Intervention de Marietta Karamanli

Séance en hémicycle du lundi 10 mai 2021 à 16h00
Gestion de la sortie de crise sanitaire — Motion de rejet préalable

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMarietta Karamanli :

La France devrait sortir de l'état d'urgence sanitaire le 2 juin, mais le Gouvernement entend conserver des prérogatives importantes jusqu'en octobre. Tel est le but de ce nouveau texte.

Du 2 juin au 31 octobre inclus, c'est-à-dire pendant cinq mois, le Premier ministre aura la compétence de prendre par décret certaines mesures « dans l'intérêt de la santé publique et à la seule fin de lutter contre la propagation de l'épidémie du covid-19 ». Dans des parties du territoire où une circulation active du virus est constatée, il pourra interdire ou restreindre les déplacements des personnes et la circulation des véhicules, sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux, professionnels et de santé. Il pourra également réglementer l'accès aux locaux recevant du public, les rassemblements de personnes, les réunions et les activités sur la voie publique et dans les lieux ouverts au public.

Pour faire face à des dégradations localisées de la situation sanitaire, le texte précise par ailleurs que jusqu'au 31 octobre, l'état d'urgence sanitaire pourrait être déclaré dans une ou plusieurs circonscriptions territoriales déterminées, le délai au-delà duquel sa prorogation ne pourrait être autorisée que par la loi étant porté à deux mois.

Ainsi, pour en résumer la philosophie, le projet de loi organise, au profit de l'exécutif, une délégation permanente du pouvoir de limiter les libertés publiques et individuelles, délégation qui, dans le cadre d'une gestion territorialisée, peut descendre jusqu'au préfet.

Certes, le texte prévoit l'information du Parlement – du moins sur une partie des mesures prises. Mais le législateur a déjà accepté en mars, en mai, en juillet, en novembre 2020, puis en février 2021 d'accorder au Gouvernement des pouvoirs exceptionnels face à la crise, et tout au long de ces presque quinze mois, nous avons espéré des dispositions destinées à les encadrer. Aujourd'hui encore, le projet de loi tend à autoriser le Premier ministre à prendre toutes les mesures permises par l'état d'urgence, et encourt donc la même critique que celle formulée en juin 2020, lors de l'examen de la précédente loi de sortie de l'état d'urgence sanitaire.

Certaines restrictions aux libertés fondamentales pourraient donc être maintenues plusieurs mois sans aucune intervention de notre assemblée. Or des limitations aux libertés publiques et individuelles ne peuvent être acceptées que si elles sont temporaires, si le Parlement est appelé à voter régulièrement et si les juges peuvent apprécier leur caractère proportionné. Les amendements que notre groupe défend se nourrissent de ces principes.

Le rejet du texte se justifie, selon nous, pour quatre raisons : plutôt que de prévoir une « décélération » des mesures de police, il multiplie les possibilités d'en prendre et étend leur durée d'application ; il comprend de nombreuses imprécisions juridiques ; il serait significativement modifié par l'amendement du Gouvernement relatif à l'institution d'un pass sanitaire ; il permettrait, dans certaines parties du territoire représentant un certain pourcentage de la population, d'appliquer l'état d'urgence pendant une durée allant jusqu'à deux mois avant que sa prorogation soit autorisée.

Tout d'abord, le régime transitoire, par sa durée, revient à contourner la nécessité d'obtenir une autorisation expresse pour proroger l'état d'urgence sanitaire. Au moment même où l'on évoque la fin des mesures de restriction des déplacements, le cadre proposé maintient, s'agissant de l'accès aux établissements recevant du public et des rassemblements sur la voie publique, les mêmes contraintes que celles qui s'appliquaient lors de l'état d'urgence sanitaire. Il s'agit de ces fameux « freins » qui pourraient être actionnés selon une logique politique affichée mais pas sur le fondement d'arguments scientifiques.

Le texte offre la possibilité de maintenir le couvre-feu entre vingt et une heures et six heures du matin. En habilitant les préfets à prendre certaines mesures générales, il tend à déléguer le pouvoir exécutif à l'administration déconcentrée sans que la représentation nationale en assure le contrôle. Dans les faits, l'état d'urgence délégué et territorialisé pourrait durer jusqu'à cinq mois, soit une durée supérieure à tout ce que la loi a autorisé jusqu'à présent – et cela, sans intervention du Parlement.

Le contrôle parlementaire demeurera donc toujours aussi limité, et nous n'aurons toujours pas de visibilité sur les mesures générales prises par les préfets, dont beaucoup donnent pourtant lieu à des contentieux.

Nous nous interrogeons par ailleurs sur l'imprecision du cadre légal proposé, alors que toute restriction aux libertés se doit d'être limitée, précisément définie et proportionnée à l'objectif poursuivi.

Cette imprécision soulève la question de l'incompétence négative. Aux termes de l'article 1er , le Gouvernement pourrait réglementer, voire interdire la circulation des personnes ou l'ouverture de certains établissements – hors l'hypothèse d'un strict confinement – dans les parties du territoire dans lesquelles est constatée « une circulation active du virus ». Or ni le projet de loi, ni son exposé des motifs, ni l'étude d'impact ne définissent précisément cette condition à l'important renforcement du pouvoir réglementaire du Premier ministre. Nous avons proposé en commission de prendre pour référence le taux d'incidence constaté sur une semaine glissante, en prenant pour seuil soit celui évoqué par le Président de la République à propos du déconfinement – 400 cas positifs pour 100 000 habitants –, soit celui recommandé par la communauté scientifique et médicale et qui était l'ancien seuil d'alerte de référence de l'administration – 250 cas positifs pour 100 000 habitants.

En l'absence d'une telle précision, le Gouvernement aurait de fait toute latitude pour décider un basculement vers un régime d'interdiction. Il s'agit, nous semble-t-il, d'un cas d'incompétence négative, c'est-à-dire une des hypothèses dans lesquelles le législateur n'aurait pas épuisé sa compétence : loi trop imprécise ou ambiguë, renvoi au pouvoir réglementaire, renvoi aux autorités d'application de la loi, intervention insuffisante du législateur, privation de garanties légales… Autrement dit, il s'agirait d'une omission du Parlement.

Ce défaut d'incompétence négative, qui s'ajoute aux manquements à l'obligation de clarté et d'intelligibilité de la loi, est particulièrement évident s'agissant du mécanisme du pass sanitaire introduit par voie d'amendement. Celui-ci serait applicable à certains lieux, établissements ou événements, sans précision quant aux types d'établissements concernés ou quant à leur ouverture sur l'extérieur.

L'article évoque d'ailleurs de « grands rassemblements de personnes », mais sans donner de précisions s'agissant des jauges applicables, que ce soit en nombre ou en densité de personnes.

Enfin, certains types de rassemblement dans un grand espace fréquenté sont énumérés, comme les activités de loisir. Toutefois, on ne distingue pas les événements sportifs des activités culturelles ou des simples balades. De la même manière, parmi ces rassemblements, rien ne distingue la projection d'un film dans une salle de cinéma de quartier de quatre-vingts places, un concert à Bercy qui compte 18 000 places, une manifestation de quartier en extérieur réunissant cinquante personnes, ou un événement rassemblant plusieurs dizaines de milliers de spectateurs.

En outre, au-delà de l'incompétence négative et du manque de clarté de la loi, qui font courir un risque de non-conformité du texte avec la Constitution, la question de la protection des données personnelles n'est pas non plus traitée. Nous reviendrons sur le pass sanitaire dans un instant, mais qu'il nous soit déjà permis de dire que son application nécessitera la collecte de données personnelles de santé, ce qui constitue un précédent. Il conviendra donc de limiter la durée et l'ampleur de ce recueil de données.

Par nature, ce seront majoritairement des personnes morales ou physiques n'appartenant pas à une administration qui seront amenées à contrôler le pass sanitaire. Or aucune garantie n'est prévue, à l'instar d'un agrément à procéder à ces contrôles, quant à la conservation et à l'utilisation des données personnelles de santé qu'il contiendra.

Notons par ailleurs que le pass sanitaire a été introduit dans le texte par l'adoption d'un amendement du Gouvernement. Ce dernier n'a donc pas eu à appliquer l'article 39 de la Constitution et l'article 8 de la loi organique du 15 avril 2009, qui l'obligent à soumettre les projets de loi à l'avis du Conseil d'État et à les accompagner d'une étude d'impact. Transmis au Parlement, ces documents constituent pourtant des éléments essentiels à la bonne information des parlementaires en amont de l'examen des textes, afin de leur permettre de se prononcer en toute connaissance de cause.

Le projet de loi relatif à la gestion de la sortie de crise sanitaire a été déposé le 28 avril 2021 sur le bureau de l'Assemblée nationale, mais l'exécutif n'a déposé son amendement relatif au pass sanitaire que le 3 mai, soit cinq jours plus tard. Ce sujet étant discuté depuis plusieurs semaines aux niveaux français et européen, le Gouvernement ne saurait faire croire qu'il a été contraint d'intégrer cette disposition en urgence, après le dépôt du projet de loi. Compte tenu de la rédaction de l'amendement, il a manifestement fait le choix de contourner l'obligation de soumettre cette disposition à l'avis du Conseil État, afin de s'épargner un jugement potentiellement négatif, et de l'intégrer dans l'étude d'impact.

Si le Conseil constitutionnel n'a encore jamais retenu ce motif pour prononcer la censure d'un projet de loi, la procédure par laquelle la disposition a été adoptée n'en est pas moins contraire à l'esprit de la Constitution. Qu'il nous soit donc permis de dire combien il nous paraît étrange que nous ne sachions pas, à ce stade, si le pass sera lié au téléchargement de l'application TousAntiCovid et subordonné à son utilisation. Nous ne savons pas davantage si une démarche similaire est entreprise par l'Union européenne et, si oui, comment elle s'articulera avec la nôtre. Enfin, nous souhaiterions savoir si des garanties suffisantes l'entoureront, s'agissant notamment des données personnelles. De quelles données parlons-nous et qui pourra les consulter ? J'ajoute que le pass ne devra pas créer de discriminations ou d'inégalités, surtout alors que toute la population n'aura pu être vaccinée au moment où il entrera en vigueur.

En tout état de cause, j'insiste sur le fait que le contournement de l'avis du Conseil d'État est malvenu, ce qui est un euphémisme.

Dernier élément nous conduisant à défendre une motion de rejet préalable : la possibilité de prendre, en cas de reprise de la pandémie, des mesures dérogatoires pendant deux mois sans l'intervention du législateur. Un tel délai dérogatoire de deux mois avant l'obligation de procéder à la prorogation de l'état d'urgence sanitaire figurait à l'article 2 du projet de loi initial. Notre amendement visant à supprimer cette disposition a été adopté en commission, avec notamment le soutien de nos collègues des groupes Mouvement démocrate (MODEM) et démocrates apparentés et Agir ensemble, mais le Gouvernement a déposé un amendement pour la rétablir en séance publique.

Je rappelle que ce dispositif permettrait, lorsque l'état d'urgence sanitaire est déclaré sur un territoire représentant moins de 10 % de la population française, de ne pas avoir à requérir sa prorogation avant deux mois, contre un mois actuellement.

La justification apportée par le ministre en commission a été pour le moins surprenante, celui-ci évoquant sa volonté de ne pas mobiliser les services des ministères concernés et les députés durant les congés d'été. De toute évidence, ces arguments ne tiennent pas étant donné que la gestion des ressources humaines des ministères prévoit une continuité de l'action de l'État et que les députés demeurent mobilisables à tout moment, à plus forte raison cette année, alors que les déplacements internationaux seront une nouvelle fois limités. Selon nous, la possible réintroduction de cette mesure disproportionnée et inutile justifie à elle seule le rejet préalable du texte.

Voilà, chers collègues, l'ensemble des raisons nous conduisant à soutenir le rejet préalable du projet de loi. Je le répète, en période de crise, les Françaises et les Français ont besoin de transparence et de savoir que rien ne leur est caché, y compris le fait que nous ne savons pas tout de cette maladie. C'est à cette condition qu'ils auront confiance en la politique et en nous, parlementaires et Gouvernement, qui dirigeons le pays.

Même si certains d'entre vous n'adhéreront pas à tous nos arguments, au moins vous auront-ils été exposés. Nous vous invitons à voter cette motion de rejet préalable.

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