Monsieur le ministre de l'agriculture et de l'alimentation, le groupe Socialistes et apparentés, à travers moi, est heureux d'avoir provoqué ce temps de partage et de réunion dans les droits de tirage qui étaient les siens. Il a décidé de consacrer au plan stratégique national – PSN – un débat parlementaire en complément d'autres débats qui ont lieu en commission et dans cette assemblée, parce que c'est l'occasion de dialoguer avec l'exécutif, et avec les différentes formations politiques, de notre politique agricole commune – PAC – qui est l'un des enjeux majeurs de notre société aux plans écologique, économique et social. Le groupe Socialistes et apparentés est donc fier d'avoir permis cet espace de débat. Je note que si d'autres groupes, notamment le groupe Libertés et Territoires et le groupe UDI et Indépendants, ont eux-mêmes provoqué, lundi dernier, des temps de débat sur la loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite loi ÉGALIM, et tout à l'heure encore, c'est qu'il y a en la matière un manque, qui revêt un aspect structurel dans notre démocratie française.
Je ne cesse d'envier le modèle allemand qui prévoit, pour toutes les négociations européennes, que la chancelière vienne devant le parlement indiquer les orientations de l'Allemagne avant d'aller les négocier en Europe. Il faut savoir que l'équivalent de notre PSN fait l'objet chez nos voisins allemands d'un débat entre les groupes politiques et d'arbitrages. La proposition du ministre est discutée, amendée, et c'est cette proposition, issue d'un dialogue entre l'exécutif et le législatif, qui permet de porter la voix des filières, des territoires et de l'intérêt général.
Pour notre part, nous en sommes très loin. J'ai le souvenir ému d'une mission d'information conduite en 2013 par Antoine Herth et Germinal Peiro, qui avait éclairé les débats parlementaires ; nous n'avons pas l'équivalent cette année et je le regrette. La crise du covid peut l'expliquer, mais elle n'explique pas tout. Des présidents de commission, notamment le président Lescure, ont organisé des débats qui auront lieu à la fin du mois de mai et qui nous permettront de dialoguer avec toutes les parties prenantes ; par ailleurs, nous devons saluer cette initiative française qu'a été le débat public sur l'agriculture « imPACtons !» qui a permis à des citoyens, y compris dans une période sanitaire difficile, de débattre et de proposer. Mais ces quelques heures de débat que nous aurons ensemble ne remplacent pas une validation par l'exécutif et le législatif de la position française dans le PSN alors que nous parlons de près de 9 milliards d'euros qui vont compter dans la comptabilité de chaque exploitation agricole, et qu'il s'agit de l'équilibre de nos territoires et de notre société, donc d'une partie de l'équilibre de notre planète.
J'ai un deuxième regret à exprimer, mais je le dis avec beaucoup de respect parce que vous avez engagé un dialogue, y compris avec les oppositions. Stéphane Le Foll, qui a été pendant cinq ans notre ministre de l'agriculture avait établi, avec les services de la Direction générale de la performance économique et environnementale des entreprises – DGPE – et du ministère, un exercice qui me paraissait être de très bon aloi. Il s'agissait d'un état complet des revenus par actif, par exploitation, dans les différents territoires français. On y trouvait la plaine céréalière du bassin parisien, le système landais, le système de polyculture-élevage des régions intermédiaires, etc. Si vous avez ce document, monsieur le ministre, il faut le transmettre. Lorsque Stéphane Le Foll se livrait à cet exercice terrible qui est le vôtre aujourd'hui, c'est-à-dire qu'il recevait ici la gauche, la droite, les centristes, les libéraux et les autres, il leur disait : « Vous voulez un milliard ou 100 millions de plus ici ? Vous voulez bouger les écorégimes, les dotations par hectare ou les aides couplées de telle ou telle manière ? Voici quelles en seraient les conséquences pour le revenu des uns et des autres. » C'était pour le moins éclairant, et cela établissait un principe de responsabilité : nous étions, en responsabilité, en train de recalibrer le revenu des agriculteurs de ce pays. Si nous admettons que tous souffrent aujourd'hui, il faut aussi avoir l'honnêteté intellectuelle de dire que tous ne souffrent pas de la même manière et depuis le même moment, et que le souci de la répartition des aides, au-delà même de leur efficacité écologique et économique, est un vrai sujet qu'il nous revient d'arbitrer en tant que parlementaires.
Ma première réponse, au nom du groupe Socialistes et apparentés, est d'abord celle du processus. Pouvons-nous, à l'instar de ce qu'avait fait Stéphane Le Foll, produire de façon claire, didactique, les éléments qui nous renseignent sur le revenu de nos agriculteurs dans les différentes filières et régions de France ? Il n'y a pas de tabou en la matière, seulement un exercice de transparence démocratique.
Pourquoi le groupe Socialistes et apparentés a-t-il voulu ce débat ? Au-delà des récriminations sur les modes démocratiques qui sont des préalables et qui ouvriront une discussion qui aura lieu jusqu'à l'été, il n'est pas trop tard. Vous le savez, cette nouvelle PAC, qui a été retardée par les élections au Parlement européen et la crise du covid, sera au cœur d'une décennie que nous savons capitale, car elle comporte au moins trois enjeux.
Tout d'abord, alors que nous venons d'adopter un projet de loi sur le climat, nous savons qu'un quart des enjeux climatiques se joue autour de l'alimentation et de la santé des sols, de leur résilience, de leur capacité à capter le carbone et à préserver la biodiversité des écosystèmes. Notre assurance-vie, la biodiversité, et notre contribution à la lutte contre le changement climatique passent par des modèles agricoles, et la France, grand pays agricole, par son territoire, par les savoirs qu'elle exporte dans le monde, peut participer, comme l'avait fait votre prédécesseur Stéphane Le Foll avec l'initiative « 4 pour 1000 » que la France poursuit, à ce récit d'une agriculture qui contribue à préserver le climat et la biodiversité.
Le deuxième enjeu, c'est l'alimentation. Avec une dizaine de milliards d'habitants sur la planète à l'horizon de 2050, comment assurer la sécurité alimentaire collective – je préfère ce terme à celui de souveraineté alimentaire – des uns et des autres ? L'Institut du développement durable et des relations internationales – IDDRI – estime que c'est possible si nous concilions de justes échanges – en valorisant toutes les terres du monde, tous les paysans du monde, tous les écosystèmes – et une agroécologie intensive, à condition de créer les infrastructures d'échanges entre les villes et les campagnes dans toutes les régions du monde, en instaurant autour de la Méditerranée, avec l'Afrique notamment, des échanges solidaires et justes au lieu de conclure des traités absurdes comme l'accord économique et commercial global, le CETA.
Le troisième enjeu, c'est celui du renouvellement des générations. Au cours de cette décennie dans laquelle va s'inscrire la politique agricole commune et le PSN dont nous débattons, entre un paysan sur deux et un paysan sur trois – tout dépend de la manière de compter – partira pour une juste retraite que nos combats législatifs ont un peu contribué à revaloriser. Sans relève, l'agroécologie, la sécurité collective, voire le bilan carbone, ne sont que littérature. Il faut assurer une relève, partager le foncier. Sur ce point, je crains que la proposition de réforme qui arrivera la semaine prochaine devant le Parlement ne soit ni à la hauteur des enjeux ni même présentée sous l'angle qui conviendrait pour gagner ce combat que, vous le savez, nous avons engagé depuis maintenant près de sept ans.
Je souhaite qu'on puisse imaginer ce que pourrait être un PSN ayant pour objet non pas de corriger l'ensemble des revenus – ce qui nous encouragerait à une forme d'immobilisme ou d'équilibre entre les uns et les autres –, mais qui garantirait une stabilité suffisante à chaque filière, à chaque artisan du récit agroalimentaire de la France et qui soit surtout un véritable investissement. C'est bien sûr l'enjeu d'une agroécologie des prix, reconnue non seulement au moyen de labels et de signes de qualité, mais également par une haute valeur environnementale (HVE) qui, je l'ai dit à plusieurs reprises dans les débats qui nous ont réunis, doit être réformée, comme le label AB, sous peine de rater la révolution carbone et les enjeux du partage de la terre, et du partage de la valeur en son sein. Des critères sociaux et environnementaux doivent venir enrichir ces deux labels clés des moteurs de l'agroécologie. Nous devons également prendre en compte l'agroécologie des coûts, car nous savons que les bonnes pratiques, plus économes et plus résilientes, sont celles qui nous permettront de résister aux vents mauvais.
Il faut faire le pari d'investir dans l'agriculture de groupe. Pour quelques dizaines d'euros, quelques poignées d'euros par hectare, nous pouvons privilégier toutes les formes collectives d'organisation qui permettent d'économiser les coûts de production au-delà même des pratiques des intrants par la mécanisation, le partage du capital, la mutualisation des savoirs et du matériel. Favoriser par la PAC une agriculture de groupe est à notre portée dans les écorégimes.
Enfin, il convient de favoriser, y compris par les aides de la politique agricole commune, comme nous l'avons fait avec bonheur dans la filière ovine, la constitution d'associations, d'organisations de producteurs capables de favoriser la conclusion de contrats pluripartites et pluriannuels entre fournisseurs, industriels et transformateurs, car de telles pratiques ouvrent des horizons qui évitent la dégradation des prix. Bien sûr, les mesures agroenvironnementales – MAE – et l'agriculture biologique supposeraient un transfert du premier au deuxième pilier ; nous en sommes partisans. Vous avez comme instrument la convergence, le transfert du premier au deuxième pilier et le plafonnement des actifs, mais vous avez écarté cette dernière hypothèse. Si nous n'ouvrons pas le débat de la redistribution et du plafonnement des aides par actif, nous ne pourrons pas satisfaire les mesures d'écorégimes – en anglais eco-scheme – qui permettent d'investir dans une nouvelle économie agricole au rendez-vous des marchés du futur. C'est le sens de ce que nous allons débattre aujourd'hui : éviter tout immobilisme et toute démagogie, investir dans les transitions du futur.