MISSION D'INFORMATION SUR L'APPLICATION DU DROIT VOISIN AU BÉNÉFICE DES AGENCES, ÉDITEURS ET PROFESSIONNELS DU SECTEUR DE LA PRESSE
Mercredi 15 septembre 2021
La séance est ouverte à quatorze heures trente-cinq.
(Présidence de Mme Virginie Duby-Muller)
La mission d'information auditionne Mme Joëlle Toledano, associée à la chaire « Gouvernance et Régulation » de l'Université Paris-Dauphine, membre du Conseil national du numérique, et M. Benjamin Sabbah, enseignant à l'ESJ – Sciences Po Lille, membre du bureau du Syndicat de la presse indépendante d'information en ligne (SPIIL).
Nous sommes chargés d'une mission d'information et d'évaluation de la loi sur les droits voisins et nous vous remercions de vous prêter à cette audition retransmise en direct sur le site de l'Assemblée nationale.
Cette audition doit nous permettre de bien comprendre la problématique liée à cette loi, sa perception, les freins à sa mise en place.
Madame Toledano, vous êtes membre du Conseil national du numérique. Comment avez-vous perçu cette loi ? Avez-vous observé des freins ou au contraire des engouements pour la mettre en pratique ? Monsieur Sabbah, vous êtes membre du bureau du Syndicat de la presse indépendante et d'information en ligne (SPIIL). Je vous invite à nous donner des éléments de contexte pour que nous comprenions comment cette loi a été ressentie dans vos filières.
C'est en tant que professeur d'économie et non comme membre du Conseil national du numérique que j'interviens. Je mettrai en perspective la façon dont cette loi sur les droits voisins s'insère dans les stratégies des grands acteurs du numérique. Dans un second temps, je vous donnerai une vision de ce qui s'est déroulé à l'international, en particulier en Australie, pour comprendre ce qui se joue en France. Enfin, je conclurai par une analyse des difficultés à résoudre et des solutions à trouver.
La relation entre Google et les éditeurs est en accord avec la stratégie générale des GAFA qui vise à verrouiller leur écosystème et à renforcer leur pouvoir de marché. De la promesse initiale d'ouverture sur le monde et d'accès à toutes les informations, nous sommes passés progressivement, avec toute une série de stratégies comme des acquisitions ou différentes formes d'abus de position dominante, à une fermeture. Quand nous interrogeons Google, nous ne sortons que dans un tiers des cas de son écosystème. Tout est conçu pour que nous restions dans ce monde, les algorithmes et la coordination de l'ensemble des acteurs. Nous observons de plus en plus que la valeur de ce qui n'est pas publié en interne diminue progressivement. Les grandes plateformes recherchent l'enfermement. C'est de cette matière que nous devons analyser leur position sur les droits voisins.
Leur croissance s'est opérée avec la multiplicité des services qui vous conduit à rester dans leur écosystème. Indépendamment des contenus, leur objectif est de conserver l'attention des utilisateurs pour récupérer des données et maximiser la publicité. Dans cet écosystème, tous les acteurs, notamment la presse et les éditeurs de presse, dépendent du référencement et donc des algorithmes qui le génèrent.
Dans ce monde assez opaque, la visibilité offerte par Google Search, qui est théoriquement la porte d'entrée, le gatekeeper comme le dit le projet de texte européen DMA, provoque l'enfermement. La question de ce que rapportent à Google l'exhaustivité de l'information et les informations laissées par les utilisateurs n'a pour l'instant pas été explorée en termes quantitatifs et analytiques. Je crains que nous ne puissions pas compter sur Google ou sur Facebook pour y répondre. Ce qui est en cause, c'est le modèle économique. C'est dans ce contexte qu'il faut analyser ce qui se passe en matière de droits voisins et les offres nouvelles que Google propose, Google News Showcase et Subscribe with Google. C'est ce monde de partenariats que Google cherche à favoriser et non la valorisation réciproque des prestations servies.
Le texte sur les droits voisins s'inscrit dans un panorama international et l'Europe n'est pas la seule à se battre pour la rémunération des contenus qui nourrissent et valorisent les moteurs de recherche et les réseaux sociaux. Les Australiens ont été les premiers, dès décembre 2018, suivis par les Britanniques. Ils ont proposé une nouvelle façon d'analyser et de quantifier la stratégie des GAFA. De leur côté, les Américains ont essayé de promouvoir le partage de la valeur à travers une négociation collective. L'exemple australien montre que la négociation peut être rude, violente, puisqu'il y a eu interruption de service. Un accord, que l'homologue australien d'Isabelle de Silva a trouvé très satisfaisant, a finalement été trouvé. Les GAFA ont accepté de payer, relativement cher, mais sans reconnaître la notion de droit voisin. Il y a eu des négociations globales, avec une rémunération des services via Google News Showcase ou Facebook News, mais sans partage de valeur et sans évaluation des contenus des éditeurs en fonction de leurs performances. Le Financial Times évalue à 200 millions de dollars australiens la somme versée aux différents organes de presse australiens sur les 6 milliards de chiffre d'affaires réalisés par Google et Facebook dans le pays. En comparant ces chiffres à ceux réalisés en France, je parviens à un montant de 100 millions d'euros que Google et Facebook seraient prêts à payer pour préserver leur modèle économique dans notre pays.
La situation française vise à inverser la perspective, puisqu'il s'agit de rémunérer ce que l'Autorité de la concurrence et la Cour d'appel nomment droits directs et indirects. L'idée est de disposer d'une grille valable pour l'ensemble des acteurs, contrairement à l'Australie, qui a concédé que tous les acteurs ne soient pas rémunérés.
Jusqu'à maintenant, personne ne dispose d'informations quantifiées, d'évaluations, qui permettraient une véritable négociation sur la valeur apportée. Il nous manque des données permettant de cadrer les valorisations.
Le même problème s'est posé pour les cookies. Pour évaluer les conséquences de la disparition des cookies, seul Google disposait de données qui ont été utilisées par l'ensemble de la profession. Face à cette asymétrie d'information, il faut laisser se dérouler la négociation actuelle, mais aussi se mettre en situation de créer des systèmes d'information, des modèles d'évaluation, d'avoir nos propres observatoires, que ce soit au niveau des entreprises ou de l'État, comme l'a fait le ministère de l'économie et de l'industrie avec le Pôle d'Expertise de la Régulation Numérique (PEReN) sur les algorithmes. Même si les négociations en cours aboutissent, des problèmes subsisteront. Nous devons être capables de discuter des évaluations sans avoir besoin d'informations que Google et Facebook n'ont absolument aucun intérêt à communiquer, puisqu'elles permettraient des réévaluations progressives.
Ma principale préconisation est de nous installer dans un rapport de force collectif vis-à-vis de ces grands acteurs du numérique, sans attendre qu'ils proposent des tarifs équitables. Par ailleurs, pour travailler avec des entreprises régulées, nous devons être capables de diminuer l'asymétrie d'information, de produire nous-même des données et d'en discuter.
Je comprends que notre problématique est l'évaluation des flux économiques engendrés par les contenus.
Absolument ! Face aux levées de boucliers, Google et Facebook vont essayer de limiter la régulation, tout processus continu qui viserait à évaluer et réévaluer progressivement la valeur apportée par les acteurs. Ils sont prêts à payer, comme ils l'ont montré en Australie, sous réserve de conserver cette idée que les entreprises qui sont dans leur écosystème travaillent pour eux et qu'ils peuvent leur acheter ce qu'ils veulent. Un partage de la valeur remettrait en cause leur modèle économique. Si nous voulons faire évoluer le rapport de force, sans faire appel en permanence à la justice qui est efficace mais longue et qui ne dispose pas d'outils de suivis, nous avons besoin de données à leur opposer.
Ils ne font pas mieux que nous. C'est pour cette raison que les Australiens sont entrés dans cette négociation. Google et Facebook ont préservé leur modèle économique fermé et achètent les services dont ils ont besoin aujourd'hui mais qui peuvent changer demain. Depuis des années, nous observons l'évolution de l'algorithme de Facebook avec un usage plus ou moins important des données de presse. Google fait la même chose, de manière moins visible. Leur objectif est de préserver leur écosystème et de décider, en fonction de leurs intérêts économiques, essentiellement publicitaires, quel est le meilleur usage qu'ils peuvent en faire et certainement pas entrer dans une logique de partage.
. Vous m'avez invité pour vous parler du marché des médias, de son évolution ces dix dernières années, de son financement, de la digitalisation et de l'émergence des GAFAM.
J'ai travaillé au sein de la direction commerciale et marketing de l'AFP pendant une douzaine d'années, notamment sur les questions de valorisation de l'information. Je dirige aujourd'hui un média anglophone basé à Paris, Worldcrunch. À ce titre, j'ai travaillé avec Google. Je suis aussi membre du bureau du SPIIL et j'enseigne l'économie des médias à Sciences Po Lille dans un master conjoint avec l'ESJ.
Internet a évidemment bouleversé le marché des médias puisqu'il a modifié nos manières de les consommer. Nous pouvons désormais nous informer au bureau, dans les transports en commun, au restaurant, à tout moment de la journée, en direct ou à la demande. Ces nouveaux modes de consommation de l'information prennent du temps sur celui que nous accordions aux médias dits traditionnels, la presse, la télévision, la radio.
Tous les acteurs des médias traditionnels, qui étaient en concurrence sur leurs supports, se retrouvent aujourd'hui en concurrence frontale, chacun devant se doter du contenu et du savoir-faire des autres métiers de la famille du journalisme pour satisfaire leur audience. La presse a dû apprendre à faire de la vidéo quand la télévision et la radio ont dû produire des articles.
Les investissements rédactionnels et techniques pour se doter de rédactions web, de rédactions vidéo, de plateaux, de cellules éditoriales dédiées aux réseaux sociaux sont colossaux.
Sur les supports traditionnels, la presse perd des lecteurs depuis la fin des années soixante. Sur la télévision, le temps d'écoute reste relativement stable et les groupes ont su compenser la fragmentation de leurs audiences avec l'apparition de la TNT en rachetant des chaînes, puis en se rachetant entre eux. Enfin, pour la radio, les chiffres d'écoute et le nombre de radios sont restés globalement stables.
Par ailleurs, internet a permis de réduire les barrières à l'entrée sur le marché de l'information, grand public ou spécialisée, mais aussi pour les professionnels. En effet, il n'est plus nécessaire d'imprimer son journal ou son magazine, d'intégrer un système de distribution complexe ou de demander une fréquence au CSA.
Nous observons d'énormes transferts de revenus, notamment sur le marché publicitaire. En 2008, le marché de la publicité pour la presse (quotidiens et magazines) représentait 4,5 milliards d'euros alors qu'aujourd'hui il représente moins de 2,5 milliards. Ce transfert s'est évidemment opéré en faveur d'internet, qui est passé de 1,4 à 4 milliards d'euros de recettes. Vous savez que tous les acteurs ne bénéficient pas de ce chiffre d'affaires publicitaire sur internet. Ce sont Google et Facebook qui sont les principaux gagnants.
Si nous regardons la presse dans son ensemble, puisque tous les médias qui avaient des supports traditionnels sont bien évidemment présents sur le web, nous constatons une relative stabilité du secteur. Le chiffre d'affaires est passé de 23,7 milliards d'euros en 2008 à 22,3 milliards en 2018. Cette légère contraction s'explique par la fermeture de titres de presse mais aussi par la baisse de 7 % des effectifs de journalistes entre 2009 et 2018, notamment du fait de plans sociaux. Ce sont les photojournalistes qui ont le plus souffert de cette baisse d'effectifs (-60 %). Nous sommes face à un problème de valorisation de l'image de la presse en ligne. Par ailleurs, le volume des premières demandes de cartes de presse a beaucoup baissé. Il traduit un désintérêt pour la filière et des craintes pour trouver un poste dans le secteur.
Il est compliqué de délimiter le marché de l'information en ligne. Comme le rappelait Mme Toledano, ce sont uniquement les plateformes qui sont dépositaires des données. Toutefois, il est possible de s'appuyer sur les chiffres de la CPPAP qui reconnaît 1 200 publications comme des services de presse en ligne (SPEL), dont environ 300 disposent de l'agrément IPG et 250 des statuts 39bis a et b. Pour estimer le marché de la presse en ligne, il faudrait additionner le chiffre d'affaires généré par les activités en ligne de ces 1 200 titres.
Pour compléter la cartographie des producteurs de contenus d'information en ligne, ajoutons les sites d'information qui n'ont pas demandé la reconnaissance CPPAP et certains blogs qui produisent des contenus journalistiques, parfois de grande qualité. Il manque aussi les sites qui informent leurs visiteurs uniquement avec des contenus vidéo ou audio et qui ne sont pas considérés comme des SPEL. Cette différence de statuts, basée sur des formats rédactionnels, a-t-elle toujours un sens ?
Les médias en ligne, en fonction de leur support d'origine, les pure players, en fonction du type de contenus produits, des sujets couverts et de leurs ambitions, ont adopté différents modèles économiques, parfois en mixant plusieurs. Quand ils ont une vocation professionnelle, les médias cherchent à se rémunérer principalement par la publicité et par l'abonnement. C'est ce que nous appelons en économie un modèle d'affaires de plateforme. Ils se rémunèrent aussi, dans une moindre mesure, avec les ventes à l'unité, des dons, du financement participatif ou grâce à la revente de leurs contenus à d'autres plateformes ou à d'autres médias. Enfin, ils se rémunèrent par des prestations de formation, l'organisation d'évènements ou via la production de contenus pour des marques.
S'ils viennent du monde de l'audiovisuel, les médias en ligne se financent uniquement par la publicité ou la redevance. S'ils sont issus du monde de la presse ou nés en ligne, ils auront tendance à se financer par un modèle mixte, basé sur les abonnements et sur la publicité, ou alors sur les abonnements, sur les dons et sur le financement participatif.
Quel que soit le modèle économique retenu, les médias se font une concurrence frontale sur le digital. C'est sur la détention de l'attention des lecteurs que les GAFAM interviennent. Ils proposent un service principal à leur audience et des services additionnels différents, parfois à un tout autre type de clientèle. Google et Facebook sont aussi dans une économie de plateforme.
Sur la question du droit voisin, compte tenu de leurs activités en France, ce sont Google et Facebook qui sont essentiellement concernés et, dans une moindre mesure, Microsoft. Les moteurs de recherche et les réseaux sociaux apportent des services différents à leurs utilisateurs mais les deux types de plateformes ont un point commun vis-à-vis des médias. Elles intègrent, au sein de leurs propres produits, des liens enrichis vers des articles produits par les sites d'information en ligne et elles apportent à ces mêmes sites de médias une part considérable de leur trafic. Par ailleurs, elles se rémunèrent aussi sur le marché de la publicité.
Les utilisateurs qui tapent directement l'url d'un site d'information dans leur navigateur représentent, en moyenne, le quart du trafic de ce site (28 % pour les médias sociaux, 25 % pour le search, Google représentant 90 % des requêtes). Un quart du trafic des sites de presse vient des réseaux sociaux et un autre quart de Google. Facebook, Google et la presse entretiennent donc des relations compliquées.
Les plateformes américaines ont longtemps présenté les contenus d'information comme des pages web traitées comme les autres, en vue d'optimiser le service à leurs utilisateurs. Elles sont devenues un apporteur de trafic majeur. Elles ont aussi pour objectif de conserver une partie importante de ce trafic pour créer leur propre écosystème.
Pour la génération Z, 40 % du trafic qui arrive sur les sites de médias provient des réseaux sociaux. C'est très significatif, notamment pour les médias qui cherchent à renouveler leur lectorat et à atteindre des cibles plus jeunes.
Pour être correctement présents sur ces plateformes, les médias doivent consentir des investissements très importants, en termes de matériels, d'outils informatiques, de compétences éditoriales et techniques. Par ailleurs, ils produisent des contenus qualitatifs, notamment les médias généralistes et politiques, qui incitent l'audience de ces plateformes à les utiliser. Celles-ci se rémunèrent soit directement, via les impressions publicitaires visibles en ligne, soit indirectement, par la collecte des données utilisateurs et leur exploitation via leurs régies publicitaires afin d'améliorer leurs propres produits.
Ces deux visions totalement contradictoires des plateformes et des médias ont longtemps semblé irréconciliables et certaines plateformes ont parfois retiré de leurs services l'ensemble des titres de presse d'un pays pour éviter d'avoir à rémunérer les éditeurs ou multiplier les recours en justice, comme en France depuis 2019.
Depuis peu, le principe du droit voisin semble accepté et une plateforme a pris les devants en signant des accords avec certains éditeurs français. Je ne sais pas si elle le fait de bonne foi ou pour éviter une application du droit qui lui serait moins favorable.
Google et Facebook sont également devenus des acteurs majeurs du marché publicitaire. La publicité en ligne est passée en dix ans de 1 à 4 milliards d'euros, sur un marché constant, au détriment des activités papier de la presse. Google et Facebook, qui représentent 75 % de ce marché, ont mis en place différents types de collaborations avec certains médias français, des contrats commerciaux basés sur le partage des recettes publicitaires, avec des minimums garantis parfois très avantageux, ou des fonds de financement de projets de développement technologiques ou éditoriaux de la presse en ligne, la création de produits technologiques ou encore le financement d'équipes rédactionnelles pour lancer de nouveaux formats. À l'exception des fonds de financement de projets, les autres collaborations relèvent du droit commercial et restent discrètes, ce qui peut constituer un problème pour le pluralisme.
La mise en place du droit voisin a pour effet d'inscrire dans la loi cette interdépendance entre les plateformes et les éditeurs, en reconnaissant aux éditeurs des droits sur l'utilisation par les plateformes d'une partie de leurs articles. Il s'agit principalement d'un droit à rémunération qui pourrait être négocié directement entre un éditeur et une plateforme ou délégué à un organisme de gestion collective.
Les critères qui matérialisent l'existence de droits voisins restent à négocier. Rien n'est écrit, à commencer par le montant total ou le montant de départ, qui devra évoluer avec les recettes des GAFAM. Par ailleurs, la liste des éditeurs bénéficiaires et les critères de perception restent eux aussi à établir. Enfin, la formule de calcul de l'assiette demeure ouverte. Faut-il l'asseoir sur les recettes des plateformes directement liées à leur usage des contenus d'information ou à l'ensemble de leurs recettes indirectes ? Pouvons-nous appliquer la même formule aux différents types de plateformes, les moteurs de recherche et les réseaux sociaux ayant des activités très différentes ? Faut-il la baser sur les dépenses des éditeurs directement liées à leur effort de présence sur les moteurs de recherche et sur les réseaux sociaux ou alors sur une partie ou sur l'ensemble des dépenses liées à leurs activités d'éditeur de presse en ligne ?
Aujourd'hui, les plateformes jouent le rôle des kiosques des années 2000, 2010 et probablement 2020. Les journaux et les magazines ne sont plus rangés par thématique mais nous cherchons des informations sur Google ou via la publication d'un ami sur Facebook. Or, l'activité de distribution de la presse est en France très réglementée. Les distributeurs sont soumis à un devoir d'impartialité et à des obligations de diffusion pour soutenir le pluralisme de la presse.
L'intérêt des plateformes n'est pas de présenter la presse de manière impartiale mais de proposer le meilleur service possible à leurs utilisateurs. Il est coûteux pour les éditeurs de parvenir à de bons résultats en matière de visibilité sur les plateformes, mais une fois bien référencés, ils le restent.
Pour la mise en place du droit voisin, il sera essentiel d'être vigilant sur les critères retenus pour établir le montant et la répartition de cette nouvelle forme de rémunération des médias d'information en ligne. En effet l'utilisation des données d'usage ou des recettes et de dépenses directes entre les éditeurs et les plateformes, reflet de la relation de dépendance actuelle entre les médias et les plateformes, pourrait renforcer cette dépendance et donner lieu à des distorsions de concurrence.
Merci pour votre présentation très claire de l'évolution du secteur de la presse et de la part grandissante des plateformes. Avez-vous une idée des recettes de Google et de Facebook directement liées aux droits voisins ?
Facebook et Google ont deux stratégies très différentes. Sur Google News ou sur Google Search, si vous tapez une recherche qui a un lien avec l'actualité, vous verrez qu'il n'y a souvent pas de publicité. C'est pourquoi il est très compliqué de lier les recettes publicitaires des plateformes aux contenus de presse. Google assure depuis des années qu'il ne gagne pas d'argent sur les résultats d'information, en ne proposant pas d'impressions publicitaires, contrairement à Facebook. En revanche, savoir comment se comportent les utilisateurs de Google en interagissant avec l'information, que ce soit sur Google Search ou sur Google News, a énormément de valeur. Ces données sont enregistrées par des cookies qui permettent ensuite de faire du ciblage publicitaire et qui seront revendues à d'autres annonceurs, sur d'autres plateformes.
Ce sont les effets indirects qui apparaissent comme les plus importants mais nous ne devons pas attendre que Google ou Facebook nous communiquent des valorisations importantes. Nous utilisons un moteur de recherche parce qu'il est complet. L'ensemble des médias offrent une couverture de tous les sujets qui permet de répondre à l'attente d'exhaustivité des utilisateurs. Ces externalités, comme les appellent les économistes, justifient le recours à un moteur de recherche. Mais il est toujours très compliqué de valoriser des externalités, même si elles jouent un rôle important. Nous devons lancer nos propres évaluations ou modélisations et ne pas attendre des plateformes qu'elles nous communiquent des éléments. Par ailleurs, les traces que nous laissons en consultant la presse sont valorisées.
Ces effets indirects sont difficiles à valoriser. Nous devons déterminer nous-mêmes la valeur apportée par les éditeurs ou les agences de presse aux plateformes. Comme il existe de multiples façons de calculer des coûts, il sera difficile de parvenir à des résultats inattaquables, mais il est indispensable de disposer de modèles d'évaluation et de tests pour discuter avec Google et Facebook et parvenir, peut-être, à des accords qui resteront fragiles. Isabelle de Silva semble considérer que c'est possible, je m'en réjouis.
Votre intervention nous laisse pessimistes et sans réels moyens d'action. Si beaucoup de choses se jouent sur les externalités, l'utilisateur n'a pas conscience de ses actes et participe à tous ces phénomènes, sans les comprendre. C'est terrible et il faudrait que chacun bénéficie d'une formation pour comprendre ce qui se joue. Ce sont ceux qui comprennent ces mécanismes qui détiennent le pouvoir.
Nous sommes entrés dans un nouveau monde. Nous disposons des outils pour chercher de l'information, il faut fabriquer les mêmes dans le monde du numérique. Un récent rapport du Conseil d'État mentionne les pouvoirs et les informations dont disposent les autorités administratives mais reste très succinct sur la partie numérique. Je pense que vous devez, Mesdames et Messieurs les députés, vous armer et rendre possible la connaissance de ce monde du net. Nous ne pouvons pas laisser l'information du net provenir uniquement d'acteurs qui vont l'utiliser dans leur intérêt. Il nous revient de mettre en place des outils collectifs de mesures, des « Médiamétrie » multiples qui nous permettront de négocier. Chaque fois que vous examinez un projet de loi, demandez-vous si vous disposez des outils d'analyse. Il y a un an et demi, au moment d'évaluer l'impact de la disparation des cookies, tous les acteurs de la publicité citaient le même chiffre, celui fournit par Google. Il n'est pas possible de mener des politiques publiques sans en mesurer les impacts.
Sortons de l'obscurité dans laquelle nous sommes et donnons-nous les moyens de ne plus dépendre d'acteurs avec lesquels nous devons négocier !
Il est alarmant de constater que la presse a perdu une part importante du marché publicitaire, capté par internet, notamment par Google. Comment pouvons-nous rattraper notre retard par rapport à ces géants qui prennent des parts de marché et qui ont une position dominante sur l'économie numérique ?
Aujourd'hui, ce sont les infrastructures à travers lesquelles nous fonctionnons tous. La presse n'a pas compris ce qui se passait. Nous avons tous vécu cette période, très agréable en tant que consommateurs, où tous les contenus étaient gratuits et où les médias cherchaient leur modèle.
Maintenant, nous comprenons mieux les modèles économiques dans lesquels s'inscrivent ces évolutions. De la même façon que l'Insee produit de l'information sur la consommation des ménages, nous devrons mettre en place des outils de compréhension du monde numérique.
Les GAFA doivent être régulés, ils ont pris le pouvoir et nous devons le reprendre. Mais indépendamment de cette situation, nous avons besoin d'informations fournies par des tiers de confiance et pas uniquement par les acteurs du marché. Quand nous parlons de régulation dans l'énergie, face aux données fournies par EDF, nous disposons d'autres sources d'information.
Je confirme qu'il y a quinze ou même dix ans, les médias n'étaient pas conscients des bouleversements en cours et n'avaient pas les moyens d'investir pour développer des régies publicitaires en ligne. Nous étions effectivement tous très heureux de consulter gratuitement de l'information. Aujourd'hui, ils ont compris qu'il n'y avait pas de revenus avec la gratuité, mais ils ne disposent pas des capacités d'investissement de Google ou de Facebook.
L'application du droit voisin peut résoudre une partie du problème du financement des médias. Toutefois, la presse française est déjà très dépendante de Google et Facebook, au titre de contrats commerciaux ou des fonds d'investissement. Le droit voisin lève un certain voile d'opacité sur ces contrats. C'est une opportunité à saisir, à condition de ne pas renforcer cette interdépendance entre les médias et Google ou Facebook, en mettant en place un système de rémunération dans lequel ils auraient intérêt à développer encore plus leur présence sur ces plateformes, au bénéfice des plus gros.
Le respect de la pluralité et l'accès à l'ensemble des titres de presse font partie de notre conception de la démocratie. Il y a donc un vrai combat pour qu'il soit transcrit dans cette équation.
La réunion se termine à quinze heures trente-cinq.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur l'application du droit voisin au bénéfice des agences, éditeurs et professionnels du secteur de la presse
Réunion du mercredi 15 septembre 2021 à 14 h 30
Présents. – Mme Émilie Cariou, Mme Virginie Duby-Muller, M. Laurent Garcia, Mme Marie-Ange Magne, Mme Michèle Victory, Mme Souad Zitouni
Excusé. - M. Jean-Michel Mis