La séance est ouverte à quatorze heures quarante-cinq.
Mes chers collègues, l'ordre du jour appelle l'audition, à huis clos, du général Burkhard, chef d'état-major des armées (CEMA).
Général, j'ose espérer que cette audition sera la dernière de la législature, sans m'interdire, en cas de détérioration de la situation internationale, de vous solliciter à nouveau. Il s'agit d'une audition bilan, qui offre également l'occasion de traiter de sujets dont on ne peut pas dire qu'ils sont d'une actualité brûlante. Elle vient à point nommé, après l'examen, ce matin, de deux rapports d'information passionnants, et concordants d'ailleurs, dont les thèmes sont au cœur de vos réflexions et devraient inspirer de nombreuses questions : la préparation à la haute intensité et les enjeux de la défense en Indo-Pacifique.
Général, nous nous connaissons bien. Nous vous avons déjà auditionné en tant que CEMA, et auparavant en tant que chef d'état-major de l'armée de terre (CEMAT). Si je devais vous résumer en une devise, je l'emprunterais volontiers à Henri Bergson : « Il faut agir en homme de pensée et penser en homme d'action ».
D'ores et déjà, vous avez attaché votre nom à plusieurs concepts qui inspirent vos décisions quotidiennes, notamment le nécessaire durcissement des armées et le désormais fameux triptyque « compétition-contestation-affrontement », que vous avez substitué au traditionnel « paix-crise-guerre ». Nous ne pouvons plus recevoir un militaire qui ne s'y réfère, et plusieurs des membres de la commission l'ont aussi fait leur !
Nous vous devons aussi l'ambition affichée de « gagner la guerre avant la guerre », en infléchissant la détermination de nos adversaires. C'est à cet exercice que se livrent en ce moment même les Occidentaux face à la Russie, à propos de l'Ukraine. Nous espérons le succès de cette stratégie.
Lors de votre dernière audition, vous avez affirmé que votre ambition était de faire face à la menace la plus probable en nous préparant à affronter la menace la plus dangereuse, c'est-à-dire aux pires hypothèses. Estimez-vous que nous sommes sur la bonne voie ? Quels efforts d'adaptation faut-il encore réaliser à court, moyen et long terme, et quels sont les points de vigilance sur lesquels vous aimeriez insister ?
Outre ces sujets généraux, je ne doute pas que nos collègues vous interrogeront sur l'adaptation de notre dispositif au Sahel et sur les conséquences de la participation de la France à la présence renforcée de l'OTAN en Roumanie.
Madame la présidente, Mesdames et Messieurs les députés, je suis toujours très heureux de me trouver devant vous, pour vous écouter et mieux comprendre les interrogations qui sont les vôtres. Je suis ici pour vous donner une appréciation de la situation telle que je la vois et partager les enjeux tels que je les identifie à court, moyen et long terme. Nous comptons sur vous, membres de la représentation nationale, qui votez les lois de programmation militaire (LPM) et suivez leur mise en œuvre.
Je commencerai par rappeler les travaux effectués depuis cinq ans, avant d'évoquer l'état du monde.
Les cinq années de la législature qui s'achève ont été particulièrement denses, et la commission de la défense s'est montrée pleinement investie. Les sujets d'intérêt n'ont pas manqué. Pour éviter un inventaire à la Prévert, je me concentrerai sur les principaux, ce qui me permettra d'illustrer combien vos travaux reflètent les préoccupations des armées.
Le premier d'entre eux est la LPM. Cet outil propre au ministère des armées, particulièrement puissant, doit être pleinement exploité. La LPM 2019-2025 a lancé un mouvement de fond visant à nous permettre de faire face à la conflictualité présente et future. Caractérisée par un effort budgétaire inédit, soutenu par la représentation nationale, elle nous permet de réparer et de moderniser les armées, en renouvelant certains équipements et en construisant nos capacités futures.
Elle matérialise l'« ambition opérationnelle 2030 », qui constitue un objectif de référence pour notre montée en puissance, en vue d'être prêts à un conflit de haute intensité. La LPM 2019-2025 est adossée à un modèle crédible, cohérent et équilibré, dont nous poursuivons le développement afin que nos armées soient capables de faire face aux menaces, de peser dans la compétition internationale et de monter en gamme pour être en mesure de l'emporter, en coalition, dans un affrontement majeur.
Lors de l'examen des projets de loi de finances successifs, la commission de la défense s'est penchée sur l'exécution de la LPM, qui est presque aussi importante que la loi elle-même, ainsi que sur l'usage que les armées ont fait des budgets mis à leur disposition. Faire le meilleur usage du budget qui nous est donné est un devoir auquel nous sommes très attachés. Ce suivi est crucial : nous conservons en mémoire des épisodes difficiles pour les armées, lorsque des arbitrages budgétaires avaient réduit les moyens alloués en LPM.
Je salue le travail mené par les rapporteurs pour avis dans le cadre de l'examen des projets de loi de finances. Ils ont joué, dans leurs périmètres respectifs, un rôle décisif pour porter à la connaissance de la commission, et plus largement de l'Assemblée nationale, les enjeux liés au financement des armées.
La commission a également travaillé sur des sujets sans doute moins visibles de l'extérieur, mais non moins importants, notamment la singularité et les conditions d'exercice du métier militaire. S'agissant de la singularité militaire, dont l'affirmation était au cœur de la vision stratégique du général Lecointre, vous avez appuyé l'ambition des armées d'améliorer la prise en compte de la spécificité de leurs missions et de leur engagement. Vous vous êtes également engagés à leurs côtés, avec d'autres, sur le sujet vital de la directive européenne sur le temps de travail. Le dernier arrêt du Conseil d'État a eu le mérite de ne pas ouvrir la porte à son application sans discernement. Il s'agit à mes yeux d'un sujet capital et je vous remercie de votre appui sur le sujet.
La commission a produit plusieurs rapports d'information, relatifs notamment au service national universel, en 2018, au suivi des blessés, en 2019, et au plan Famille ainsi qu'aux réserves, en 2021. Vous avez également conduit des travaux exploratoires, notamment dans le cadre de la mission d'information sur les systèmes d'armes létaux autonomes, qui s'inscrivait dans le cadre plus général des réflexions menées au sein du Comité d'éthique de la défense.
La commission a aussi produit plusieurs rapports sur la base industrielle et technologique de défense (BITD), portant notamment sur la relance dans le secteur de la défense, ou sur la politique d'approvisionnement en « petits » équipements, tous deux en 2020, et sur le financement de la BITD, en 2021. Par ailleurs, je salue votre action en faveur de l'intégration de la défense dans la taxonomie verte.
Vos sujets de préoccupation, qui sont aussi les nôtres, ne sont pas toujours ceux qui attirent le plus l'attention générale, alors même qu'ils sont fondamentaux. Ce constat confirme l'importance de vos travaux, que je ne peux citer dans leur intégralité, ce dont personne je l'espère ne me tiendra rigueur. Tous témoignent de votre engagement, dont je vous remercie très sincèrement, en mon nom et au nom des armées.
Ces travaux témoignent d'une tendance de fond : la dégradation continue de l'état du monde, mentionnée dans l'exposé des motifs de la LPM 2019-2025.
Forte évolution de la conflictualité et rôle accru des armées caractérisent ces cinq dernières années. L'évolution récente tend à valider, s'il en était encore besoin, l'appréciation de la situation mondiale figurant en préambule de la LPM 2019-2025, tirée de la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale publiée en 2017, qui fonde la vision stratégique des armées. Le durcissement de la compétition entre grandes puissances, le réarmement et la désinhibition de certains acteurs régionaux contribuent à la dégradation continue du contexte international.
Ces cinq dernières années ont vu également une saisissante mise en lumière de deux phénomènes qui sont au cœur de la mission des armées : la dangerosité du monde et celle du quotidien.
En 2017, que faisaient les armées françaises ? Elles menaient, au sein d'une coalition internationale, la bataille de Raqqa, pour reprendre à l'État islamique (EI) le contrôle de cette ville, capitale de son émirat autoproclamé ; il s'agissait du point culminant de notre engagement contre l'EI dans cette campagne, qui s'est poursuivie pendant plusieurs années. Elles étaient aussi engagées sur le théâtre national, la France ayant subi pas moins de sept attentats terroristes cette année-là ; elles le faisaient en appui des forces de sécurité intérieure, dans le cadre de l'opération Sentinelle, toujours en cours. Enfin, après l'ouragan Irma qui avait ravagé les îles de Saint-Barthélemy et Saint-Martin, elles appuyaient les opérations d'assistance à la population – le colonel Durville ici présent y a été engagé à la tête d'une partie de son régiment, qui était d'alerte en métropole.
En 2018, dans le cadre de l'opération Hamilton, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France ont mené des frappes de rétorsion contre la Syrie. Toutes les phases de l'opération ont nécessité des capacités de coordination et d'intégration remarquables et l'opération a constitué une démonstration de puissance réussie de la France et de ses armées.
En 2020 ont commencé les opérations Agénor et Irini, visant respectivement à participer à la sécurité maritime dans le détroit d'Ormuz et à appliquer l'embargo sur les armes frappant la Libye. Par ailleurs, lorsque la pandémie de covid-19 a atteint la France, les armées ont été mobilisées en appui du système de santé national, dans le cadre de l'opération Résilience, pour la prise en charge des patients et de la campagne de vaccination, ainsi que pour des missions de soutien logistique.
En 2021, l'opération Apagan, à la fin de l'été, a permis d'évacuer 3 000 personnes de Kaboul, tandis que les talibans s'emparaient du pouvoir en Afghanistan. La mise en œuvre de moyens modernes, tels que des Airbus A330 MRTT et A400M, a joué un rôle décisif dans le succès de cette opération spectaculaire.
En ce début d'année, la crise avec la Russie illustre le durcissement du monde. Les armées sont notamment sollicitées par le déploiement annoncé par le Président de la République d'un groupement tactique en Roumanie, dans le cadre de mesures de réassurance. Nous demeurons présents dans l'Est de l'Europe, dans les pays baltes, dans le cadre de l'eFP (présence avancée renforcée) et de l'eAP (police du ciel).
Quant à l'intervention de la France au Sahel, avec la force Barkhane, elle a beaucoup évolué depuis 2017.
À l'issue de ces cinq années d'engagement opérationnel, nous déplorons quarante-deux morts et plusieurs centaines de blessés. Parmi nos morts, trente-sept sont tombés dans la bande sahélo-saharienne (BSS), un en Égypte, deux dans le cadre de l'opération Chammal et un au Liban. Tel est le coût humain de l'engagement militaire de la France durant cette période.
Cette situation confirme l'appréciation de l'état du monde qui fonde la vision stratégique des armées et la LPM. Dans ce contexte de profonde incertitude et de menace protéiforme, les armées doivent, plus que jamais, être agiles et réactives. L'ambition de gagner la guerre avant la guerre me semble toujours plus pertinente, même si je suis bien conscient que le chemin à parcourir, seuls et avec nos alliés, est encore long – il exigera beaucoup d'efforts de nos armées ainsi que de coordination avec nos partenaires.
La situation en Afrique démontre que, désormais, aucune intervention ni opération militaire ne peut être considérée comme mineure, à tout le moins comme déconnectée du paysage stratégique global. Nous sommes probablement moins maîtres de nos engagements qu'en 2017, du point de vue du volume de force et du niveau d'intensité que nous souhaitons adopter. Au Levant, face à Daech, nous pouvions moduler à la fois notre engagement et son intensité. Nous avions le choix de son rythme et de ses modalités. À l'heure actuelle, nos compétiteurs cherchent à imposer leur propre rythme. Pour conserver l'initiative au niveau stratégique, il peut parfois s'avérer nécessaire de consentir des renoncements au niveau opérationnel. J'en veux pour preuve ce qui se passe au Mali, où nous voulons empêcher la junte et ses partenaires de nous dicter notre conduite.
Pour éviter d'être de nouveau confrontés à ce type de situation, nous devons être capables d'évoluer et d'anticiper l'intérêt de nos compétiteurs à intervenir, directement ou non. Une fois cet intérêt établi, nous devons être capables de les décourager, l'un des moyens étant de rendre prohibitif le coût de leur engagement. Nous devons donc nous efforcer d'appréhender le monde de façon plus stratégique dans le temps long, et faire en sorte de conserver la maîtrise de notre engagement face à nos compétiteurs.
Je conclus en évoquant l'excellence des relations entretenues par le chef d'état-major des armées – le général Lecointre avant moi – avec votre commission, caractérisées par la confiance, la franchise et une volonté permanente de faire avancer les choses. Je salue enfin le travail de la présidence de la commission, exercée jusqu'à l'été 2019 par M. Jean-Jacques Bridey, que je remercie pour le travail fructueux mené pendant deux ans, puis par Mme Françoise Dumas, avec laquelle j'ai davantage échangé, calendrier oblige, en tant que CEMAT puis en tant que CEMA.
Madame la présidente, vous avez cherché à faire converger les perspectives diplomatiques et militaires, notamment par le biais de missions d'information thématiques. Vous avez également veillé à intéresser les autres commissions aux questions de défense, notamment lors d'une visite au centre de planification et de conduite des opérations en juillet dernier.
Je suis intimement convaincu que l'ambition de gagner la guerre avant la guerre a toute sa pertinence dans le monde d'aujourd'hui. Pour la réaliser, il me semble indispensable de poursuivre l'effort dans le cadre de la prochaine LPM et de préserver les armées d'à-coups, pire, d'allers-retours, qui se révéleraient dévastateurs. La montée en puissance engagée par la LPM 2019-2025 est plus une course de fond qu'un sprint. Nous aurons encore besoin de votre appui.
La commission met tout en œuvre pour constituer un consensus républicain en matière de défense. Cela fait du bien, rassure et démontre le respect de la nation pour tout ce que vous faites et tout ce que vous êtes, et pour l'action menée par vos frères d'armes sur le terrain, parfois au prix de leur vie. Tout cela nous oblige.
Général, je vous remercie de votre propos liminaire, comme toujours d'une grande clarté. Il est essentiel que nous puissions échanger avec le chef d'état-major des armées dans le contexte de bouleversements stratégiques que connaissent notre pays et nos militaires, notamment au Sahel, où règne une instabilité croissante.
Votre vision opérationnelle de la situation au Mali nous est précieuse, surtout dans ce moment de bascule pour l'engagement des armées sur ce théâtre. Les récentes déclarations des ministres Le Drian et Parly devant cette commission suggèrent un désengagement progressif mais certain de nos forces déployées sur place. Bien entendu, la lutte contre le terrorisme au Sahel restera une priorité pour la France, donc pour nos militaires.
Je souhaite vous interroger sur ses modalités. Lors des premiers réajustements du format de l'opération Barkhane, le Président de la République a mis en avant la composante « forces spéciales » de nos armées comme élément central de la présence maintenue sur place, notamment dans le cadre de la formation des armées sahéliennes et de la lutte contre les groupes armés terroristes.
Pouvez-vous d'ores et déjà indiquer si la doctrine de lutte contre les factions terroristes sahéliennes, basée sur des actions spontanées et d'opportunité, sera confirmée, voire confortée dans les changements de notre engagement au Mali ? Nos militaires, notamment les forces spéciales, auront-ils toujours vocation à former des unités militaires sahéliennes, ou un désengagement de cette mission est-il également à prévoir ?
L'Algérie est accusée par ses voisins d'avoir ouvert son espace aérien, en décembre, aux avions russes transportant au Mali des hommes et du matériel de la société Wagner. Quelles conclusions peut-on tirer de cette collaboration entre l'Algérie, Wagner et plus largement la Russie ? Par ailleurs, si des affrontements devaient se produire entre nos militaires et les mercenaires de la société Wagner, au Mali ou dans d'autres pays africains, quelle serait la doctrine d'engagement de nos forces ?
Général, le groupe démocrate est très heureux de vous recevoir à l'occasion de cette audition bilan. Il vous adresse ses remerciements les plus sincères pour votre engagement sans faille au service de la France et de nos armées, particulièrement dans la fonction que vous exercez aujourd'hui.
La vision stratégique de l'armée de terre aborde les défis découlant du retour du conflit de haute intensité, mais elle traite également du rôle joué par les armées dans la résilience de la nation en cas de crise majeure. Sur ce point, la crise sanitaire a mis en lumière le nécessaire recours aux armées dans les situations les plus chaotiques, face à toute agression extérieure. Elle a surtout été l'occasion d'observer la capacité de nos armées à renforcer la résilience globale.
Or, de façon générale, la résilience de la nation est de plus en plus fragilisée par l'individualisme qui règne dans la société et par la multiplication des communautarismes. La Revue stratégique de défense et de sécurité nationale présente les limites auxquelles sont confrontées les armées françaises, dans leurs missions propres comme sur le plan physique. Je cite : « Depuis trente ans, les restructurations successives ont taillé une armée de projection, rationalisée et optimisée au juste besoin, loin de toute logique de redondance nécessaire pourtant à toute démarche de résilience ». Pourtant, « la résilience suppose de la masse, de l'épaisseur et des redondances, pour combler l'attrition, durer et reprendre l'initiative, et pour que le chef qui doit décider dispose des moyens nécessaires au bon moment et à l'endroit voulu. »
Si l'on sort du cadre de la crise sanitaire pour se placer dans celui d'un conflit de haute intensité, il apparaît que la résilience des armées n'est rien sans la résilience de la nation. Ce constat vous préoccupe-t-il ? Estimez-vous que les armées ont un rôle à jouer pour renforcer la résilience de la nation ?
J'admire la capacité de nos armées à faire des démonstrations ponctuelles de puissance, comme avec l'opération Hamilton, ou à tenir des moyennes d'engagement comme actuellement au Sahel, alors que les effets de la révision générale des politiques publiques sont encore perceptibles. Les armées se sont organisées pour y faire face.
Mais un de nos objectifs, cela a été dit, est de nous préparer à la menace la plus dangereuse. Au-delà de cette fierté, je m'interroge donc sur notre aptitude à intervenir massivement et durablement dans un environnement dégradé et contesté.
Tous les yeux sont tournés vers l'Est, où nous ne pouvons qu'être frappés par la dissymétrie des moyens : 90 bataillons d'un côté de la frontière, soit 130 000 hommes, et de l'autre des moyens que l'on compte en centaines d'hommes, voire en milliers.
Or j'observe une certaine confusion entre ce que nous avons pu déclarer à l'OTAN – deux divisions de 25 000 hommes – ce que prévoient les contrats opérationnels – 24 000 hommes en six mois, non renouvelables – l'échelon national d'urgence (ENU) – 5 000 hommes – les volumes prévus dans la LPM ou la déclinaison opérationnelle du plan Ambition 2030. Dans ce contexte, pouvez-vous rappeler nos objectifs capacitaires actuels et pour 2030 ?
Êtes-vous en mesure d'objectiver les moyens que nous serions capables de projeter et combien de temps nous pourrions les soutenir ? Des travaux ne seraient-ils pas nécessaires pour préciser la déclinaison opérationnelle de l'hypothèse d'engagement majeur (HEM) et vérifier comment, malgré toutes les externalisations que nous avons pu réaliser, tout cela peut fonctionner, notamment en situation de chaos ?
Enfin, comme CEMAT et maintenant comme CEMA, vous avez beaucoup travaillé à l'organisation de l'exercice HEMEX-ORION, prévu en 2023. Où en est la planification ? Cet exercice serait le meilleur moyen de montrer à la nation et au monde ce que nous sommes capables de faire.
La LPM en cours montant progressivement en charge, je retiens d'abord la nécessité d'éviter les à-coups et de préparer assez rapidement la suivante. La présente LPM est en effet une loi de reconstruction et de rattrapage, non de glissement vers la haute intensité. À quelle échéance nos armées doivent-elles être en mesure d'assumer un conflit de haute intensité, avez-vous fixé un objectif ? Compte tenu des impératifs de temps et de moyens, nous faut-il trois, cinq, dix ans pour remonter suffisamment en puissance ? Je crains que la géopolitique et la conflictualité du monde ne nous laissent pas le temps d'aller lentement.
Quelle est votre appréciation de l'intention russe en Ukraine, du point de vue militaire : une capacité de 130 000 hommes permet-elle d'envahir le pays, et de le tenir ? La question se pose pour évaluer ce que les Russes veulent ou ne veulent pas faire, militairement parlant.
Concernant la situation au Mali, les déclarations sont nombreuses pour dire qu'on ne veut pas abandonner le Sahel, mais d'autres considérations montrent qu'on ne peut plus rester au Mali bien longtemps, contre la volonté à la fois d'une junte qui a pris le pouvoir et se fait défendre par des mercenaires, et d'une partie de la population qui a été rendue hostile à nos armées de façon très injuste compte tenu du travail exemplaire qu'elles ont effectué.
Étant donné la géographie de la région et l'évolution des conditions politiques dans les pays voisins, peut-on rester dans la bande sahélienne et combattre les terroristes, comme nos armées le font depuis des années ? L'élongation est-elle possible en restant opérationnel, malgré l'attitude de l'Algérie et les incertitudes politiques par exemple au Niger ou au Burkina Faso ? Les armées apprécient-elles une sécurité politique potentielle de leur implantation – car on ne peut pas changer de mode d'organisation opérationnelle tous les ans ? Et qu'en est-il de l'acceptabilité des populations ? J'ignore ce que l'on pense de la France au Niger et au Burkina Faso, même si malheureusement je ne sais que trop bien ce que l'on en pense au Mali.
Mon intervention, moins géopolitique et plus technique, porte sur les risques NRBC (nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques), sur lesquels je rendrai prochainement un rapport avec Carole Bureau-Bonnard. Les risques NRBC sont l'affaire de tous, à l'image du secourisme : gérer les risques, ainsi que les menaces, c'est préserver la liberté d'action de nos armées. Les trois objectifs sont : protéger les forces armées ; protéger les populations ; et lutter contre la prolifération de la menace NRBC.
Nos armées ont-elles le bon niveau de prise en compte du risque NRBC ? S'agissant du matériel spécifique par exemple, il date des années 2000, avec des véhicules de l'avant blindés (VAB) de 1997. On est très loin de l'objectif standard du programme SCORPION (synergie du contact renforcée par la polyvalence et l'infovalorisation) pour acquérir une suprématie opérationnelle ou, du moins, être en mesure d'assurer les fonctions de lutte contre les risques NRBC au sein des armées. La phase de transition impliquera une vulnérabilité opérationnelle et une rupture temporaire de capacité, puisque le besoin est de 25 véhicules Griffon spécialisés NRBC d'ici à 2027 et que nous sommes très loin, en matière de programmation, de pouvoir y répondre.
Le Centre national civil et militaire de formation et d'entraînement NRBC-E (NRBC et explosifs) est un organisme interministériel, dans lequel des personnels de différents horizons sont mis en commun. Depuis avril 2021, un poste de militaire qui devrait être pourvu par la marine reste vacant. N'est-ce pas le signe que l'armée accorde une importance trop limitée au risque NRBC ?
Mon avis est que ce risque a une visibilité faible au sein des armées, car il n'existe pas d'officier supérieur dédié, qui centralise les missions NRBC. Nous avons fait le constat d'une forme d'atomisation de la prise en charge de ces risques, qui sont pourtant grandissants.
Commençons par la situation au Mali. Vous savez que le président de la République rencontre ce soir nos partenaires africains et européens. Ce que je vais vous dire ne préjuge donc aucunement des changements qui pourraient résulter de ces discussions et n'engage que moi.
La décision prioritaire est que la France poursuit sa lutte contre le terrorisme. Or, pour des raisons que je ne développerai pas car vous les connaissez, les conditions de notre engagement ne sont plus réunies au Mali. Le gouvernement malien, déjà peu légitime au départ, n'est plus non plus un partenaire fiable depuis qu'il refuse d'engager la transition, entrave les mouvements aériens et routiers des forces françaises et internationales, renvoie l'ambassadeur de France et le contingent danois… La lutte contre le terrorisme ne pourra plus donc se faire à partir du Mali pour les forces françaises.
S'agissant des modes d'action, on ne fait pas la distinction entre forces spéciales, forces conventionnelles et moyens aériens. Il est plutôt question de quatre niveaux.
Le premier, la recherche des cibles à haute valeur ajoutée, vise à déstructurer les mouvements adverses en éliminant les chefs. Le ciblage est essentiellement réalisé par les forces spéciales.
L'engagement direct ensuite, en coopération avec les forces maliennes au Mali ou nigériennes au Niger, est une mission conduite par toutes les unités.
La troisième mission est la formation des forces africaines. Elle est conduite pour partie par les forces spéciales et pour partie par les forces conventionnelles, qu'elles soient terrestres ou aériennes d'ailleurs : nous avons beaucoup développé le volet de la troisième dimension et cela porte ses fruits.
Le quatrième volet est plus indirect : c'est la dimension de réassurance au profit des forces internationales, en particulier maliennes et de la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), qui est essentiellement opérée par des moyens en troisième dimension, du fait des élongations propres au théâtre d'opération.
Demain, nous continuerons à rechercher les cibles à haute valeur ajoutée. Bien évidemment, lorsque nous ne serons plus au Mali, cela sera plus compliqué. L'élongation pose la question de la réactivité. Aujourd'hui, nous sommes réactifs : même sur une cible furtive, nous sommes positionnés, ou du moins disposons-nous de points relais, de « planches d'appel » qui nous permettent d'intervenir assez rapidement. Une fois éloignés, nous continuerons à rechercher les cibles de haute valeur, mais ce sera plus compliqué en particulier pour celles qui sont très furtives.
S'agissant de l'engagement direct, en accord avec nos partenaires, nous allons poursuivre notre action aux côtés des forces nigériennes, comme cela se fait actuellement, et voir comment cela se déroulera au Burkina Faso.
Néanmoins, conformément à la voie qu'a suivie Barkhane dans les derniers mois, notre objectif, à la fois raisonnable et indispensable, reste bien d'accroître l'autonomie des forces locales. Ce sont elles qui doivent gagner contre le terrorisme. Ce combat s'inscrit dans la durée : n'importe quel villageois malien comprend que le soldat français, néerlandais ou de la MINUSMA restera toujours moins longtemps que le terroriste ; en revanche, il y a de bonnes chances que l'armée malienne, elle, reste autant que le terroriste. Si l'on veut réussir à battre le terrorisme, il faut donc impérativement que les armées locales conduisent le combat. C'est mécanique : il faut impérativement avancer vers l'autonomie des forces locales, encore plus qu'on ne l'a fait.
Certaines armées l'ont très bien compris. Les Nigériens ou les Ivoiriens veulent faire eux-mêmes, en nous demandant notre aide : ils ont raison. Lorsque nous poursuivrons notre action ailleurs qu'au Mali, nous devrons être entièrement dans cet état d'esprit. Laisser plus d'autonomie à ces armées ne signifie pas qu'on les abandonne, mais que c'est elles qui conduisent le combat et que nous devons les y aider.
Pour cela, il y a le volet de la formation et du conseil. Il s'agit de transmettre des savoir-faire individuels et collectifs, de faire progresser ces armées dans le domaine du renseignement ou de la planification des opérations. Un point essentiel, sur lequel nous devons nous-même progresser, est que nous ne devons pas leur dire comment nous ferions à leur place : nous devons les aider à améliorer la manière de faire qu'elles ont choisie.
Tout cela semble évident mais sur le terrain, ce n'est pas si simple. Nos vieux réflexes, même bien intentionnés, jouent : nous pensons leur apprendre un moyen d'être encore plus efficaces, mais ce n'est pas nécessairement le cas. Quoi qu'il en soit, la formation permet à ces armées de gagner en autonomie.
Quant au volet réassurance, il sera poursuivi au profit des forces maliennes – si elles en font la demande – et surtout de la MINUSMA durant toute la période du désengagement. Mais au bout d'un moment, cela dépendra tout de même de l'autorisation des Maliens. J'ai fait passer le message à la MINUSMA : nous pouvons continuer à la réassurer dans les mêmes conditions qu'aujourd'hui, mais c'est à elle d'en demander l'autorisation aux Maliens.
Quant aux points d'application, on voit bien que tous les pays du G5 se battent contre le terrorisme. Même si deux des alliés, la Mauritanie et le Tchad, sont dans une situation particulière, ils participent, ce qui fait la force du G5. La Mauritanie a engagé un bataillon ; des bataillons tchadiens sont déployés, y compris en dehors des limites du Tchad, et participent aux combats.
Un effort important doit être réalisé au profit des pays du golfe de Guinée. Il portera sur l'entraînement et l'appui, pour leur permettre d'être le plus préparés possible, avant que Barkhane ne se réarticule. La pression terroriste est en train de descendre vers le sud. En disant cela, je ne parle pas que du risque sécuritaire, mais aussi de la lame de fond de l'islamisme radical. Nous observons tous les jours cette tendance, contre laquelle les armées n'ont aucun levier pour lutter.
Comment le dispositif peut-il se réarticuler ? L'important est que la France ne pose pas une solution sur la table, mais que le dispositif soit co-construit, co-réfléchi avec les pays africains et européens. Nous entrons dans une phase compliquée. Dans les jours qui viennent, tout le monde nous demandera ce que nous voulons faire : si nous le savions déjà, ce ne serait pas le bon moyen de mettre toutes les chances de notre côté pour réussir. Dans la période du désengagement, dans les deux, trois ou quatre mois qui viennent, ce qui sera essentiel sera notre capacité à nous mettre autour d'une table, avec les Africains et les Européens, pour voir comment réinventer les modalités de notre présence en Afrique. La situation actuelle est probablement due à un engagement trop direct de la France. Nous avons une part de responsabilité là-dedans – il faut dire que nous sommes plutôt des gens qui essaient de régler les problèmes, ce qui peut parfois être un défaut. Réfléchissons donc à la manière de faire qui a conduit à cette situation. Nous devons être capables d'accompagner les Africains qui veulent aujourd'hui être en première ligne. Mais pour cela, le plan reste à construire ensemble.
Nous ne savons pas exactement en quoi consistera notre future posture. Nous entrons dans une période d'incertitude, mais au moins nous retrouvons une liberté d'action. Si nous ne bougions pas, ce serait avec la certitude que cela ira mal, et sans liberté d'action. De mon point de vue, nous sommes dans la bonne direction.
Tout ce que je viens de dire est valable au plan militaire, mais aussi en interministériel. Le défi est là. Il sera difficile de se désengager du Mali, parce que c'est compliqué d'un point de vue logistique et parce qu'au plan sécuritaire, personne ne nous facilitera la tâche, mais c'est ce qu'il faut faire. Ce temps de désengagement nous permet de préparer la suite. Elle n'existe pas encore, mais je sais que nous allons trouver le chemin.
C'est là que la task force Takuba prend toute son importance. Opérationnellement parlant, Takuba a rempli sa mission, la remplit et la remplira aussi longtemps que durera le désengagement du Mali, y compris le sien propre. Politiquement, elle est très utile, d'abord par le signal de solidarité stratégique européenne qu'elle envoie, et surtout par le fait que le dialogue avec les Maliens serait beaucoup plus compliqué s'il n'y avait que les Français : la présence de plusieurs pays européens dans Takuba rompt ce face-à-face.
Pour autant, je ne pense pas que Takuba soit directement transposable dans un autre pays. D'abord, nous ne pouvons pas décider d'un lieu où l'installer : il faut trouver un pays africain qui veuille bien l'accueillir. Mais surtout, c'est rendu impossible par les processus politiques propres aux pays participants à Takuba. Leur mandat est très précis et ne leur permet pas de se déplacer d'un point à un autre – ce n'est pas une critique, c'est leur organisation. Dans le cadre de la réorganisation de la force Barkhane, nous avons reçu un mandat qui permet d'agir sur la zone du G5 Sahel ; mais certaines forces déployées dans Takuba n'ont l'autorisation de travailler qu'à Ménaka par exemple.
De fait, ce que nous devons préserver, c'est « l'esprit Takuba ». Je pense que c'est possible, et nous ferons tout pour que ce soit le cas. Pour cela, le travail d'information de nos partenaires, réalisé en amont, est capital. Nos partenaires ont été mis dans la confidence ; ils savent dans quelle direction nous voulons avancer, où sont les incertitudes et ce sur quoi il faut travailler. Je suis certain que nous y arriverons.
Pour ce qui est de l'emploi par les Russes de la société de mercenaires Wagner au Mali, l'ambiguïté est constante. Des soldats russes sont présents au Mali, et la Russie comme le Mali disent qu'il s'agit d'un partenariat bilatéral. Cela ne trompe ni vous ni moi, mais la réalité est qu'il est difficile, sur le terrain, de faire la part des choses de manière certaine avec Wagner.
Vous avez évoqué l'hypothèse d'interactions entre les forces Wagner et Barkhane. J'ai reçu ordre de désengager Barkhane en sécurité et j'ai pris les mesures pour le faire le mieux possible. Cela ne signifie pas pour autant qu'il ne peut pas y avoir de pertes : c'est la guerre, et nous avons en face de nous des gens qui poursuivent leurs propres objectifs. Nous ferons tout pour que cela n'arrive pas. Des consignes très strictes ont été données dans ce domaine.
Néanmoins, mon intention est de désengager Barkhane en maintenant les meilleures relations possibles avec les forces armées maliennes. D'abord, parce qu'il y a toujours un jour d'après : tout ce qui aura été fait d'irréversible compliquera une reprise des relations avec les Maliens. Ensuite, parce que pour se désengager proprement et en sécurité, il n'est guère pertinent de se fâcher avec les Maliens.
J'appellerai d'ailleurs demain mon homologue malien, avec lequel j'entretiens de bonnes relations, pour dire tout cela – et lui demander de bien prévenir Wagner. Ce soir, c'est avec mon homologue algérien que je m'entretiendrai par téléphone. Vous savez qu'à un moment, l'Algérie autorisait le survol de son territoire par Wagner mais l'interdisait aux Français, du moins aux vols militaires. Les survols sont de nouveau autorisés.
L'appui des armées à la résilience fait partie de leurs missions. Elles ont la capacité d'agir très vite, de se déployer sur le terrain et de répondre aux premiers besoins, mais pour la suite, nous sommes des Lilliputiens dans le dispositif ! Notre système de santé peut très vite prendre en charge des blessés ou installer un module militaire de réanimation en outre-mer ou en métropole, mais nos moyens, assez logiquement, ne sont pas dimensionnés pour garantir, seuls, la résilience de la nation dans le domaine de la santé ou du NRBC, par exemple.
Notre véritable plus-value réside dans la possibilité de réagir rapidement, par exemple en cas d'inondations. Si on nous laisse engagés trop longtemps, ce ne sera pas efficace et provoquera une usure assez rapide de nos capacités. Les armées contribuent donc à la résilience sur des segments particuliers, où elles se doivent d'être performantes.
Si l'on aborde la résilience sous l'angle de notre capacité à faire face à des opérations de haute intensité, vous avez raison de relever que cela fait entrer en jeu les facteurs de masse, d'épaisseur et de redondance. Il faut en effet poursuivre notre transformation en ce sens, après vingt années de conflits asymétriques qui ne nécessitaient pas de disposer de telles qualités et où nous avons pu faire des impasses en assumant leurs conséquences immédiates.
Pour ce qui est de la masse, il faut être réaliste : on ne peut imaginer que l'armée française soit capable de faire face à tout. Notre défense s'inscrit dans un système collectif, au sein d'organisations comme l'OTAN et l'Union européenne ; nous concluons des alliances pour unir nos efforts. La spécificité française réside sans doute dans le fait que je ne peux pas envisager d'être contraint de dire au président de la République que je ne peux rien faire –sans pour autant pouvoir lui dire que je peux tout faire. Ce n'est pas un aveu de faiblesse, c'est une constatation réaliste. Vous qui votez les budgets de la défense êtes bien placés pour le mesurer.
Quant à la résilience de la nation, elle est primordiale : sans elle, on ne peut pas s'engager en opération et espérer gagner. Mais, une fois encore, on ne peut pas compter que sur les armées. Elles ont un rôle important à jouer pour renforcer la cohésion nationale, mais l'ensemble du pays et des institutions sont concernés. Les armées réalisent déjà un effort particulier en direction de la jeunesse avec des dispositifs comme le service militaire adapté outre-mer, le service militaire volontaire, les préparations militaires, la réserve ou bien les trinômes académiques – dispositifs d'ailleurs mis en œuvre en partenariat avec d'autres acteurs.
M. Gassilloud a évoqué la menace la plus dangereuse. Ma préoccupation actuelle concerne la menace la plus probable, sachant que nous devons progresser vers la menace la plus dangereuse, autrement dit un ennemi étatique. Le but de l'Ambition 2030 est bien de se préparer à un éventuel conflit de haute intensité, avec tout ce que suppose l'hypothèse d'engagement majeur (HEM), mais nous n'y sommes pas encore – il faut d'ailleurs entendre le « 30 » de 2030 comme « les années 30 ». Même si vous nous donniez beaucoup plus d'argent, je ne suis pas sûr que nous y arriverions beaucoup plus vite, parce que ce n'est pas si simple. Mais nous sommes sur la voie : l'actuelle LPM a réparé et entamé la modernisation, qu'il faut absolument poursuivre pour arriver au rendez-vous qui a été fixé.
L'exercice Orion prévu en 2023 constituera lui aussi une étape dans la préparation à un engagement majeur – car il serait une erreur de penser que nous sommes totalement prêts. Il doit être bien calibré : il doit permettre de montrer à nos compétiteurs ce que nous sommes capables de faire, tout en étant suffisamment ambitieux pour nous mettre en difficulté et parfaire l'entraînement. Nous devons pouvoir en tirer des enseignements. Conçu à l'origine par l'armée de Terre, il est devenu interarmées et c'est désormais l'état-major des armées (EMA) qui porte le projet. Un rendez-vous d'une telle ampleur est rare ; il renoue avec les exercices dits en terrain libre, dont la mémoire s'est un peu perdue. C'est donc un véritable défi.
S'agissant des moyens terrestres, et hors notion d'urgence, nous déclarons deux divisions auprès de l'OTAN, ce qui correspond à ce dont nous disposons. Nous avons un échelon national d'urgence régulièrement mis en œuvre, contrairement à la plupart des pays, et qui fonctionne correctement. Avec ses moyens terrestres, navals et aériens, cet ENU permet de constituer une force interarmées de réaction immédiate (FIRI).
Si nous entrions dans un conflit de haute intensité aujourd'hui, nous engagerions le maximum disponible immédiatement. Toutes les unités ne seraient pas dotées des matériels les plus modernes – elles n'auraient pas toutes le char Leclerc rénové, le Rafale au lieu du Mirage 2000 ou le sous-marin nucléaire d'attaque nouvelle génération – mais cela resterait cohérent : les armées sont toujours capables d'opérer, même si la programmation militaire vise justement à faire évoluer et à renforcer leurs capacités. Notre système est suffisamment réactif, avec l'avantage d'avoir des personnels entraînés.
La question des stocks de munitions et de pièces de rechange doit faire l'objet d'une attention particulière. C'est l'un des éléments qui doivent être pris en compte dans la marche vers la haute intensité. Pour cela, il faudra accepter de revenir sur la conception qui a prévalu pendant les vingt dernières années, où les stocks étaient une charge inutile au regard des besoins constatés lors des engagements en Afghanistan ou dans la bande sahélo-saharienne. Oui, les stocks coûtent cher, mais il faut les accepter comme une nécessité pour être prêts pour un engagement majeur.
Pour répondre à M. Lagarde, la LPM en cours est une loi de rattrapage ; elle répare et engage un début de modernisation. La LPM qui suivra doit normalement consacrer la suite de cette modernisation pour atteindre l'objectif à l'horizon 2030, ce délai ayant été fixé tant par la Revue stratégique que par le rapport annexé à la LPM 2019-2025.
J'en viens aux intentions et aux capacités russes. Envahir l'Ukraine et l'occuper ensuite sont effectivement deux choses totalement différentes. Il est difficile de faire des pronostics, mais la capacité de la Russie à envahir l'Ukraine est réelle. Avec des difficultés ? Très probablement, mais, par-delà les 130 000 militaires déployés aux frontières de l'Ukraine, la supériorité de la Russie en termes de capacités aériennes, de frappes dans la profondeur, de cyberattaques et de forces spéciales, si elle arrivait à combiner tous ces moyens, pourrait laisser a priori peu de doute sur l'issue.
Tenir le pays par la suite serait probablement extrêmement difficile. La réputation des Russes serait déjà sérieusement écornée, et ils y gagneraient des images de guérilla, de soldats assassinés et d'actions de répression tournant en boucle sur tous les réseaux sociaux pendant dix ou quinze ans. C'est de la pure prospective, mais c'est comme ça que je le vois.
Enfin, j'ai déjà répondu sur le Mali, mais il est vrai que cette affaire pose la question de l'acceptabilité de nos interventions. Nous devons changer notre manière de faire, sans quoi nous serons confrontés durablement à cette difficulté – et il faut bien être conscient que cela prendra du temps.
M. Chassaigne m'a interrogé sur le risque NRBC, qui concerne en effet tout le monde. Les moyens militaires sont dimensionnés pour le premier objectif que vous avez cité : permettre aux armées de combattre et de remplir leurs missions en toutes circonstances. Ils peuvent contribuer à protéger la population, surtout en urgence, mais dans un deuxième temps, cela relève plutôt par exemple des moyens de la sécurité civile, entendue au sens large.
Notre matériel NRBC est plutôt vieillissant. La LPM en cours n'a pas fait de sa modernisation une priorité. Ce n'est pas illogique : lorsqu'on développe une gamme de matériels comme le Griffon, on prévoit certes les spécialisations – NRBC, santé, mortier… – mais on commence à produire les versions qui seront les plus usitées – transport de troupes et poste de commandement. Vingt-cinq véhicules spécialisés NRBC sont commandés, ils arriveront. En attendant, les VAB sont encore en mesure de faire le travail, même si nos militaires préféreraient à l'évidence déjà disposer du Griffon.
Le 2e régiment de dragons est chargé de la menace NRBC dans l'armée de Terre. Il a été engagé très largement et très efficacement au début de la crise sanitaire, notamment pour des actions de désinfection. Deux ans après le début de la pandémie, on a un peu oublié à quel point la covid-19 faisait peur. Or nos spécialistes se sont engagés de manière très sereine, en agissant très efficacement tout en sachant se protéger : les équipes du régiment, qui intervenaient en permanence dans des lieux infectés, n'ont enregistré quasiment aucune contamination. C'était le rendez-vous opérationnel à ne pas manquer. Leur matériel vieillissant a très bien fonctionné. Le 2e régiment de dragons est d'ailleurs l'un des deux régiments qui ont reçu à ce jour une citation collective pour leur action lors de la pandémie.
Je prends note du poste non pourvu au Centre national civil et militaire de formation et d'entraînement NRBC, je vais étudier cette affaire. Quant à votre question sur la visibilité du NRBC, un officier général est chargé du sujet au sein de l'EMA.
Ma question porte sur la violence au sein des armées, sans aucune intention polémique.
Le premier féminicide de l'année 2022 est malheureusement intervenu le 1er janvier, au sein d'un couple de militaires. Par-delà ce qui reste un fait divers, comment envisagez-vous la gestion de l'agressivité nécessaire au combat, qui est recherchée mais qui ne doit pas se transformer en violence ? Y a-t-il eu une défaillance dans la détection d'un syndrome de stress post-traumatique ou d'une conduite addictive ? Sans trahir le secret de l'instruction, il se trouve que le militaire mis en examen était alcoolique.
Vous vous êtes récemment rendu en Côte d'Ivoire, pour évoquer la lutte contre la menace djihadiste avec votre homologue et le ministre de la défense ivoiriens. Vous avez visité l'Académie internationale de lutte contre le terrorisme, destinée à renforcer l'autonomie des forces ivoiriennes face cette menace. À cette occasion, vous avez évoqué la nécessité pour les armées françaises de mieux communiquer à propos de leur action de lutte contre le terrorisme, en prenant l'exemple de la situation au Mali. Vous entendez ainsi lutter contre le sentiment anti-français pouvant se développer au sein des populations. Pouvez-vous nous faire part de vos axes de réflexion pour améliorer cette communication ?
Je souhaiterais un complément d'information s'agissant du front ukrainien.
Au cours des dernières vingt-quatre heures, de nombreux articles de presse ont annoncé une détente à la frontière ukrainienne, avec la fin de certains exercices militaires destinés à impressionner Kiev. Que pensez-vous de cette « désescalade » ? La tension semble toujours extrême ; lundi, le Pentagone a même accusé Moscou d'avoir encore renforcé son dispositif militaire aux frontières de l'Ukraine lors du week-end.
Quelle place cette « désescalade » occupe-t-elle dans la stratégie globale russe en Ukraine, sachant que des manœuvres ont encore lieu en Biélorussie et en mer Noire, que la guerre du Donbass n'est pas terminée et qu'on ne sait pas combien de soldats doivent se retirer parmi les 130 000 qui sont massés à la frontière ukrainienne ?
Toujours s'agissant de l'Europe de l'Est, et singulièrement de la présence française dans cette zone géographique, depuis le 1er janvier la France a pris le commandement de la force opérationnelle interarmées à très haut niveau de préparation de l'OTAN ( Very High Readiness Joint Task Force, VJTF), dont le niveau d'alerte a été rehaussé. Quels sont les moyens français mis à la disposition de cette force ?
En tant que nation-cadre de l'OTAN, nous renforçons notre présence en Roumanie. C'est une excellente nouvelle. Pouvons-nous et devons-nous assumer concomitamment le renforcement de cette présence et notre engagement en Estonie, notamment dans le cadre de la mission Lynx ?
Enfin, les autorités ukrainiennes ont souhaité que l'UE mène une mission de formation de leurs forces armées. L'Union fournit déjà des équipements non létaux, notamment pour lutter contre les engins explosifs improvisés, une aide en matière de déploiement d'hôpitaux de campagne et des radars de détection de départ de tir d'artillerie. Quel pourrait être le concours de la France à cette mission ?
Dans un article de la revue Défense et Sécurité internationale de novembre dernier, le colonel de réserve Michel Goya a proposé de transformer l'opération Barkhane en un corps expéditionnaire.
D'après lui, le format actuel de cette opération permet d'effectuer des destructions ciblées, en mettant à profit une très forte supériorité qualitative. Nous détruisons une katiba par mois en moyenne, en subissant peu de pertes. L'inconvénient que présente ce schéma est que les combats sont rares : l'ennemi évite le contact avec nos forces et préfère s'en prendre aux armées locales.
Une opération menée par un corps expéditionnaire prendrait une forme en quelque sorte inverse. L'ennemi, qui subirait moins la pression des moyens aériens, aurait plus de liberté pour attaquer nos forces, mais les bataillons et les commandos du corps expéditionnaire, aidés par des recrues locales, pourraient traquer davantage l'ennemi et resteraient dans la zone pour de longs séjours, d'un ou deux ans. Les combats seraient plus nombreux et les risques de pertes plus élevés, mais l'on pourrait alors détruire jusqu'à trois katibas par mois, ce qui empêcherait l'ennemi de reconstituer ses forces.
Sans reproduire une guerre coloniale comme en Indochine, une telle évolution tactique de Barkhane paraît être une option intéressante. Mais le politique n'acceptera probablement pas de perdre plus de soldats. Pouvons-nous surmonter cette forme d'inhibition ? Barkhane, ou l'opération qui lui succédera, peut-elle évoluer vers ce format plus terrestre, plus violent, présentant plus de risques, mais apparemment plus efficace ?
Notre liberté d'action suppose évidemment de disposer de moyens d'appréciation autonomes de la situation. Cette question se pose en particulier en Ukraine : c'est sans doute cette capacité autonome qui explique que la France ait adopté une position plus nuancée que celle de ses alliés américains.
Quels sont les moyens dont dispose l'EMA afin de transmettre aux autorités politiques les informations indispensables à la définition de la stratégie et de l'action diplomatique ? Quelles sont nos lacunes capacitaires et quelles sont les pistes pour les combler ?
Dans le cadre de la stratégie « gagner la guerre avant la guerre », pouvez-vous confirmer l'augmentation des besoins en cyberdéfense, en systèmes de surveillance et de renseignement ? S'agissant plus particulièrement du risque NRBC, qui a déjà été évoqué, prévenir les menaces et gagner la guerre avant la guerre, cela implique de développer la communication et l'information numérique.
Le groupe Wagner est présent dans le Donbass, au Levant, au Soudan, en Libye, en Centrafrique et à présent au Mali – j'en oublie sans doute. Une telle armée a des chefs, et quelque part un chef d'état-major. C'est une unité militaire non régalienne qui appartient à Eugène Prigojine, qui a fait toute sa carrière dans la restauration – ce n'est pas un chef d'état-major : auprès de qui ces hommes prennent-ils leurs ordres ?
Madame Mauborgne, vous soulevez une question difficile. Il n'y a pas de fatalité : ce n'est pas parce que nos soldats sont formés à être agressifs au combat que cela se transforme nécessairement en violence domestique. Il n'y a pas d'explication systémique à ces comportements individuels.
Surtout, ces comportements violents ne sont pas admis et le commandement veille, à tous les niveaux. Pour autant, ils se produisent généralement en dehors du quartier – ce qui limite d'autant la possibilité d'intervention du commandement.
Tout cela est donc difficile à gérer. La vie en caserne reflète les tendances de la société, même si ce n'est pas une excuse. Le rôle du commandement est fondamental, d'abord dans la formation des militaires, pour orienter leur agressivité. Vous avez pu vous-même constater qu'on les entraîne plutôt à maîtriser l'emploi de la force, alors que le militaire que vous évoquiez a justement perdu le contrôle, que ce soit dû à l'alcool ou non. Ce qui est certain, c'est que le 1er janvier, une militaire a été tuée par un militaire. C'est une réalité et ce n'est pas un bon signal.
Nous nous nous battons contre ce fléau, et ce combat ne sera jamais terminé puisque nous recrutons dans la société plus de 21 000 jeunes Français tous les ans. Je suis convaincu que la formation et l'éducation que nous délivrons ont un effet positif, mais je n'ai pas de recette miracle et nous nous heurterons toujours à la limite de l'ingérence dans la vie privée.
J'en viens aux annonces russes. Cette guerre se situe d'abord dans le champ des perceptions, et les Russes sont assez forts dans ce domaine. Il est possible que nous assistions à une désescalade, et je l'espère. Pour autant, nous devons rester vigilants. Et, puisque tout le monde doit se placer dans ce jeu des perceptions, personne n'a intérêt à dévoiler s'il croit ou non que cela va être le cas. Mais il est encore trop tôt pour savoir avec certitude ce qu'il en est : certains éléments peuvent être masqués sur le coup, alors qu'ils se voient dans la durée. Même si tout le monde a envie de croire à cette désescalade, nous devons attendre encore un peu, le but étant de donner une chance à la paix et de vérifier que tout converge en ce sens.
Pour ce qui est de la « force opérationnelle interarmées à très haut niveau de préparation » (VJTF), c'est en quelque sorte l'échelon national d'urgence de l'OTAN. Elle comprend les trois composantes mer, air et terre. Cette année, la France assume le rôle de nation-cadre pour les composantes terrestre et aérienne ; elle l'était l'année dernière pour la composante maritime. Les moyens terrestres correspondent à l'équivalent d'une brigade, dont des bataillons portugais, espagnol, polonais notamment. La France commandera également les moyens NRBC. La composante aérienne, me semble-t-il, regroupe six chasseurs et quatre avions de transport. Ce sont donc des moyens importants. Si la VJTF est habituellement capable de commencer son déploiement en sept jours, ce délai a été réduit à cinq jours en décembre. Au total, la VJTF compte environ 8 000 Français.
Parallèlement, la France souhaite devenir en Roumanie la nation-cadre d'un dispositif équivalent à l'eFP des pays baltes. L'avancée du projet dépendra des décisions de l'OTAN et nous en saurons plus à l'issue de la réunion des ministres de la défense. Bien évidemment, notre engagement eFP dans les pays baltes n'en serait nullement altéré. Il n'est pas question d'abandonner les Estoniens, qui comptent parmi nos meilleurs alliés dans la bande sahélo-saharienne.
Les contours d'une éventuelle mission de formation de l'Union européenne en Ukraine restent flous. Attendons l'issue de la crise actuelle et les postures que prendront la Russie, l'OTAN et les pays de l'UE.
Concernant le livre de Michel Goya, qui connaît bien le sujet et a une bonne plume, nous sommes bien d'accord qu'envoyer une division ratisser tous les oueds pour tuer tout ce qui bouge serait sans doute bien plus efficace que de déployer seulement 5 000 personnes. Cela étant, comme je l'ai dit, le combat contre le terrorisme sera plus sûrement remporté par les armées locales que par une division française. D'un point de vue strictement militaire, on est évidemment plus efficace quand on déploie davantage d'hommes et que l'on quadrille tout méthodiquement, mais, outre les problèmes de soutenabilité financière d'une telle opération, il me semble qu'elle ne serait pas plus acceptable par les Français que par les Maliens ou l'opinion internationale. Et même en imaginant que cela soit le cas, que se passerait-il ensuite ? Notre capacité à gagner la lutte contre le terrorisme en BSS ne dépend pas du nombre de terroristes que nous neutralisons. Au contraire, nous sombrerions dans un puit sans fond puisque la démographie aurait toujours une longueur d'avance. Je ne remets pas en cause cette analyse en termes d'efficacité militaire, mais la véritable victoire, ce sera lorsqu'un Malien, voyant son pays bien gouverné et en train de se développer, renoncera à la kalachnikov pour travailler dans la coopérative locale.
Vous me demandez si nous nous retenons de ne pas nous engager plus fortement pour limiter nos pertes. Toutes les pertes nous touchent, qu'il y ait un mort ou dix. Elles influent également sur l'acceptabilité par l'opinion publique française, ainsi que sur le sens et la finalité de l'intervention. Les Français sont-ils prêts à perdre cent soldats chaque mois pour le Mali, et pour le résultat que j'évoquais ?
S'agissant de nos moyens d'appréciation autonomes, nous avons globalement la même vision que les Américains des moyens déployés par les Russes autour de l'Ukraine ainsi que de la montée en puissance des Russes, à terre, dans les airs et sur mer. En revanche, nous divergeons quant à l'intention des Russes. Sur ce point, ce ne sont pas un satellite ou des écoutes électroniques qui pourront nous éclairer. Certes, il peut arriver qu'une personne haut placée trahisse son pays, mais même dans cette hypothèse, nous ne saurions pas exactement ce qu'il y a dans la tête de Poutine. Bref, tout est un travail d'analyse et d'interprétation, et c'est en cela que le renseignement est un art.
C'est d'ailleurs ce que je demande aux services de renseignement : d'abord, me décrire les capacités des Russes, ce qu'ils peuvent faire – nous en avons parlé tout à l'heure ; et ensuite me dire ce qu'ils veulent faire, autrement dit ce que veut faire Poutine. Le sait-il lui-même ? A-t-il arrêté sa décision ? Je n'en suis pas certain.
Notre approche, en cela, est différente de celle des Américains, ce qui peut s'expliquer par la taille de nos armées. Pour un Américain, si la capacité d'attaquer existe, cela signifie que cela peut arriver et qu'il faut s'en protéger – si les Russes déploient cent bataillons, ils sont capables de prendre l'Ukraine, donc il faut déployer les mesures nécessaires pour les en empêcher. Le raisonnement français est différent, et il a aussi ses limites : pour nous, certes les Russes ont cent bataillons, certes ils sont capables de prendre l'Ukraine, mais le feront-ils pour autant, compte tenu du coût politique, diplomatique, économique, militaire, humain d'une telle décision ? Est-il raisonnable pour les Russes de prendre un tel risque alors que celui de voir l'Ukraine intégrer l'OTAN est quasiment nul, et que de surcroît, à moyen terme, les Russes ne manqueraient pas de moyens pour empêcher cette perspective, ne serait-ce que par le fédéralisme ou l'action des groupes prorusses ? Nous avons tendance à répondre que non, parce que ce n'est pas rationnel, mais nous sommes conscients que cela peut arriver et qu'il est nécessaire de prendre des mesures.
Bref, la question de l'appréciation dépasse celle des moyens stricto sensu, même si les Américains en ont bien sûr plus que nous et si une partie de nos renseignements proviennent d'eux, de même que nous pouvons leur en fournir parfois.
Concernant les moyens du renseignement, la LPM prévoit de les augmenter, notamment dans le domaine satellitaire, pour ce qui est de l'observation ou de l'écoute électromagnétique. Nous avons des capacités insuffisantes en matière de renseignement électromagnétique, et certains outils devraient être remplacés. Je ne vous dirai donc pas que nous sommes à égalité avec les Américains, mais nous avons les moyens d'apprécier correctement et de manière autonome une situation, surtout lorsque nous pouvons croiser nos informations avec celles de nos alliés.
Pour ce qui est des besoins en cyber, en NRBC et en renseignement, des efforts ont été consentis dans la LPM. Mais pour gagner la guerre avant la guerre, il faut d'abord que nous devenions beaucoup plus forts dans le champ des perceptions. Nos moyens de guerre dans les champs immatériels, en termes d'information numérique ou de communication opérationnelle, doivent progresser, et nous devons aussi adopter une nouvelle approche. Nous sommes en train d'y travailler.
Qui dirige Wagner ? Le groupe est bien évidemment lié à l'État russe, mais je ne suis pas certain qu'il soit piloté directement. D'une part parce que ce serait compliqué, d'autre part parce que ce serait moins souple pour eux. Je pense que Wagner a de grandes lignes directrices en termes d'opérations, d'effet à produire, de stratégie. Sur ce dernier point, si la France se veut une puissance d'équilibre, la Russie se veut une puissance de nuisance ; elle en a les capacités et travaille dans des stratégies de long terme.
Pour autant, le groupe n'est pas directement subventionné, en tout cas pas en permanence, par l'État russe – qui ne se distingue pas particulièrement par la puissance de son économie. Le point faible de Wagner est qu'il est d'abord un business model : quand Wagner s'engage dans une zone, qui correspond à la zone d'intérêt et d'influence russe, il doit trouver de quoi s'autofinancer, et je pense que c'est cela qu'il faut essayer de briser. Pour le reste, Prigojine n'est pas un militaire mais il est un bon chef d'entreprise – ou un bon mafieux, comme on veut. Il dispose de quelques militaires pour développer ce type d'affaire, qui n'ont pas besoin de faire de la grande stratégie et qui sont efficaces dans leur registre et désinhibés, voire sans foi ni loi.
En matière de défense, les institutions dépassent les hommes. S'agissant de la représentation nationale et des forces armées, les relations sont excellentes. En ce qui concerne notre commission, je me réjouis de la fluidité des relations que nous avons pu nouer avec l'ensemble des forces armées, le ministère, les chefs d'état-major. Elles étaient tout aussi excellentes pour vos prédécesseurs et le mien. C'est bien pour notre démocratie, c'est bien pour nos institutions – plus que jamais aujourd'hui, on en comprend le sens et l'importance.
En guise de testament, je dirais que nous sommes fiers de ce que vous réalisez en notre nom. Là où vous êtes engagés, notre attention et notre soutien vous sont acquis, vous le savez. Notre gratitude est grande envers vous tous, envers les quarante-deux morts que vous avez cités et tous ceux qui ont été blessés et qui vivent avec les conséquences de leurs blessures.
Nous soutenons l'effort de restauration engagé depuis 2017, et sommes majoritairement convaincus qu'il ne faudra pas s'arrêter là. La nation doit poursuivre cet effort dans la durée et nous n'avons pas d'autre choix que d'avancer en ce sens. Que ce soit dans cette commission, pour ceux qui y seront encore dans quelques mois, ou ailleurs, nous conserverons la même détermination partout où nous nous trouverons puisque nous aurons tout cela dans notre patrimoine politique et affectif. Nous continuerons à défendre nos militaires dont nous sommes si fiers.
Merci beaucoup pour ces moments et la confiance que vous accordez aux armées et aux chefs d'état-major. J'ai toujours été très heureux d'intervenir devant vous et d'essayer de répondre du mieux possible à vos questions.
La séance est levée à seize heures trente-cinq.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Jean-Philippe Ardouin, Mme Françoise Ballet-Blu, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Carole Bureau-Bonnard, M. André Chassaigne, M. François Cormier-Bouligeon, Mme Marianne Dubois, Mme Françoise Dumas, M. Thomas Gassilloud, M. Fabien Gouttefarde, M. Jean-Michel Jacques, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Fabien Lainé, M. Jean-Charles Larsonneur, M. Didier Le Gac, M. Gilles Le Gendre, M. Christophe Lejeune, M. Jacques Marilossian, Mme Sereine Mauborgne, Mme Monica Michel-Brassart, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme Patricia Mirallès, Mme Florence Morlighem, Mme Josy Poueyto, Mme Nathalie Serre, M. Jean-Louis Thiériot
Excusés. - M. Florian Bachelier, M. Xavier Batut, M. Olivier Becht, M. Christophe Blanchet, M. Christophe Castaner, M. Jean-Pierre Cubertafon, M. Olivier Faure, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Richard Ferrand, M. Jean-Marie Fiévet, Mme Séverine Gipson, M. Stanislas Guerini, M. David Habib, Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, M. Jean Lassalle, M. Patrick Mignola, Mme Isabelle Santiago, M. Joachim Son-Forget, M. Aurélien Taché, Mme Laurence Trastour-Isnart, M. Stéphane Trompille, Mme Alexandra Valetta Ardisson