Intervention de Général d'armée Thierry Burkhard

Réunion du mercredi 16 février 2022 à 14h45
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général d'armée Thierry Burkhard, chef d'état-major des armées :

Madame Mauborgne, vous soulevez une question difficile. Il n'y a pas de fatalité : ce n'est pas parce que nos soldats sont formés à être agressifs au combat que cela se transforme nécessairement en violence domestique. Il n'y a pas d'explication systémique à ces comportements individuels.

Surtout, ces comportements violents ne sont pas admis et le commandement veille, à tous les niveaux. Pour autant, ils se produisent généralement en dehors du quartier – ce qui limite d'autant la possibilité d'intervention du commandement.

Tout cela est donc difficile à gérer. La vie en caserne reflète les tendances de la société, même si ce n'est pas une excuse. Le rôle du commandement est fondamental, d'abord dans la formation des militaires, pour orienter leur agressivité. Vous avez pu vous-même constater qu'on les entraîne plutôt à maîtriser l'emploi de la force, alors que le militaire que vous évoquiez a justement perdu le contrôle, que ce soit dû à l'alcool ou non. Ce qui est certain, c'est que le 1er janvier, une militaire a été tuée par un militaire. C'est une réalité et ce n'est pas un bon signal.

Nous nous nous battons contre ce fléau, et ce combat ne sera jamais terminé puisque nous recrutons dans la société plus de 21 000 jeunes Français tous les ans. Je suis convaincu que la formation et l'éducation que nous délivrons ont un effet positif, mais je n'ai pas de recette miracle et nous nous heurterons toujours à la limite de l'ingérence dans la vie privée.

J'en viens aux annonces russes. Cette guerre se situe d'abord dans le champ des perceptions, et les Russes sont assez forts dans ce domaine. Il est possible que nous assistions à une désescalade, et je l'espère. Pour autant, nous devons rester vigilants. Et, puisque tout le monde doit se placer dans ce jeu des perceptions, personne n'a intérêt à dévoiler s'il croit ou non que cela va être le cas. Mais il est encore trop tôt pour savoir avec certitude ce qu'il en est : certains éléments peuvent être masqués sur le coup, alors qu'ils se voient dans la durée. Même si tout le monde a envie de croire à cette désescalade, nous devons attendre encore un peu, le but étant de donner une chance à la paix et de vérifier que tout converge en ce sens.

Pour ce qui est de la « force opérationnelle interarmées à très haut niveau de préparation » (VJTF), c'est en quelque sorte l'échelon national d'urgence de l'OTAN. Elle comprend les trois composantes mer, air et terre. Cette année, la France assume le rôle de nation-cadre pour les composantes terrestre et aérienne ; elle l'était l'année dernière pour la composante maritime. Les moyens terrestres correspondent à l'équivalent d'une brigade, dont des bataillons portugais, espagnol, polonais notamment. La France commandera également les moyens NRBC. La composante aérienne, me semble-t-il, regroupe six chasseurs et quatre avions de transport. Ce sont donc des moyens importants. Si la VJTF est habituellement capable de commencer son déploiement en sept jours, ce délai a été réduit à cinq jours en décembre. Au total, la VJTF compte environ 8 000 Français.

Parallèlement, la France souhaite devenir en Roumanie la nation-cadre d'un dispositif équivalent à l'eFP des pays baltes. L'avancée du projet dépendra des décisions de l'OTAN et nous en saurons plus à l'issue de la réunion des ministres de la défense. Bien évidemment, notre engagement eFP dans les pays baltes n'en serait nullement altéré. Il n'est pas question d'abandonner les Estoniens, qui comptent parmi nos meilleurs alliés dans la bande sahélo-saharienne.

Les contours d'une éventuelle mission de formation de l'Union européenne en Ukraine restent flous. Attendons l'issue de la crise actuelle et les postures que prendront la Russie, l'OTAN et les pays de l'UE.

Concernant le livre de Michel Goya, qui connaît bien le sujet et a une bonne plume, nous sommes bien d'accord qu'envoyer une division ratisser tous les oueds pour tuer tout ce qui bouge serait sans doute bien plus efficace que de déployer seulement 5 000 personnes. Cela étant, comme je l'ai dit, le combat contre le terrorisme sera plus sûrement remporté par les armées locales que par une division française. D'un point de vue strictement militaire, on est évidemment plus efficace quand on déploie davantage d'hommes et que l'on quadrille tout méthodiquement, mais, outre les problèmes de soutenabilité financière d'une telle opération, il me semble qu'elle ne serait pas plus acceptable par les Français que par les Maliens ou l'opinion internationale. Et même en imaginant que cela soit le cas, que se passerait-il ensuite ? Notre capacité à gagner la lutte contre le terrorisme en BSS ne dépend pas du nombre de terroristes que nous neutralisons. Au contraire, nous sombrerions dans un puit sans fond puisque la démographie aurait toujours une longueur d'avance. Je ne remets pas en cause cette analyse en termes d'efficacité militaire, mais la véritable victoire, ce sera lorsqu'un Malien, voyant son pays bien gouverné et en train de se développer, renoncera à la kalachnikov pour travailler dans la coopérative locale.

Vous me demandez si nous nous retenons de ne pas nous engager plus fortement pour limiter nos pertes. Toutes les pertes nous touchent, qu'il y ait un mort ou dix. Elles influent également sur l'acceptabilité par l'opinion publique française, ainsi que sur le sens et la finalité de l'intervention. Les Français sont-ils prêts à perdre cent soldats chaque mois pour le Mali, et pour le résultat que j'évoquais ?

S'agissant de nos moyens d'appréciation autonomes, nous avons globalement la même vision que les Américains des moyens déployés par les Russes autour de l'Ukraine ainsi que de la montée en puissance des Russes, à terre, dans les airs et sur mer. En revanche, nous divergeons quant à l'intention des Russes. Sur ce point, ce ne sont pas un satellite ou des écoutes électroniques qui pourront nous éclairer. Certes, il peut arriver qu'une personne haut placée trahisse son pays, mais même dans cette hypothèse, nous ne saurions pas exactement ce qu'il y a dans la tête de Poutine. Bref, tout est un travail d'analyse et d'interprétation, et c'est en cela que le renseignement est un art.

C'est d'ailleurs ce que je demande aux services de renseignement : d'abord, me décrire les capacités des Russes, ce qu'ils peuvent faire – nous en avons parlé tout à l'heure ; et ensuite me dire ce qu'ils veulent faire, autrement dit ce que veut faire Poutine. Le sait-il lui-même ? A-t-il arrêté sa décision ? Je n'en suis pas certain.

Notre approche, en cela, est différente de celle des Américains, ce qui peut s'expliquer par la taille de nos armées. Pour un Américain, si la capacité d'attaquer existe, cela signifie que cela peut arriver et qu'il faut s'en protéger – si les Russes déploient cent bataillons, ils sont capables de prendre l'Ukraine, donc il faut déployer les mesures nécessaires pour les en empêcher. Le raisonnement français est différent, et il a aussi ses limites : pour nous, certes les Russes ont cent bataillons, certes ils sont capables de prendre l'Ukraine, mais le feront-ils pour autant, compte tenu du coût politique, diplomatique, économique, militaire, humain d'une telle décision ? Est-il raisonnable pour les Russes de prendre un tel risque alors que celui de voir l'Ukraine intégrer l'OTAN est quasiment nul, et que de surcroît, à moyen terme, les Russes ne manqueraient pas de moyens pour empêcher cette perspective, ne serait-ce que par le fédéralisme ou l'action des groupes prorusses ? Nous avons tendance à répondre que non, parce que ce n'est pas rationnel, mais nous sommes conscients que cela peut arriver et qu'il est nécessaire de prendre des mesures.

Bref, la question de l'appréciation dépasse celle des moyens stricto sensu, même si les Américains en ont bien sûr plus que nous et si une partie de nos renseignements proviennent d'eux, de même que nous pouvons leur en fournir parfois.

Concernant les moyens du renseignement, la LPM prévoit de les augmenter, notamment dans le domaine satellitaire, pour ce qui est de l'observation ou de l'écoute électromagnétique. Nous avons des capacités insuffisantes en matière de renseignement électromagnétique, et certains outils devraient être remplacés. Je ne vous dirai donc pas que nous sommes à égalité avec les Américains, mais nous avons les moyens d'apprécier correctement et de manière autonome une situation, surtout lorsque nous pouvons croiser nos informations avec celles de nos alliés.

Pour ce qui est des besoins en cyber, en NRBC et en renseignement, des efforts ont été consentis dans la LPM. Mais pour gagner la guerre avant la guerre, il faut d'abord que nous devenions beaucoup plus forts dans le champ des perceptions. Nos moyens de guerre dans les champs immatériels, en termes d'information numérique ou de communication opérationnelle, doivent progresser, et nous devons aussi adopter une nouvelle approche. Nous sommes en train d'y travailler.

Qui dirige Wagner ? Le groupe est bien évidemment lié à l'État russe, mais je ne suis pas certain qu'il soit piloté directement. D'une part parce que ce serait compliqué, d'autre part parce que ce serait moins souple pour eux. Je pense que Wagner a de grandes lignes directrices en termes d'opérations, d'effet à produire, de stratégie. Sur ce dernier point, si la France se veut une puissance d'équilibre, la Russie se veut une puissance de nuisance ; elle en a les capacités et travaille dans des stratégies de long terme.

Pour autant, le groupe n'est pas directement subventionné, en tout cas pas en permanence, par l'État russe – qui ne se distingue pas particulièrement par la puissance de son économie. Le point faible de Wagner est qu'il est d'abord un business model : quand Wagner s'engage dans une zone, qui correspond à la zone d'intérêt et d'influence russe, il doit trouver de quoi s'autofinancer, et je pense que c'est cela qu'il faut essayer de briser. Pour le reste, Prigojine n'est pas un militaire mais il est un bon chef d'entreprise – ou un bon mafieux, comme on veut. Il dispose de quelques militaires pour développer ce type d'affaire, qui n'ont pas besoin de faire de la grande stratégie et qui sont efficaces dans leur registre et désinhibés, voire sans foi ni loi.

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