Intervention de Sophie Devienne

Séance en hémicycle du lundi 3 mai 2021 à 16h00
Bilan de la loi Égalim sur la rémunération des agriculteurs

Sophie Devienne, professeure d'agriculture comparée et de développement agricole à AgroParisTech :

Ayant beaucoup travaillé sur le développement de l'agriculture en France et dans d'autres pays, je prendrai un peu de recul historique sur la question. L'obtention de prix rémunérateurs constitue, depuis quatre-vingts ans, une demande constante des agriculteurs.

Peut-être est-il utile de revenir sur les variables qui déterminent les prix agricoles. Ils dépendent effectivement de l'offre et de la demande, qui entraînent de microvariations à l'échelle de quelques années, ainsi que du partage de la valeur ajoutée au sein de la filière. Sur le plus long terme, toutefois, c'est l'évolution de la productivité du travail agricole, en France comme dans les pays concurrents, qui joue un rôle central dans l'évolution des prix. Les politiques publiques, plus ou moins régulatrices – elles le sont d'ailleurs de moins en moins depuis une dizaine d'années, avec des conséquences fortes sur les prix, qui évoluent de façon assez brutale –, interviennent également.

En étudiant l'évolution de la productivité du travail, qui influe fortement sur l'évolution tendancielle des prix, on constate combien elle a été rapide depuis les années 1950. La situation qui prévalait après-guerre dans toutes les régions françaises – des systèmes équilibrés de polyculture-élevage qu'on dirait aujourd'hui autonomes et économes – a fait l'objet de deux grandes révolutions agricoles successives, qui ont eu des conséquences importantes.

La première, au vingtième siècle, fut celle de la motorisation, de la chimie, de la sélection génétique et de l'adaptation des écosystèmes cultivés. Les agriculteurs ont combiné ces éléments en affichant une tendance prédominante, à savoir la recherche de l'augmentation du volume produit par actif agricole. Cet accroissement fut permis par l'acquisition d'équipements de plus en plus performants, par une spécialisation de plus en plus marquée – devenue nécessaire pour rentabiliser les investissements dans les équipements, mais également rendue possible par l'achat d'intrants remplaçant les complémentarités entre cultures et entre élevage et culture –, ainsi que par une simplification du travail. Il en a résulté une augmentation de la superficie des exploitations, du nombre d'animaux par actif et des rendements par hectare et par animal.

Cette augmentation de la productivité du travail, qui repose sur la croissance du capital par actif ainsi que sur un recours important aux intrants, tend à s'accélérer sous l'effet d'une nouvelle révolution, encore inachevée : celle du numérique, couplée, dans certains pays, à celle des OGM – organismes génétiquement modifiés. Le fait que les exploitants de structures familiales, encadrés par une politique agricole favorable, investissent pour tenter d'augmenter ou de maintenir la rémunération de leur travail, a conduit à une hausse de productivité très rapide. On ne dit d'ailleurs pas suffisamment que l'accroissement de la productivité physique du travail agricole est, depuis les années 1950, plus fort que dans tout autre secteur de l'économie française, puisqu'il atteint 5 % par an.

Or les lois de l'économie sont claires : quand la productivité du travail augmente, les prix baissent. Les prix des produits agricoles ont donc évolué de façon défavorable par rapport à celle des moyens de production, qui proviennent de secteurs où l'accroissement de la productivité du travail fut moins rapide. Quelles en sont les conséquences pour la branche agricole ?

Il en résulte, d'après les données de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), une valeur ajoutée en constante diminution, en monnaie constante, depuis le milieu des années 1970. Dès lors que la branche agricole accroît ses consommations intermédiaires et utilise de plus en plus de biens d'équipement, et dès lors que les prix de ces derniers ne baissent pas autant que ceux des produits agricoles, il en découle que la richesse créée par le secteur agricole, c'est-à-dire la part de la valeur ajoutée par rapport au produit brut, ne cesse de fondre. Alors qu'elle atteignait 40 % de la valeur de la production finale jusqu'en 1970, elle s'établissait à 35 % entre 1980 et 2000, avant de tomber à 25 % depuis 2010 : la richesse produite ne représente plus qu'un quart de la valeur du produit. Cette valeur ajoutée doit ensuite être redistribuée et répartie entre le coût du foncier, la rémunération de la main-d'œuvre extérieure et le paiement des intérêts à la banque, pour parvenir au revenu agricole, qui se maintient tant bien que mal grâce aux subventions – lesquelles ont aussi tendance à diminuer en monnaie constante.

Résultat : puisque la valeur ajoutée et le revenu diminuent en monnaie constante au niveau de l'ensemble de la branche, pour que ce dernier se maintienne pour les actifs, il faut qu'ils soient de moins en moins nombreux à se partager le gâteau. C'est à cela que nous assistons de manière continue depuis le début des années 1950. Avec ce ciseau des prix, un agriculteur qui n'investit pas pour essayer d'accroître son volume de production voit mécaniquement son revenu baisser.

Cette tendance est lourde et il reste des réserves d'accroissement de productivité. Un prix rémunérateur est essentiel, car il ne faut pas laisser les agriculteurs encaisser des chocs de prix qui peuvent être brutaux ; il n'est néanmoins pas suffisant pour maintenir leur revenu. La régulation des marchés est donc nécessaire pour éviter les chocs de prix auxquels nous assistons depuis une dizaine d'années. Cela concerne aussi le marché foncier, question sur laquelle je pourrai revenir.

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