ?

Les médias en ligne, en fonction de leur support d'origine, les pure players, en fonction du type de contenus produits, des sujets couverts et de leurs ambitions, ont adopté différents modèles économiques, parfois en mixant plusieurs. Quand ils ont une vocation professionnelle, les médias cherchent à se rémunérer principalement par la publicité et par l'abonnement. C'est ce que nous appelons en économie un modèle d'affaires de plateforme. Ils se rémunèrent aussi, dans une moindre mesure, avec les ventes à l'unité, des dons, du financement participatif ou grâce à la revente de leurs contenus à d'autres plateformes ou à d'autres médias. Enfin, ils se rémunèrent par des prestations de formation, l'organisation d'évènements ou via la production de contenus pour des marques.

S'ils viennent du monde de l'audiovisuel, les médias en ligne se financent uniquement par la publicité ou la redevance. S'ils sont issus du monde de la presse ou nés en ligne, ils auront tendance à se financer par un modèle mixte, basé sur les abonnements et sur la publicité, ou alors sur les abonnements, sur les dons et sur le financement participatif.

Quel que soit le modèle économique retenu, les médias se font une concurrence frontale sur le digital. C'est sur la détention de l'attention des lecteurs que les GAFAM interviennent. Ils proposent un service principal à leur audience et des services additionnels différents, parfois à un tout autre type de clientèle. Google et Facebook sont aussi dans une économie de plateforme.

Sur la question du droit voisin, compte tenu de leurs activités en France, ce sont Google et Facebook qui sont essentiellement concernés et, dans une moindre mesure, Microsoft. Les moteurs de recherche et les réseaux sociaux apportent des services différents à leurs utilisateurs mais les deux types de plateformes ont un point commun vis-à-vis des médias. Elles intègrent, au sein de leurs propres produits, des liens enrichis vers des articles produits par les sites d'information en ligne et elles apportent à ces mêmes sites de médias une part considérable de leur trafic. Par ailleurs, elles se rémunèrent aussi sur le marché de la publicité.

Les utilisateurs qui tapent directement l'url d'un site d'information dans leur navigateur représentent, en moyenne, le quart du trafic de ce site (28 % pour les médias sociaux, 25 % pour le search, Google représentant 90 % des requêtes). Un quart du trafic des sites de presse vient des réseaux sociaux et un autre quart de Google. Facebook, Google et la presse entretiennent donc des relations compliquées.

Les plateformes américaines ont longtemps présenté les contenus d'information comme des pages web traitées comme les autres, en vue d'optimiser le service à leurs utilisateurs. Elles sont devenues un apporteur de trafic majeur. Elles ont aussi pour objectif de conserver une partie importante de ce trafic pour créer leur propre écosystème.

Pour la génération Z, 40 % du trafic qui arrive sur les sites de médias provient des réseaux sociaux. C'est très significatif, notamment pour les médias qui cherchent à renouveler leur lectorat et à atteindre des cibles plus jeunes.

Pour être correctement présents sur ces plateformes, les médias doivent consentir des investissements très importants, en termes de matériels, d'outils informatiques, de compétences éditoriales et techniques. Par ailleurs, ils produisent des contenus qualitatifs, notamment les médias généralistes et politiques, qui incitent l'audience de ces plateformes à les utiliser. Celles-ci se rémunèrent soit directement, via les impressions publicitaires visibles en ligne, soit indirectement, par la collecte des données utilisateurs et leur exploitation via leurs régies publicitaires afin d'améliorer leurs propres produits.

Ces deux visions totalement contradictoires des plateformes et des médias ont longtemps semblé irréconciliables et certaines plateformes ont parfois retiré de leurs services l'ensemble des titres de presse d'un pays pour éviter d'avoir à rémunérer les éditeurs ou multiplier les recours en justice, comme en France depuis 2019.

Depuis peu, le principe du droit voisin semble accepté et une plateforme a pris les devants en signant des accords avec certains éditeurs français. Je ne sais pas si elle le fait de bonne foi ou pour éviter une application du droit qui lui serait moins favorable.

Google et Facebook sont également devenus des acteurs majeurs du marché publicitaire. La publicité en ligne est passée en dix ans de 1 à 4 milliards d'euros, sur un marché constant, au détriment des activités papier de la presse. Google et Facebook, qui représentent 75 % de ce marché, ont mis en place différents types de collaborations avec certains médias français, des contrats commerciaux basés sur le partage des recettes publicitaires, avec des minimums garantis parfois très avantageux, ou des fonds de financement de projets de développement technologiques ou éditoriaux de la presse en ligne, la création de produits technologiques ou encore le financement d'équipes rédactionnelles pour lancer de nouveaux formats. À l'exception des fonds de financement de projets, les autres collaborations relèvent du droit commercial et restent discrètes, ce qui peut constituer un problème pour le pluralisme.

La mise en place du droit voisin a pour effet d'inscrire dans la loi cette interdépendance entre les plateformes et les éditeurs, en reconnaissant aux éditeurs des droits sur l'utilisation par les plateformes d'une partie de leurs articles. Il s'agit principalement d'un droit à rémunération qui pourrait être négocié directement entre un éditeur et une plateforme ou délégué à un organisme de gestion collective.

Les critères qui matérialisent l'existence de droits voisins restent à négocier. Rien n'est écrit, à commencer par le montant total ou le montant de départ, qui devra évoluer avec les recettes des GAFAM. Par ailleurs, la liste des éditeurs bénéficiaires et les critères de perception restent eux aussi à établir. Enfin, la formule de calcul de l'assiette demeure ouverte. Faut-il l'asseoir sur les recettes des plateformes directement liées à leur usage des contenus d'information ou à l'ensemble de leurs recettes indirectes ? Pouvons-nous appliquer la même formule aux différents types de plateformes, les moteurs de recherche et les réseaux sociaux ayant des activités très différentes ? Faut-il la baser sur les dépenses des éditeurs directement liées à leur effort de présence sur les moteurs de recherche et sur les réseaux sociaux ou alors sur une partie ou sur l'ensemble des dépenses liées à leurs activités d'éditeur de presse en ligne ?

Aujourd'hui, les plateformes jouent le rôle des kiosques des années 2000, 2010 et probablement 2020. Les journaux et les magazines ne sont plus rangés par thématique mais nous cherchons des informations sur Google ou via la publication d'un ami sur Facebook. Or, l'activité de distribution de la presse est en France très réglementée. Les distributeurs sont soumis à un devoir d'impartialité et à des obligations de diffusion pour soutenir le pluralisme de la presse.

L'intérêt des plateformes n'est pas de présenter la presse de manière impartiale mais de proposer le meilleur service possible à leurs utilisateurs. Il est coûteux pour les éditeurs de parvenir à de bons résultats en matière de visibilité sur les plateformes, mais une fois bien référencés, ils le restent.

Pour la mise en place du droit voisin, il sera essentiel d'être vigilant sur les critères retenus pour établir le montant et la répartition de cette nouvelle forme de rémunération des médias d'information en ligne. En effet l'utilisation des données d'usage ou des recettes et de dépenses directes entre les éditeurs et les plateformes, reflet de la relation de dépendance actuelle entre les médias et les plateformes, pourrait renforcer cette dépendance et donner lieu à des distorsions de concurrence.

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