Intervention de Julien Denormandie

Séance en hémicycle du lundi 3 mai 2021 à 16h00
Bilan de la loi Égalim sur la rémunération des agriculteurs

Julien Denormandie, ministre de l'agriculture et de l'alimentation :

Je vous remercie d'avoir organisé ce débat selon cette forme un peu atypique : une séance de questions, suivie d'une table ronde, puis d'un nouvel échange. Le sujet qui nous réunit est la loi ÉGALIM, et plus largement la rémunération des agriculteurs. Ce débat concerne notre souveraineté. Je l'ai déjà dit, il n'y a pas de pays fort sans agriculture forte, et il n'y a évidemment pas d'agriculture sans agriculteurs. J'aime à définir ces derniers comme des entrepreneurs du vivant qui nourrissent le peuple. Certes, ils vivent de leur passion, mais la passion ne peut pas tout : elle ne peut pas remplacer systématiquement la rémunération. Pour relever le défi incroyablement important du renouvellement des générations, nous devons trouver les voies et moyens d'assurer leur rémunération.

Le premier constat est que les politiques publiques sont indispensables, qu'elles soient nationales, européennes ou internationales, pour réguler les rapports de forces qui régissent les négociations commerciales. Je crois pouvoir dire que notre objectif commun, quel que soit notre bord politique, consiste à trouver les moyens d'en finir avec la fameuse guerre des prix qui en résulte, à laquelle nous sommes confrontés depuis des années. En effet, elle est incompatible avec une agriculture de qualité, alors même que la qualité constitue l'ADN de notre agriculture. Qu'elle soit nutritionnelle ou environnementale – tout est lié –, la qualité de l'alimentation est au centre de tous les débats de société ; la crise de la covid-19 l'a encore davantage placée sur le devant de la scène.

La qualité ne peut augmenter dans un contexte de guerre des prix qui entraîne une incessante diminution du tarif payé au producteur. On ne peut maintenir l'injonction paradoxale de toujours multiplier les normes sans rémunérer la qualité ainsi produite. Comment agir sur cette dimension ? J'imagine que vous en avez débattu. La première réponse est relative à la création de valeur au sein des filières. Celles-ci ont un rôle indispensable à jouer. L'engouement autour des états généraux de l'alimentation a montré leur importance. Je salue l'engagement en leur faveur de Stéphane Travert, ministre de l'agriculture et de l'alimentation de l'époque.

Ensuite vient la répartition de la valeur tout au long de la chaîne, qui nous ramène à la loi ÉGALIM. Nous en avons beaucoup parlé tout à l'heure. Selon moi, trois ans après son examen, on peut en faire le bilan et affirmer qu'elle a engendré des progrès. J'en veux pour preuve qu'au sein du monde agroalimentaire, personne ne la remet en cause. Elle a amorcé un changement d'état d'esprit, en imposant la construction du prix « marche en avant » : l'industriel doit négocier avec le producteur avant de négocier avec la grande distribution. Le texte a également favorisé des plans de filière et instauré de nouveaux mécanismes, comme le seuil de revente à perte, dont on connaît les avantages, mais aussi les limites.

Néanmoins, force est de constater que cette loi n'a pas amélioré suffisamment la rémunération des agriculteurs. La question est de savoir quelle aurait été la déflation des prix agricoles si elle n'avait pas été adoptée. Il est très difficile d'y répondre. Selon l'Observatoire des négociations commerciales, depuis sa promulgation, les prix d'achat aux fournisseurs ont diminué successivement de 0,4 % dans les négociations pour 2019, de 0,1 % pour 2020 et de 0,3 % pour 2021.

Ainsi, la loi ÉGALIM était nécessaire, mais elle n'est pas suffisante. Il s'agit désormais de savoir comment aller plus loin, en gardant à l'esprit qu'il y va de notre souveraineté et de notre modèle agricole, de notre agriculture des territoires. Comme nous l'avons dit précédemment, pour ne citer que l'élevage, rares sont ceux qui savent que la taille moyenne des élevages français est très inférieure à celle des élevages européens, quel que soit le type de production ; quant aux élevages internationaux, leur taille moyenne est infiniment supérieure. On voit bien que le salut de la rémunération et la pérennité de notre modèle agricole ne viendront pas de la « compétitivité-coût », comme on dit en économie, mais de la « compétitivité hors coût », c'est-à-dire de la qualité, affichée et rémunérée.

La loi ÉGALIM a donc changé l'état d'esprit en instaurant l'indispensable marche en avant, grâce à laquelle la dynamique de négociation va dans la bonne direction, mais elle n'en a pas suffisamment modifié les règles. À mon sens, c'est la principale faille. Juridiquement, les règles qui régissent les relations économiques et commerciales ont été successivement définies par la loi du 1er juillet 1996 sur la loyauté et l'équilibre des relations commerciales, dite loi Galland, la loi du 4 août 2008 de modernisation de l'économie, dite LME, et la loi ÉGALIM. La première fixait les modalités des relations commerciales, en obligeant par exemple les industriels à proposer le même prix à toute la grande distribution. Les écarts éventuels devaient trouver une justification. Il s'agissait d'éviter la fuite en avant des acteurs de la grande distribution, qui espéraient obtenir des industriels un meilleur tarif, et engageaient ainsi la guerre des prix.

La LME est revenue sur ce dispositif. Afin de préserver le pouvoir d'achat des Français, elle a imposé le rapport de forces à toute la chaîne agroalimentaire. À titre personnel, j'estime qu'il s'agissait d'une erreur. Notre agriculture, fondée sur la qualité, et ce mode de fonctionnement sont antinomiques. Il faut expliquer aux consommateurs que la qualité est nécessaire, non pour faire plaisir aux agriculteurs, mais pour la bonne alimentation de chacun. Pour le pouvoir exécutif comme pour le législateur, la politique nutritionnelle est éminemment importante, or on constate que sa place dans les débats de société a beaucoup trop diminué. J'appartiens à la génération des « cinq fruits et légumes par jour » ; pour une précédente génération, souvenez-vous, c'était le verre de lait quotidien. Comme Hippocrate l'affirmait, la nourriture est le premier médicament. Nous devons expliquer que nous croyons dans l'alimentation de qualité : la viande d'un poulet issu d'un élevage français possède des qualités nutritionnelles incomparables avec celle d'un poulet issu d'un élevage ukrainien ou brésilien – c'est évidemment vrai pour toutes les viandes.

La loi ÉGALIM n'a pas totalement corrigé les effets du basculement ainsi opéré. La LME visait une déflation des prix. La loi ÉGALIM tend à ramener la négociation en amont de la chaîne, sans abroger la LME. Il faut dire clairement qu'une relation commerciale repose avant tout sur un rapport de forces. Pour en avoir fait largement l'expérience dans mes postes précédents, dès que j'ai pris la tête du ministère de l'agriculture et de l'alimentation, j'ai annoncé la couleur à tous les acteurs, de l'industrie et de la grande distribution, en disant que j'entrerais dans ce rapport de forces.

Nous avons débattu cet après-midi de la nécessité d'équilibrer le poids de ceux qui interviennent en amont, les OP notamment, avec le poids de ceux qui interviennent en aval, à savoir les industriels et la grande distribution, voire les plateformes d'achat. Il faut évidemment augmenter le poids des premiers ; mes propos sur la filière l'ont montré, je crois profondément aux organisations de producteurs. Néanmoins, l'aval restera toujours plus gros, dans le secteur agricole comme dans beaucoup d'autres secteurs économiques aux difficultés desquels nous sommes confrontés. Nous ne pouvons donc pas miser sur cette seule solution.

Pour agir sur le rapport de forces, nous devons appliquer fermement la loi. Quand j'ai pris les rênes du ministère, une de mes premières actions, menées avec mes collègues de Bercy, fut de démultiplier les contrôles, notamment menés par la DGCCRF – direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes. En effet, je reconnais avec beaucoup d'humilité que les acteurs de la grande distribution et les industriels sont beaucoup plus soucieux d'un courrier de la DGCCRF que d'un courrier signé par le ministre. En effet, la première peut prendre des sanctions et son intervention fait courir un risque d'image. Heureusement que nous avons agi ainsi : de l'avis de beaucoup d'acteurs de ces relations commerciales, nous avons injecté de la pression dans le circuit, avec des effets bénéfiques.

Cependant, si cette mesure était également nécessaire, elle n'est pas non plus suffisante. Étant donné l'historique de la LME, comment peser davantage encore dans le rapport de forces, pour faire progresser la rémunération cours de fermes ? Sur ce point, nous partageons tous le même objectif ; je salue le consensus politique en la matière.

Par ailleurs le Gouvernement a l'humilité de considérer que, s'il est à l'origine d'une première loi qui a eu des effets bénéfiques, celle-ci n'est pas allée assez loin : l'expertise en a été faite et je salue à cet égard les travaux menés par Thierry Benoit et tous les députés qui y ont participé, nous permettant de remettre l'ouvrage sur le métier. Une proposition de loi visant à protéger la rémunération des agriculteurs a été déposée à cette fin par M. Grégory Besson-Moreau. Ce texte est certes technique mais il est très important.

Il s'appuie sur ce qui, aujourd'hui, marche bien. Il faut ainsi plus de contractualisation ; un maximum de contractualisation tripartite ; beaucoup plus de transparence. Il faut passer de la guerre des prix à la transparence des marges. De plus, puisqu'une relation à trois se termine rarement bien, il convient de faire en sorte que ce qui a été négocié en amont ne puisse plus être négocié en aval, ce que l'on appelle la non-négociabilité du prix des matières premières agricoles, qui revient sur une grosse partie de la loi LME. J'ajoute un dernier point, également très important : il faut, à côté de la médiation, un système de règlement des différends commerciaux. Les problèmes sont en effets nombreux et la médiation est de plus en plus plébiscitée, mais elle ne dispose pas de suffisamment d'outils. La proposition de loi, qui devrait être examinée au mois de juin, permettra d'avancer.

N'oublions pas, enfin, deux autres points extrêmement importants. Nous n'améliorerons la rémunération des agriculteurs qu'en instaurant de nouvelles règles pour les relations commerciales, en orientant le débat public sur la question de la qualité, justement rémunérée ; le rôle du consommateur est à cet égard essentiel.

Cessons de dire que les gains de pouvoir d'achat des Français se font sur le dos des agriculteurs. Cela nécessite du courage politique. C'est le discours que l'on entendait avec la loi LME : lorsque l'on réclamait une augmentation des prix, on regrettait que ce soit au détriment du pouvoir d'achat des Français. Or, il faut dissocier deux politiques différentes : l'une est sociale et concerne le pouvoir d'achat, tandis que l'autre vise la rémunération des agriculteurs.

Mon dernier point concerne le commerce international, avec, par exemple, les fameuses clauses miroirs, qu'il faut faire évoluer, pour une qualité pérenne. Les poulets ukrainien et brésilien que j'évoquais sont produits avec des normes qui ne sont ni celles de la France, ni celles de l'Union européenne : l'un des principaux objectifs de la présidence française de l'Union européenne sera d'intervenir sur cette question.

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