Madame la présidente, Mesdames et Messieurs les députés, je suis toujours très heureux de me trouver devant vous, pour vous écouter et mieux comprendre les interrogations qui sont les vôtres. Je suis ici pour vous donner une appréciation de la situation telle que je la vois et partager les enjeux tels que je les identifie à court, moyen et long terme. Nous comptons sur vous, membres de la représentation nationale, qui votez les lois de programmation militaire (LPM) et suivez leur mise en œuvre.
Je commencerai par rappeler les travaux effectués depuis cinq ans, avant d'évoquer l'état du monde.
Les cinq années de la législature qui s'achève ont été particulièrement denses, et la commission de la défense s'est montrée pleinement investie. Les sujets d'intérêt n'ont pas manqué. Pour éviter un inventaire à la Prévert, je me concentrerai sur les principaux, ce qui me permettra d'illustrer combien vos travaux reflètent les préoccupations des armées.
Le premier d'entre eux est la LPM. Cet outil propre au ministère des armées, particulièrement puissant, doit être pleinement exploité. La LPM 2019-2025 a lancé un mouvement de fond visant à nous permettre de faire face à la conflictualité présente et future. Caractérisée par un effort budgétaire inédit, soutenu par la représentation nationale, elle nous permet de réparer et de moderniser les armées, en renouvelant certains équipements et en construisant nos capacités futures.
Elle matérialise l'« ambition opérationnelle 2030 », qui constitue un objectif de référence pour notre montée en puissance, en vue d'être prêts à un conflit de haute intensité. La LPM 2019-2025 est adossée à un modèle crédible, cohérent et équilibré, dont nous poursuivons le développement afin que nos armées soient capables de faire face aux menaces, de peser dans la compétition internationale et de monter en gamme pour être en mesure de l'emporter, en coalition, dans un affrontement majeur.
Lors de l'examen des projets de loi de finances successifs, la commission de la défense s'est penchée sur l'exécution de la LPM, qui est presque aussi importante que la loi elle-même, ainsi que sur l'usage que les armées ont fait des budgets mis à leur disposition. Faire le meilleur usage du budget qui nous est donné est un devoir auquel nous sommes très attachés. Ce suivi est crucial : nous conservons en mémoire des épisodes difficiles pour les armées, lorsque des arbitrages budgétaires avaient réduit les moyens alloués en LPM.
Je salue le travail mené par les rapporteurs pour avis dans le cadre de l'examen des projets de loi de finances. Ils ont joué, dans leurs périmètres respectifs, un rôle décisif pour porter à la connaissance de la commission, et plus largement de l'Assemblée nationale, les enjeux liés au financement des armées.
La commission a également travaillé sur des sujets sans doute moins visibles de l'extérieur, mais non moins importants, notamment la singularité et les conditions d'exercice du métier militaire. S'agissant de la singularité militaire, dont l'affirmation était au cœur de la vision stratégique du général Lecointre, vous avez appuyé l'ambition des armées d'améliorer la prise en compte de la spécificité de leurs missions et de leur engagement. Vous vous êtes également engagés à leurs côtés, avec d'autres, sur le sujet vital de la directive européenne sur le temps de travail. Le dernier arrêt du Conseil d'État a eu le mérite de ne pas ouvrir la porte à son application sans discernement. Il s'agit à mes yeux d'un sujet capital et je vous remercie de votre appui sur le sujet.
La commission a produit plusieurs rapports d'information, relatifs notamment au service national universel, en 2018, au suivi des blessés, en 2019, et au plan Famille ainsi qu'aux réserves, en 2021. Vous avez également conduit des travaux exploratoires, notamment dans le cadre de la mission d'information sur les systèmes d'armes létaux autonomes, qui s'inscrivait dans le cadre plus général des réflexions menées au sein du Comité d'éthique de la défense.
La commission a aussi produit plusieurs rapports sur la base industrielle et technologique de défense (BITD), portant notamment sur la relance dans le secteur de la défense, ou sur la politique d'approvisionnement en « petits » équipements, tous deux en 2020, et sur le financement de la BITD, en 2021. Par ailleurs, je salue votre action en faveur de l'intégration de la défense dans la taxonomie verte.
Vos sujets de préoccupation, qui sont aussi les nôtres, ne sont pas toujours ceux qui attirent le plus l'attention générale, alors même qu'ils sont fondamentaux. Ce constat confirme l'importance de vos travaux, que je ne peux citer dans leur intégralité, ce dont personne je l'espère ne me tiendra rigueur. Tous témoignent de votre engagement, dont je vous remercie très sincèrement, en mon nom et au nom des armées.
Ces travaux témoignent d'une tendance de fond : la dégradation continue de l'état du monde, mentionnée dans l'exposé des motifs de la LPM 2019-2025.
Forte évolution de la conflictualité et rôle accru des armées caractérisent ces cinq dernières années. L'évolution récente tend à valider, s'il en était encore besoin, l'appréciation de la situation mondiale figurant en préambule de la LPM 2019-2025, tirée de la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale publiée en 2017, qui fonde la vision stratégique des armées. Le durcissement de la compétition entre grandes puissances, le réarmement et la désinhibition de certains acteurs régionaux contribuent à la dégradation continue du contexte international.
Ces cinq dernières années ont vu également une saisissante mise en lumière de deux phénomènes qui sont au cœur de la mission des armées : la dangerosité du monde et celle du quotidien.
En 2017, que faisaient les armées françaises ? Elles menaient, au sein d'une coalition internationale, la bataille de Raqqa, pour reprendre à l'État islamique (EI) le contrôle de cette ville, capitale de son émirat autoproclamé ; il s'agissait du point culminant de notre engagement contre l'EI dans cette campagne, qui s'est poursuivie pendant plusieurs années. Elles étaient aussi engagées sur le théâtre national, la France ayant subi pas moins de sept attentats terroristes cette année-là ; elles le faisaient en appui des forces de sécurité intérieure, dans le cadre de l'opération Sentinelle, toujours en cours. Enfin, après l'ouragan Irma qui avait ravagé les îles de Saint-Barthélemy et Saint-Martin, elles appuyaient les opérations d'assistance à la population – le colonel Durville ici présent y a été engagé à la tête d'une partie de son régiment, qui était d'alerte en métropole.
En 2018, dans le cadre de l'opération Hamilton, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France ont mené des frappes de rétorsion contre la Syrie. Toutes les phases de l'opération ont nécessité des capacités de coordination et d'intégration remarquables et l'opération a constitué une démonstration de puissance réussie de la France et de ses armées.
En 2020 ont commencé les opérations Agénor et Irini, visant respectivement à participer à la sécurité maritime dans le détroit d'Ormuz et à appliquer l'embargo sur les armes frappant la Libye. Par ailleurs, lorsque la pandémie de covid-19 a atteint la France, les armées ont été mobilisées en appui du système de santé national, dans le cadre de l'opération Résilience, pour la prise en charge des patients et de la campagne de vaccination, ainsi que pour des missions de soutien logistique.
En 2021, l'opération Apagan, à la fin de l'été, a permis d'évacuer 3 000 personnes de Kaboul, tandis que les talibans s'emparaient du pouvoir en Afghanistan. La mise en œuvre de moyens modernes, tels que des Airbus A330 MRTT et A400M, a joué un rôle décisif dans le succès de cette opération spectaculaire.
En ce début d'année, la crise avec la Russie illustre le durcissement du monde. Les armées sont notamment sollicitées par le déploiement annoncé par le Président de la République d'un groupement tactique en Roumanie, dans le cadre de mesures de réassurance. Nous demeurons présents dans l'Est de l'Europe, dans les pays baltes, dans le cadre de l'eFP (présence avancée renforcée) et de l'eAP (police du ciel).
Quant à l'intervention de la France au Sahel, avec la force Barkhane, elle a beaucoup évolué depuis 2017.
À l'issue de ces cinq années d'engagement opérationnel, nous déplorons quarante-deux morts et plusieurs centaines de blessés. Parmi nos morts, trente-sept sont tombés dans la bande sahélo-saharienne (BSS), un en Égypte, deux dans le cadre de l'opération Chammal et un au Liban. Tel est le coût humain de l'engagement militaire de la France durant cette période.
Cette situation confirme l'appréciation de l'état du monde qui fonde la vision stratégique des armées et la LPM. Dans ce contexte de profonde incertitude et de menace protéiforme, les armées doivent, plus que jamais, être agiles et réactives. L'ambition de gagner la guerre avant la guerre me semble toujours plus pertinente, même si je suis bien conscient que le chemin à parcourir, seuls et avec nos alliés, est encore long – il exigera beaucoup d'efforts de nos armées ainsi que de coordination avec nos partenaires.
La situation en Afrique démontre que, désormais, aucune intervention ni opération militaire ne peut être considérée comme mineure, à tout le moins comme déconnectée du paysage stratégique global. Nous sommes probablement moins maîtres de nos engagements qu'en 2017, du point de vue du volume de force et du niveau d'intensité que nous souhaitons adopter. Au Levant, face à Daech, nous pouvions moduler à la fois notre engagement et son intensité. Nous avions le choix de son rythme et de ses modalités. À l'heure actuelle, nos compétiteurs cherchent à imposer leur propre rythme. Pour conserver l'initiative au niveau stratégique, il peut parfois s'avérer nécessaire de consentir des renoncements au niveau opérationnel. J'en veux pour preuve ce qui se passe au Mali, où nous voulons empêcher la junte et ses partenaires de nous dicter notre conduite.
Pour éviter d'être de nouveau confrontés à ce type de situation, nous devons être capables d'évoluer et d'anticiper l'intérêt de nos compétiteurs à intervenir, directement ou non. Une fois cet intérêt établi, nous devons être capables de les décourager, l'un des moyens étant de rendre prohibitif le coût de leur engagement. Nous devons donc nous efforcer d'appréhender le monde de façon plus stratégique dans le temps long, et faire en sorte de conserver la maîtrise de notre engagement face à nos compétiteurs.
Je conclus en évoquant l'excellence des relations entretenues par le chef d'état-major des armées – le général Lecointre avant moi – avec votre commission, caractérisées par la confiance, la franchise et une volonté permanente de faire avancer les choses. Je salue enfin le travail de la présidence de la commission, exercée jusqu'à l'été 2019 par M. Jean-Jacques Bridey, que je remercie pour le travail fructueux mené pendant deux ans, puis par Mme Françoise Dumas, avec laquelle j'ai davantage échangé, calendrier oblige, en tant que CEMAT puis en tant que CEMA.
Madame la présidente, vous avez cherché à faire converger les perspectives diplomatiques et militaires, notamment par le biais de missions d'information thématiques. Vous avez également veillé à intéresser les autres commissions aux questions de défense, notamment lors d'une visite au centre de planification et de conduite des opérations en juillet dernier.
Je suis intimement convaincu que l'ambition de gagner la guerre avant la guerre a toute sa pertinence dans le monde d'aujourd'hui. Pour la réaliser, il me semble indispensable de poursuivre l'effort dans le cadre de la prochaine LPM et de préserver les armées d'à-coups, pire, d'allers-retours, qui se révéleraient dévastateurs. La montée en puissance engagée par la LPM 2019-2025 est plus une course de fond qu'un sprint. Nous aurons encore besoin de votre appui.