J'abonde en ce sens. J'ai commencé à exercer mon métier de chercheur il y a 15 ans et je le vois comme un métier de la créativité. Les choix politiques actuels vont à l'encontre de la créativité car nous savons que le stress, la réduction du temps et le manque de moyens freinent la création. Si je devais citer trois points, je dirais en premier lieu que la compétence des chercheurs technologiques est mal utilisée car ils disposent de moins en moins de temps. Les chercheurs sont soumis à une forte contrainte administrative, traduite par la pratique omniprésente du reporting, qui s'ajoute à l'obligation de publication. Publier et rendre compte de nos travaux : c'est une double peine. À l'époque, j'avais vu mon directeur de laboratoire passer une partie de son temps à faire de la communication de données alors qu'il était l'un des plus grands experts mondiaux de la prévention et de l'équilibre des systèmes. Son temps aurait pu être mieux employé.
Par ailleurs, le pouvoir d'achat a beaucoup baissé ces dernières années, à cause de la stagnation des rémunérations. Je vois mes collègues perdre du temps à accomplir des heures supplémentaires ou de l'expertise au lieu de faire de la recherche, afin de compenser ces pertes financières – il faut dire que le salaire du chercheur dans le monde académique est devenu équivalent à celui d'une secrétaire dans le secteur privé en région parisienne. S'ils sont intéressants en matière de compétitivité, je trouve que les appels à projets sont néfastes pour les idées. En effet, ils encouragent les effets de mode – on voit actuellement l'effet d'entrainement de l'IA via les référencements – et tout le monde travaille alors dans le même sens. C'est la mort de la créativité.
Je vais essayer de répondre à la question des ressources. Je travaille dans un laboratoire reconnu. Pour cinquante permanents et plus de cent cinquante projets portés par un nombre équivalent de docteurs ou de doctorants, il compte trois ingénieurs, qui sont les personnes qui nous aident à produire nos idées. Pour faire un parallèle avec le monde politique, c'est l'équivalent de trois attachés parlementaires pour cinquante élus. J'ai trois à cinq jours de travail en commun par an avec ces ingénieurs. Le secteur privé cherche justement à débaucher nos permanents ; il est évidemment intéressé par un ingénieur ayant travaillé sur cent cinquante projets de recherche en six ans dans un laboratoire de haute technologie. Or, ce sont les permanents seuls qui nous garantissent une certaine sécurité dans la durée, une certaine pérennité des compétences. C'est ceci le principal élément de mon « rapport d'étonnement ». Un de mes collègues affirmait d'ailleurs sur le ton de l'humour que la recherche consiste à utiliser de l'argent pour créer des idées là où l'innovation industrielle utilise les idées que la recherche a développées pour créer de l'argent. Enfin, si nous pouvons accompagner la création d'entreprise, cela suppose d'abandonner nos collègues. C'est un problème, surtout dans le secteur des technologies où nous manquons de main d'œuvre.