Je suis chercheur à l'Institut des Systèmes Intelligents et de Robotiques (ISIR), un laboratoire de Sorbonne Université labellisé par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM). Je suis aussi ici au titre de membre actif de la Fédération pour la recherche sur le handicap et l'autonomie (FEDRHA). Il s'agit d'un réseau d'une quarantaine de laboratoires de recherche, en France et à l'étranger, principalement au Canada, qui considèrent qu'il faut s'inscrire dans une approche pluridisciplinaire pour améliorer la situation des personnes handicapées. Le réseau réunit des chercheurs spécialisés aussi bien en technologies qu'en sciences humaines, sociales et médicales. Afin de vous présenter les technologies de compensation du handicap de manière pertinente, au-delà du domaine des aides au lever et à la marche qui est le mien, je me suis fixé deux objectifs. Le premier est de vous parler des briques technologiques principales, c'est-à-dire des innovations techniques et en matière de recherche, qui ont pu être utilisées durant les dix dernières années. Le second est de citer des entreprises françaises dans ces domaines car nous n'avons pas à rougir des technologies développées.
Beaucoup de choses sont devenues possibles grâce aux avancées théoriques. Durant les dix dernières années, il a été démontré que l'automatique, qui est la mathématique appliquée au pilotage des systèmes mécatroniques, offrait un niveau de sécurité acceptable. Dès 2010, des robots pouvaient frapper une personne sans faire de dégât. Avec les capacités actuelles de calcul, on sait désormais faire tenir debout un humanoïde doté d'un nombre restreint de capteurs. Ces découvertes mathématiques ont peut-être permis de produire certaines solutions techniques actuelles. Enfin, il faut mentionner le développement considérable de l'intelligence artificielle (IA). Je la nomme souvent « modélisation computationnelle » : il s'agit de l'utilisation de logiciels modélisant l'humain ou différentes situations.
Si la télécommande a d'abord été inventée pour des personnes à mobilité réduite et a finalement conquis le grand public, la tendance des dix dernières années a été inverse : la massification des technologies a permis d'en développer plusieurs intéressant les personnes en situation de handicap. Par l'effet de la réduction des coûts, elles deviennent accessibles financièrement. La multiplication des trottinettes électriques a demandé de développer des moteurs plus compacts, dotés de systèmes intelligents de pilotage des efforts. La diffusion exponentielle des smartphones a rendu possible la diffusion de capteurs à bas coût, très compacts et consommant peu d'énergie. Ce sont les microsystèmes électromécaniques (MEMS) parmi lesquels nous pouvons citer l'unité de mesure inertielle (IMU – inertial measurement unit ) qui va mesurer l'orientation d'un corps dans l'espace, mais aussi les capteurs de force sans fil, tactiles. L'autre apport des smartphones réside dans les communications sans fil (3G, 4G, 5G, Bluetooth et RFID). De manière surprenante, il faut ajouter à cette liste les consoles de jeux car elles ont favorisé l'émergence des capteurs en trois dimensions (3D), vecteurs de nouvelles immersions comme l'illustre la caméra Kinect développée pour la console de jeux XBOX. Nous avons réussi à les détourner de leur usage pour en faire des technologies de rééducation ou de captation de mouvement. Le développement des lasers 3D (LIDAR – light detection and ranging ) n'est pas en reste.
Considérons la dernière brique technologique réellement utilisée par les personnes en situation de handicap : l'impression 3D. Actuellement, on peut produire des pièces en plastique de la forme désirée à partir d'un simple plan 3D sur un ordinateur. C'est une technologie ancienne qui s'est démocratisée grâce au mouvement des fab labs. Elle est appuyée par une vision communautaire Do It Yourself. Cette combinaison de facteurs permet la mise en open source de tels plans afin que d'autres utilisateurs puissent les retravailler. Ce phénomène a favorisé la création de My Human Kit, association française dont l'objectif est de mettre en ligne des plans de prothèses. Évidemment, il s'agit de « fait maison » et non d'un processus industriel. Cette association est née après qu'en 2013, un docteur en génie aérospatial a utilisé ses compétences et l'impression 3D pour réaliser une prothèse bionique à destination d'un enfant de 6 ans.
Ce genre de technique permet aussi de personnaliser la réponse technique au handicap, qui est toujours spécifique à chaque personne, alors que l'industrie cherche à produire des solutions génériques. Les progrès technologiques doivent développer des approches incluant une part de personnalisation, à laquelle je crois beaucoup. Cette idée de spécialisation peut créer des opportunités et ouvrir de nouveaux marchés aux entreprises et aux innovateurs. Ainsi, Exoneo, une société française, développe actuellement une prothèse de pied avec une dimension personnalisable grâce à l'impression 3D. Sur un autre plan, l'information délivrée par une caméra 3D est un nuage de points qui permet de visualiser des personnes ou des obstacles. Nous pouvons l'utiliser pour une rééducation ou un accompagnement, par exemple pour le guidage ou le suivi de personnes souffrant de déficiences visuelles. Plus largement, ces capteurs permettent de faire de la domotique de manière performante, complétés par les technologies sans fil comme le Bluetooth. Si le grand public les considère comme des futilités, la dimension pratique de ces technologies est très utile, voire indispensable pour la compensation des handicaps moteurs, visuels ou sensitifs. Plus récents, les assistants de reconnaissance vocale sont des instruments très efficaces pour aider ces personnes. Des algorithmes puissants sont capables de piloter entièrement la maison sans que l'utilisateur ait besoin de bouger. Il suffit de pouvoir parler.
En matière d'automatique, on est désormais capable d'effectuer des calculs de l'équilibre de systèmes bipèdes. Les méthodes tendent à mieux comprendre les besoins des usagers, et l'approche de plus en plus centrée sur l'usager est mise à profit dans les développements. Gyrolift et Autonomad, deux entreprises françaises, ont développé des techniques d'équilibre sur deux roues. La première a conçu un fauteuil qui ne comporte que deux roues et qui accepte la position assise et la position debout. Le fauteuil imaginé par l'entreprise Autonomad dispose quant à lui d'un mode « nomade ». Il s'agit d'un dispositif de bascule sur les roues arrière permettant de s'adapter à des environnements difficiles. Disposer de moteurs sophistiqués et de systèmes automatiques capables de comprendre l'intention de la personne dans le mouvement et de mesurer les efforts exercés permet à la société Orthopus de proposer des solutions de réduction des déficiences motrices qui ne sont pas au stade des hémiplégies ou paraplégies.
Je me suis également intéressé à la recherche sur les exosquelettes. Elle s'est développée dans les années 1970. Avec le projet de recherche militaire Hardiman, on a construit des exosquelettes complets pouvant aider les personnes à saisir des objets et à tenir debout. Cependant, les moteurs restaient extrêmement volumineux. Les progrès réalisés dans ce domaine et dans ceux des batteries et des capteurs ont permis l'évolution que vous pouvez constater et ils permettront de développer des prothèses. Dans un souci de transparence, je tiens à préciser que le déambulateur produit par l'entreprise Géma, évoqué précédemment, est issu de mes travaux de recherche. Sa présidente directrice générale, Mme Viviane Pasqui, était ma directrice de thèse. Je n'ai plus de contact direct avec cette entreprise mais précise que c'est grâce aux capteurs et moteurs compacts que nous avons pu développer ces technologies. Je ne développerai pas davantage ce propos pour des raisons évidentes de neutralité.
Je souhaite attirer votre attention sur le rôle de l'IA dans la prise en charge du handicap. En l'état de l'art, l'IA est importante mais n'est pas la solution miracle à tous les problèmes. Elle repose sur des algorithmes cherchant à établir des règles. Notre capacité de stockage permet une collecte presque illimitée des données de manière à en retirer des enseignements précis mais généraux sur l'environnement de la personne. Or le handicap est spécifique à chaque personne – il est rarement total, il subsiste des résidus de mobilité ou de sensibilité – et tout le jeu technologique consiste à conserver une adaptation maximum au cas d'espèce, alors que l'IA ne sera pas suffisante. Je veux rappeler au public que si elle offre une belle promesse, elle n'est pas une boîte noire magique qui résoudra toutes les situations.
Si mon propos n'était pas exhaustif, il convient de souligner que les recherches participatives évoquées précédemment constituent une opportunité. Elles permettent une intégration du patient grâce à la personnalisation. Des recherches en sciences humaines et sociales s'intéressent d'ailleurs au rôle de patient-expert qu'endossent les personnes en situation de handicap, qui deviennent ainsi presque chefs de projet. La majorité des projets et produits que je vous ai présentés sont issus de la recherche académique. Celle-ci demeure le trait d'union qui va permettre le développement technologique de demain. Nos chercheurs sont tous experts en leur domaine et dialoguent avec les entrepreneurs. Malgré son importance cruciale, le quotidien académique n'est pas toujours enviable. Il mériterait d'être amélioré. Je pourrai proposer au législateur mon rapport d'étonnement pendant la phase de débat. Si nous voulons innover, il faut y mettre l'énergie nécessaire.